• Aucun résultat trouvé

3. Outils théoriques, épistémologiques et méthodologiques

3.4. Une proposition de réponse : deux mécanismes qui interagissent dans le temps

3.4.2. La décentralisation

Le second mécanisme mobilisé dans l’explication est celui de la décentralisation. Comme dans le cas de la construction provinciale, le concept de décentralisation a été hautement étiré et réfère à de multiples choses selon les auteurs (Dubois et Fattore 2009; Schneider 2003). La notion partage aussi avec le mécanisme de construction provinciale une tension conceptuelle entre la description processuelle (la décentralisation comme action) et la description des résultats (la décentralisation comme état de fait). Finalement, la notion est également souvent attachée à des postulats normatifs, tant en ce qui a trait à l’efficacité qu’en ce qui a trait à la démocratie (Wallner 2008).

Comme dans le cas de la construction provinciale, l’identification de la décentralisation comme mécanisme permet de dépasser ces problèmes analytiques qui limitent l’avancement des connaissances. La thèse mettra donc de l’avant la définition suivante de la décentralisation, inspiré des travaux de Tulia G. Falleti : une décision politique qui transfère des responsabilités, des ressources et/ou de l’autorité d’un gouvernement central vers un gouvernement de périphérie (Falleti 2010, 34). Dans le

55 On différenciera le mécanisme de construction provinciale – analogue au mécanisme d’édification étatique – du mécanisme de construction nationale. En ce sens, mais à une échelle moins longitudinale, la recherche s’aligne sur les propositions de Linz et de ses collègues, qui les voient comme deux mécanismes « [...] qui se chevauchent tout en restant conceptuellement différents » (Linz, Darviche et Genieys 1997, 5; Linz 1993) Alors que la construction provinciale vise au développement de la société provinciale par le développement de l’économie, des capacités de l’État et de la population, le mécanisme de construction nationale – qu’il se joue à l’échelle nationale ou infranationale – vise plutôt au développement de liens d’attachement entre les citoyens et un gouvernement se réclamant comme le représentant d’une communauté politique (Banting 1995, 270-1; Pierson 1995, 455-9). Ce mécanisme peut prendre plusieurs formes (p. ex. : Martinez-Herrea 2002), allant de la mise en place de politiques d’assimilation jusqu’à la reconnaissance politique des minorités nationales ou de groupes ethnolinguistiques. Le mécanisme peut aussi avoir comme caractéristique l’augmentation ou une réorientation de l’intervention étatique, bien que cela ne soit pas une condition nécessaire. Tout comme le mécanisme de construction provinciale, la construction nationale est un mécanisme relationnel. Le Canada a vécu plusieurs instances de construction nationale compétitive, bien qu’encore une fois, il importe de se détacher d’une lecture déterministe qui confère à la construction nationale une conséquence automatique de conflit et de tension. Finalement, dans les deux cas, le résultat du mécanisme peut être l’augmentation des revendications des gouvernements pour plus de pouvoirs. Toutefois, entre les deux mécanismes, les raisons attachées à ces revendications sont différentes et varieront en fonction du contexte et des autres mécanismes avec lesquels ils sont en interaction.

cas de cette thèse, il s’agit donc des actions du gouvernement fédéral visant à céder aux provinces des pouvoirs et des responsabilités dans un ou des domaines de politique ou encore à transférer des ressources accrues aux provinces pour l’administration de questions liées à l’immigration ou à l’intégration.

Le développement de connaissances sur le mécanisme de décentralisation n’est pas un objectif central de la thèse; ce mécanisme a été et continue d’être bien décrit et disséqué ailleurs (Banting 2012; Vineberg 2011a, 1987, 2012b; Garcea 1994). Trois instances centrales où est particulièrement visible le mécanisme de décentralisation au cours de la période étudiée sont déjà identifiées dans la littérature.

