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Manitoba : Le Programme des candidats des provinces et le Renouvellement

3. Outils théoriques, épistémologiques et méthodologiques

4.5. L’engrenage : mécanisme de construction provinciale et décentralisation

4.5.2. Manitoba : Le Programme des candidats des provinces et le Renouvellement

À partir du début des années 1990, il ressort du Conseil des ministres manitobain des directives claires pour l’élaboration de politiques permettant l’augmentation du nombre d’immigrants, leur intégration et leur rétention dans la province. Reflet de l’activation du mécanisme de construction provinciale en immigration dans la province, la stratégie poursuivie par le gouvernement manitobain est alors de revendiquer plus de pouvoirs en matière d’attraction et de sélection des immigrants auprès du gouvernement fédéral. Ces revendications aboutiront à la mise en place, par le gouvernement fédéral, du Programme des candidats de la province et de la signature d’un premier accord en immigration avec le gouvernement manitobain. Le Manitoba était aussi ouvert à l’offre fédérale de transférer l’administration des services d’établissement des immigrants en 1995. À la suite de ces deux évènements – la création du Programme des candidats des provinces et le Renouvellement de l’établissement –, le mécanisme de construction provinciale en immigration manitobain gagnera en indépendance et en force.

Augmentation des revendications provinciales

En ligne avec le mécanisme de construction provinciale en immigration, au sein duquel est centrale l’idée que le Manitoba prenne en main l’immigration comme outil de développement économique et démographique, les revendications provinciales envers le gouvernement fédéral continuent de s’intensifier, et ce, malgré la signature d’un mémorandum d’entente en 1994, devant ouvrir la voie à une entente plus substantielle en immigration. À partir de l’élection du gouvernement libéral de Jean Chrétien en 1993, celles-ci se concentrent sur deux cibles centrales : 1) la critique des

83 On notera aussi que des dispositions relatives aux ententes fédérales-provinciales en immigration étaient contenues dans les propositions constitutionnelles de Charlottetown défaites en 1992.

changements effectués par le gouvernement fédéral aux politiques d’immigration et la démonstration de leur impact sur la province et 2) la représentation des besoins des acteurs économiques de la province, en matière de main d’œuvre.

En premier lieu, les revendications provinciales sont renforcées par une série de changements de politique mis en œuvre par le gouvernement de Jean Chrétien de son premier mandat (1993-1997) (p.ex. : Abu-Laban 2004). Ces nouvelles politiques sont vues par l’ensemble des acteurs politique de la province – tous partis confondus – comme étant généralement nuisibles au Manitoba et à l’atteinte de ses objectifs (Assemblée législative du Manitoba 1995c). Dans un contexte de baisse historique de l’immigration, trois éléments sont particulièrement critiqués. Premièrement, la mise en place de frais plus importants pour les demandes d’immigration et de résidence permanente. Cette nouvelle mesure de recouvrement fiscal du ministère fédéral est alors perçue, par les acteurs provinciaux, comme injuste en soi et comme une mesure représentant une barrière supplémentaire pour l’immigration vers la province. Deuxièmement, les acteurs provinciaux craignent une limitation du nombre de réunifications familiales autorisées annuellement et son impact sur les flux migratoires vers la province (Assemblée législative du Manitoba 1995b). Troisièmement, la province craint de perdre la capacité d’influencer la direction de la politique fédérale dans le cadre de la mise en place de nouvelles modalités d’audiences et de planification des niveaux d’immigration.

Simultanément, la reprise de l’économie provinciale augmente le désir de la province de représenter les intérêts de ses industries en croissance auprès du gouvernement fédéral. Un fonctionnaire actif à l’époque note que l’industrie du vêtement figure alors parmi les plus assidus demandeurs auprès du gouvernement provincial :

The province of Manitoba had a [...] fairly strong garment industry. [...] the province was essentially representing the interests of manufacturing. [...] And they felt that… that they needed to have the attraction of permanent residents to attract the numbers that they needed at that time. So… they asked the government to use powers… which were already there in the legislation, but had not been used, in my experience anyway… to support the permanent residency of foreign nationals who … did not have the profile to qualify under the point system for the skilled worker selection but had been named by a province under an agreement saying

“The province would like to have them to give them permanent residency.” (Analyste fédéral 1 2012; Voir aussi Burnstein 2011).