Premièrement, la signature de l’entente bilatérale en immigration avec le Québec en 1991. Cette entente, qui a pour conséquence de mettre en place une dévolution des services d’établissement et d’intégration vers la province et de donner au Québec de pleins pouvoirs en matière de sélection de la quasi-entièreté des immigrants destinés à son territoire, est l’aboutissement d’une trajectoire en immigration entamée dans les années 1960. Cette instance de décentralisation politique et administrative, mise en place dans le cadre plus large des tensions constitutionnelles entre le Québec, le gouvernement fédéral et les autres provinces, impliquait aussi un élément de décentralisation fiscale. En effet, l’accord, toujours en place de nos jours, s’accompagne d’un transfert pour les services d’intégration. Ce transfert est calculé sur la base d’une formule dictée dans l’entente et n’est qu’en partie dépendant du nombre d’immigrants reçus par la province. Fait crucial, ce transfert ne peut être qu’ascendant; c’est donc dire que le gouvernement fédéral ne peut qu’augmenter ses transferts au Québec ou encore les maintenir, et ce, même dans l’éventualité d’une diminution considérable des immigrants reçus. Cet épisode a eu un impact certain pour le Québec, mais aussi pour les autres gouvernements. Dans le cadre du processus de fédéralisation, l’entente a eu comme conséquence de limiter la marge de manœuvre fiscale du gouvernement fédéral, de par l’amplitude des ressources transférées au Québec. Pour plusieurs autres provinces, cette entente deviendra un point de repère politique, institutionnel ou financier après 199156.

Deuxièmement, le mécanisme de décentralisation est actif dans le cadre de Renouvellement de l’établissement, soit la version propre au ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration du processus d’examen des programmes du gouvernement fédéral (Bourgon 2009) mis en place par le gouvernement libéral de Jean Chrétien pour pallier le déficit. Dans ce cadre, Citoyenneté et Immigration concentre son attention, en termes de coupures, sur les dépenses en établissement des immigrants qui sont une dimension somme toute nouvelle des opérations et donc, aux yeux de plusieurs, plus faciles à couper (Chapman 2011; Vineberg 2012a)57. En aval du processus, Citoyenneté et Immigration Canada décrit l’exercice comme :

[…] une transformation, une modification fondamentale de la gestion des programmes d’établissement offerts aux nouveaux arrivants. À l’origine de ce changement, il y a la décision de Citoyenneté et Immigration Canada de se retirer de l’administration et de la mise en application directe des programmes d’établissement fédéraux, au cours des deux à trois prochaines années (Canada 1994c, 11).

Dans la pratique, le Renouvellement de l’établissement s’est déroulé sur une période de plus de cinq ans. Une équipe spéciale de Citoyenneté et Immigration Canada a mis en place deux séries de consultations à l’échelle du Canada (Canada 1994a). Ces

négociations avec d’autres provinces dans l’espoir de ne pas singulariser l’accord québécois dans le contexte des tensions constitutionnelles d’alors (Chapman 2011). Comme le relate un fonctionnaire alors membre de l’équipe de négociation, c’est alors une directive politique de prime importante : « Dans les jours qui ont suivi la signature de l’accord […] le sous-ministre m’appelle et me dit « il faut absolument qu’on te parle, la ministre et moi, des négociations avec les autres provinces parce que le gouvernement ne veut pas avoir signé juste avec le Québec; il faut signer avec d’autres provinces » (Juneau 2011). Ces négociations ne porteront pas fruit pour des raisons politiques et surtout financières. Selon un négociateur, en aval de la signature de l’accord avec le Québec, les provinces avaient déjà des attentes financières importantes, puisque le gouvernement fédéral avait proposé d’augmenter le financement en établissement dans un avenir proche (Juneau 2011). L’entente avec le Québec a rendu cette possibilité caduque, la province recevant dès lors une portion importante des nouvelles sommes mises de l’avant par le gouvernement d’alors.

57 En plus de la motivation fiscale, le Renouvellement de l’établissement comptait également une dimension de politique. Celle-ci est liée, bien entendu, à la sensibilité politique du processus. Toutefois, le ministre de l’époque, Sergio Marchi, considère important de faire de ce processus un exercice allant au-delà de la révision financière. Une fois au pouvoir, « […] the Liberals embarked on a series of public consultations to – in the words of then Minister of Immigration, Sergio Marchi –’ forge a comprehensive, forward looking, and progressive immigration framework to take Canada to the next level» (Abu-Laban et Gabriel 2002, 62-3). Une partie de la motivation politique provenait des résultats des consultations précédentes en immigration (1993 et 1994) qui avaient permis de faire entendre des frustrations à l’égard de la création de meilleurs partenariats entre le gouvernement fédéral et les autres acteurs de la société (Canada 1993, 22), les revendications pour de meilleurs modes de gestion des relations de coopération ainsi qu’un certain inconfort quant à la division des responsabilités entre le gouvernement fédéral et les provinces (Canada 1994b, 11).

consultations visaient d’abord les citoyens et les associations et groupes communautaires actifs en immigration et en intégration; les gouvernements provinciaux étaient alors invités à participer dans le cadre des consultations, mais n’étaient pas au centre de l’exercice. Les consultations visent à apporter des réponses aux questions centrales de l’exercice de révision des programmes : la question des principes nationaux, la question de l’obligation à rendre des comptes, la question des obligations envers les réfugiés, la question du maintien du rôle fédéral et celle des nouveaux modes de gestion des services ainsi que des fonds d’établissement (Canada 1996). Ces consultations ont permis la production de deux rapports principaux et ont propulsé, à plus long terme, des négociations avec les gouvernements provinciaux ainsi qu’avec d’autres acteurs.

Le Renouvellement de l’établissement a propulsé une série de négociations avec les gouvernements provinciaux, sur le transfert des responsabilités pour l’établissement (Neuman 2011; Vineberg 2012a; Chapman 2011; Analyste fédéral 2 2012). Les provinces montrent alors des niveaux d’intérêt variés : les provinces atlantiques redoutent un transfert supplémentaire de responsabilités et de coûts programmatiques (Huff 2011; Analyste fédéral 2 2012), l’Alberta, le Manitoba, la Colombie-Britannique et, dans une moindre mesure la Saskatchewan, démontrent un intérêt et s’impliquent dans des négociations plus intenses. La province de l’Ontario, quant à elle, conserve une position stable requérant un financement comparable au Québec comme condition à toute entente (Alboim 2012). Les négociations avec les provinces vont donc piétiner, en grande partie en raison des tensions liées aux transferts financiers, mais aussi parce les libéraux négocient farouchement. Selon un négociateur de l’époque, à ce moment, les libéraux « […] were not prepared to give up anything. They wanted an agreement but still wanted a sort of control […] » (Neuman 2011). Nous qualifierons le «Renouvellement de l’établissement» d’épisode de décentralisation administrative et fiscale.

C’est cette paralysie qui finira par convaincre le gouvernement fédéral, comme le soulignent plusieurs sources, de proposer aux provinces une contribution financière augmentée, du moins pour une période limitée. Cette promesse financière permettra aux négociateurs fédéraux de signer, in extremis, des protocoles d’ententes d’une durée

limitée avec six provinces et un territoire. Finalement, le Manitoba et la Colombie- Britannique accepteront l’offre fédérale et deviendront à partir de 1998 entièrement responsables des services d’établissement sur leur territoire. Cet épisode d’activation du mécanisme de décentralisation a donc eu des conséquences administratives et fiscales à l’échelle du Canada.

Troisièmement, le mécanisme de décentralisation est à l’œuvre de façon plus incrémentale dans le cadre de la création officielle du Programme des candidats des provinces et sa diffusion à neuf provinces et deux territoires. Tel qu’il le sera décrit au chapitre 4, ce programme est issu en grande partie des revendications du Manitoba qui souhaitait détenir des instruments lui permettant d’attirer plus d’immigrants sur son territoire. Toutefois, cette décentralisation administrative, entamée entre 1996 et 1998, ne s’est pas limitée à cette province. La diffusion du programme à l’échelle du pays et la croissance du nombre d’immigrants sélectionnés annuellement sont un signe de l’impact considérable et aux retours croissants de cet épisode de décentralisation.

Face à ces trois épisodes de décentralisation déjà identifiés, l’analyse vise à éclairer deux dimensions qui permettront de mieux comprendre le processus de fédéralisation et les mécanismes qui le supportent. Premièrement, les facteurs qui favorisent entre 1990 et 2010 l’activation du mécanisme de décentralisation. À cet égard, les dynamiques temporelles crées par des instances préalables d’activité du mécanisme (p. ex. : apprentissage ou modification des intérêts) pourraient avoir comme effet de propulser un nouvel épisode de décentralisation. De même, celui-ci pourrait être tout simplement une réponse fonctionnelle au mécanisme de construction provinciale ou une traduction des intérêts du gouvernement fédéral. Deuxièmement, la thèse vise à comprendre comment l’interaction avec le mécanisme de construction provinciale affecte le fonctionnement du mécanisme de décentralisation et ses résultats. Ici, la temporalité et les contextes provinciaux joueront un rôle central dans l’explication.