Les besoins de l’industrie du vêtement seront identifiés comme tels dans le discours du Trône de 1995 (Dumont 1995) et seront, comme il le sera montré dans la partie suivante, à la source d’une expérimentation provinciale. Néanmoins, la demande sociétale en immigration dépasse cette industrie pour aussi inclure les besoins grandissants dans d’autres domaines (Fonctionnaire multiprovinces 1 2012; Rempell 2012; Carr 2012) et s’ajouter aux préoccupations quant aux besoins démographiques de la province (Fonctionnaire du Manitoba 1 2012; Rempell 2012; Melnick 2012; Carr 2012). L’activation préalable du mécanisme de construction provinciale fera que ces acteurs économiques et sociaux de la province s’orienteront vers le gouvernement du Manitoba, bien plus que vers le gouvernement fédéral.

Tension avec le gouvernement fédéral

Les revendications manitobaines ne furent d’abord pas, aux dires de négociateurs fédéraux, prises très au sérieux par le gouvernement de Chrétien (Chapman 2011). Dès 1995, les représentants de la province se plaignent du manque d’ouverture du ministre fédéral de l’Emploi et de l’Immigration de l’époque, Sergio Marchi, envers le désir du Manitoba de reprendre les négociations en vue de la signature d’une nouvelle entente suivant le mémorandum d’entente de 1994. Le premier ministre de la province résume la position de son gouvernement en 1995 :

[...] Mr. Chairperson, that number is not what is stopping an immigration agreement from being signed. What is stopping it is the federal government, and for the member to say that somehow we should be the lead agency on this – nothing can happen unless the federal government, which currently has constitutional authority over immigration, is willing to give up part of their authority to a province. If they stonewall us and say no, there is nothing we can do. They have not said anything other than they [will] continue to talk, and they will not sign an agreement. There is no magic in the 3.7 figure other than a target that you can aim for. What is known is that 15 years ago in the early ‘80s we used to get 3 percent of the immigrants coming to Canada coming to this province. That we have now slipped down to between 1 percent and 1.5 percent is my recollection. So we clearly have lots of room to grow, and if we could get an agreement, we could start growing again. That is what our objective is. That is one of the reasons why we want to have this kind of agreement. Another reason is, of course, so that we can better match the skills of the immigrants to the skill shortages of our province that we can perhaps get a greater share of entrepreneurial immigrants and others that are coming to our office, for instance,

in Hong Kong [...]. Clearly, we want to do everything. [...] We are requesting an agreement, and we have an entire proposal that has been worked on for four years now. I mean, it goes back to dealing with the Mulroney government, with the Campbell government. The member may recall that it was one of the issues in the one meeting that I had here with Prime Minister Campbell in her visit as Prime Minister to Manitoba. I raised that particular issue as one of the foremost issues, and it has carried on. So there has been plenty of staff work done by senior staff. The question is when the federal government is going to be willing to enter into such an agreement (Filmon 1995).

La résistance fédérale continue jusqu’à la fin des années 1995, alors que les pressions provinciales s’intensifient. Aux dires des intervenants, la résistance du gouvernement libéral fédéral s’explique alors par une série de facteurs. Dans un premier temps, par un désalignement et des conflits partisans entre le gouvernement provincial et le gouvernement fédéral. Ce fut très certainement le cas pour le Manitoba (Fonctionnaire du Manitoba 1 2012) et ces tensions furent accentuées par l’ensemble des politiques d’austérité mises de l’avant lors du premier mandat de Jean Chrétien. De même, le gouvernement fédéral ancre sa résistance dans un désir de ne pas accentuer l’asymétrie au sein du régime de gouvernance de l’immigration au Canada. Comme le soutient un fonctionnaire fédéral actif dans la négociation des ententes et la mise en place du programme :

[...] we had originally attempted to do it on a multilateral basis. So we got provincial representatives all into a room and said “What do you guys think about this? [Is this] something you would like? And there was essentially a 3-way split. There were provinces that said “Fantastic! We love this! This is really something we want to do! » There are others who said “No way! Immigration is a hot button topic. […] There is more of a negative sense than positive in our jurisdiction because of the employment rate…” and stuff like that… And then there were those you just said: “We really don’t care one way or another. We’re not totally opposed to it but we don’t see ourselves being able to use it and take advantage of it. » Anyway I mean we tried that and after that it became clear we wouldn’t get a… consensus. We wouldn’t get 12 jurisdictions signing an alliance. So someone, […] said “Well, if we can’t do it […] what about bilaterally?” And so [we visited] the country one by one. Talked to the different provincial representatives. What do you think? Is there a potential for this or…? We wouldn’t have any money, we couldn’t put any money on the table. But it could be as big or as small as you want it to be. You can tailor it specifically. You can make it broad… Our wish is that you’re accountable for your decision, you know, in a public sense, in a political sense… And that you use your authority as, you know, like any responsible government (Analyste fédéral 1 2012).

Finalement, la résistance aux revendications provinciales s’explique par le défi administratif posé par la mise en place de nouveaux instruments de politiques répondant aux demandes manitobaines (Analyste fédéral 1 2012). C’est pour cette raison qu’il y eut une certaine période d’expérimentation avant la mise en place du programme des Candidats du Manitoba, suivant la signature d’un accord formel, en 1998.

Dans le cadre de ces revendications auprès du gouvernement fédéral, la province propose des projets pilotes au gouvernement, y compris le recrutement de travailleurs pour l’industrie du vêtement, un recrutement ciblé en Ukraine, des contacts directs par les bureaux d’immigration fédéraux ainsi que la prestation des services d’anglais langue seconde par la province (Assemblée législative du Manitoba 1995b, 1995a). D’abord rejetées, ces propositions seront finalement la base d’une relation de travail fructueuse entre l’administration publique fédérale et la province. Le gouvernement du Manitoba, avec l’aval du gouvernement fédéral, met donc en place une série d’expériences en matière de recrutement à partir de la fin de 1995 et celles-ci s’intensifient à partir de 1996, à la suite de la signature du programme pilote des candidats de la province. Au nombre des expériences figurent des tentatives de recrutement de travailleurs étrangers temporaires suivant une exemption d’avis relatif au marché du travail84, ce qui en théorie devait permettre à la province de recruter des travailleurs particulièrement en demande au Manitoba, mais ne se qualifiant pas pour les programmes de travailleurs qualifiés du gouvernement fédéral (Burstein 2011). On note également un programme de recrutement ciblé pour les infirmières (Clement 2011). Les premières expérimentations sont, aux dires de Gérard Clement, des tentatives du gouvernement fédéral d’apaiser la province et de calmer ses revendications (Clement 2011), sans pour autant s’ancrer dans une réflexion sur un modèle de développement durable.

84 Depuis les années 1980, dans le cadre du programme fédéral des travailleurs étrangers temporaires, « […] les employeurs qui souhaitent embaucher des travailleurs étrangers doivent tout d’abord présenter une demande d’avis relatif au marché du travail auprès de Service Canada. L’avis détermine l’incidence du travailleur étranger sur le marché du travail canadien, c’est-à-dire l’incidence probable d’une offre d’emploi sur les emplois canadiens » (Canada. Ressources humaines et Développement des compétences 2012).

Ces initiatives auront un succès mitigé, en partie en ce qui a trait à la rétention des personnes recrutées. Ce seront toutefois les projets pilotes réalisés dans la ville de Winkler en 1996, par lequel la province recruta des nouveaux arrivants de l’Allemagne, et le projet de recrutement d’opérateurs de machine à coudre en provenance des Philippines mis en place la même année qui finiront d’affiner le modèle (Amoyaw 2012; Assemblée législative du Manitoba 1996). Les intervenants actifs dans la création du programme notent que la province a joué un rôle important dans l’élaboration du programme fédéral des candidats de la province, une innovation à l’époque (Burstein 2011; Clement 2011).

L’activation préalable du mécanisme de construction provinciale en immigration fera de ces expérimentations des succès. L’investissement provincial dans la capacité de l’administration publique en immigration ainsi que des dans programmes destinés aux nouveaux arrivants constituent des fondations importantes de ce succès. De plus, la diffusion du consensus sur le rôle de l’immigration pour la société manitobaine au-delà de l’élite y a aussi grandement contribué. Ce succès a eu comme effet d’apaiser partiellement les craintes du gouvernement fédéral quant à la capacité réelle d’une province sans expérience contemporaine de flux migratoires importants comme le Manitoba de gérer un programme de sélection des immigrants. De plus, le succès de ces expériences a fait croître les revendications de la province, soutenue par un support sociétal croissant et galvanisé par des données et des expériences réelles.

La province signera donc un accord lui permettant de mettre en place son propre programme des candidats de la province en annexe d’un accord plus large en immigration lui transférant les pouvoirs en matière d’établissement des nouveaux arrivants. Cet accord sera finalisé en 1998. À la suite de l’acquisition de ces pouvoirs considérables, la province met en œuvre et développe rapidement son mode d’intervention en immigration et en intégration en demeurant guidée par le consensus animant son mécanisme de construction provinciale en immigration.

Le Manitoba et le Renouvellement de l’établissement

Témoin du début du processus fédéralisation, les provinces ne furent toutefois pas au centre des audiences dans le cadre du Renouvellement de l’établissement (Huff 2011). Cet épisode de décentralisation administrative et fiscale dirigé par Citoyenneté

et Immigration dans le cadre de l’exercice d’examen des programmes mis en place par le gouvernement fédéral de Jean Chrétien à partir de 1995 implique avant tout des audiences avec les citoyens et des organismes de prestation des services. Néanmoins, le Manitoba est une des rares provinces à participer très activement, de son plein gré, aux activités d’audiences. Le ministère responsable rapporte des activités de « [p]lanning, coordination and implementation of public consultations throughout Manitoba to determine stakeholders’ reaction to Phase 1 of the Federal settlement renewal process were carried out with [Citizenship and Immigration Canada] » (Manitoba 1996, 45). À la fin du processus, le gouvernement fédéral fait des offres aux provinces pour la prise en charge des services d’établissement. Robert Vineberg, directeur régional de l’époque, souligne que ces offres ont reçu des réponses divergentes des provinces :

Of all the provinces in the country, I think that the four Western provinces were the most interested. At that time Ontario was still maintaining its longheld view that immigration was a federal responsibility and they didn’t really want to be involved. The Atlantic Provinces may have had interests but […] they felt that if they were to take over the program with that level of funding, they wouldn’t be capable of delivering the equivalent programs. […] In the West, Alberta gave some indications of interest but decided not to conclude an agreement. Saskatchewan had some initial interest but again, found out at that time that maybe its focus should be on the provincial nominee agreement. Manitoba and BC were interested. All other provinces indicated that there was not enough money for the services they needed to provide. CIC, as a result, went back to the center, to Treasury Board, and explained the situation and was able to obtain another 62 million dollars, which increased the national settlement budget, excluding Quebec, from 108 million I think to about 179. So they increased benefits everyone across the country, not just the provinces [with whom] negotiations on settlement devolution were taking place (Vineberg 2012a).

À la suite de cette offre, le Manitoba signera un addenda à son accord en immigration en 1998 et deviendra par la suite, en 1999, responsable de la prestation de l’ensemble des services d’intégration et d’établissement sur son territoire (Manitoba 1999, 38). L’accord implique également la mise en place d’un transfert financier annuel pour les services d’établissement (3,75 millions en 1999) et de la relocalisation d’employés fédéraux vers l’administration publique provinciale (Manitoba 1999, 38).

Comme le souligne Robert Vineberg et comme l’ont soulevé plusieurs autres intervenants, l’augmentation du financement fut un facteur considérable dans la réception positive de l’offre de décentralisation faite aux provinces. Ce fut le cas au

Manitoba, alors que les craintes quant aux coupures de financement fédéral pour les services aux immigrants faisaient partie des doléances exprimées en chambre, comme démontré dans la partie précédente. De plus, cette offre est reçue alors que le gouvernement de Gary Filmon est à remettre sur pied les finances de la province et craint l’impact des compressions générales aux paiements de transferts des provinces.

Toutefois, les considérations financières n’expliquent pas entièrement la décision manitobaine d’accepter l’offre fédérale85. Ce choix est également, à n’en pas douter, le reflet du fonctionnement préalable du mécanisme de construction provinciale en immigration dans la province. En effet, la possibilité d’être responsable des services d’intégration s’aligne avec le consensus au centre du mécanisme de construction provinciale selon lequel la province doit prendre en charge sa destinée en matière d’immigration. Elle n’est donc pas reçue entièrement, comme ce fut le cas dans d’autres provinces, comme étant avant tout un risque de transfert vers les provinces des coûts liés à l’intégration des immigrants (Analyste fédéral 2 2012). L’offre fédérale s’aligne également avec les revendications provinciales déjà exprimées en matière de contrôle sur l’immigration. Comme le souligne une analyste membre de l’équipe responsable des activités autour de l’effort de Renouvellement de l’établissement, dans le cas du Manitoba, « [...] their interest predated any offer from us » (Huff 2011). Le mécanisme de construction provinciale impliquait ainsi que la province avait déjà une vision où l’immigration agissait comme un outil pour le développement de l’économie et de la population. À ce stade, « [...] for Manitoba it was very much about building their population and seeing this as an important part of making Manitoba a more attractive destination [...] » (Tunis 2012). La mise en place de services d’intégration plus adaptés aux besoins et aux réalités de la province – d’une approche « Made in Manitoba » – devient donc réaliste par l’acquisition de l’autonomie et des ressources supplémentaires.

De même, il convient de souligner qu’en raison de l’activation du mécanisme de construction provinciale, le Manitoba compte alors déjà une capacité importante en

85 Selon une analyste active dans les audiences et les négociations, il semble que l’injection de sommes additionnelles aient surtout fait augmenter l’attention des autres provinces. Le Manitoba aurait accepté l’offre sans la bonification (Huff 2011).

matière de prestation de services d’intégration à laquelle s’ajoutent des investissements indépendants de la province dans ce domaine. En ce sens, à cause de l’augmentation des activités et du développement institutionnel issu du fonctionnement du mécanisme de construction provinciale, l’idée d’être responsable des services d’établissement ne