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Causalité : processus et mécanismes

3. Outils théoriques, épistémologiques et méthodologiques

3.3. Causalité : processus et mécanismes

Notre démarche s’ancre dans une conception épistémologique qualifiable d’approche de la causalité par les mécanismes. Cette approche se distingue d’une approche plus courante en science politique, soit celle centrée sur les variables qui vise, de prime abord, à mesurer l’impact de changements aux valeurs de variables indépendantes sur les valeurs de variables dépendantes. Dans ce cadre, les chercheurs emploient le plus souvent la corrélation comme mode de découverte (Hall 2003, 382- 3). L’approche par mécanisme, de son côté vise plutôt à identifier les mécanismes actifs dans une chaîne de causalité, à décrire leur fonctionnement et à rendre compte, le cas échéant, de leurs interactions. La logique de l’explication repose donc sur l’absence ou la présence de mécanisme – plutôt que sur la gradation d’une variable – et sur ses relations avec d’autres mécanismes et un contexte (Ancelovici et Jenson 2012, 41)50. Dans ce cadre, la théorie est avant tout un ensemble d’hypothèses sur les mécanismes et leur fonctionnement (George et Bennett 2004, 136). Cette conception de la causalité et de l’explication ressort des travaux en sociologie historique et de l’institutionnalisme historique et est donc, en ce sens, compatible avec nos ambitions théoriques et empiriques.

Le terme de mécanisme est hautement équivoque51 et mérite d’être défini d’entrée de jeu. Suivant John Gerring, on entendra par mécanisme un « [...] pathway or process by which an effect is produced or a purpose is accomplished [...] » (Gerring

50 Plus précisément, « [...] the specification of causal chains is what distinguishes propositions about mechanisms from propositions about correlations » (Mayntz, 2004, p. 241).

51 Dans un article sur le sujet, John Gerring recense en effet huit significations courantes apportées au terme de « mécanisme » en science sociale contemporaine, soit : « (1) the pathway or process by which an effect is produced; (2) a difficult-to-observe causal factor; (3) an easy-to-observe causal factor; (4) a context dependent (tightly bounded) explanation; (5) a universal (i.e., highly general) explanation; (6) an explanation that presumes highly contingent phenomena; (7) an explanation built on phenomena that exhibit lawlike regularities; (8) a distinct technique of analysis (based on qualitative, case study or process-tracing evidence); or (9) a micro-level explanation for a causal phenomenon.» (Gerring 2008, 178).

2008, 178). Pour plus de précisions, nous adoptons la définition de Derek Beach et Rasmus Brun Pedersen qui présentent les mécanismes causaux comme un « [t]heorized system that produces outcomes through the interaction of a series of parts that transmit causal forces from X to Y » (Beach et Pedersen 2012, 176). Celui-ci est constitué de plusieurs composantes (acteurs et actions) représentant les étapes minimalement suffisantes pour soutenir sa présence (Beach et Pedersen 2012, 39).

Le mécanisme, comme il le fut souligné précédemment, a un statut différent des variables dans l’explication causale (Ancelovici et Jenson 2012, 40-2); il est en quelque sorte le pont qui unit un résultat observé et une série de variables ou de facteurs initiaux52. Par nature, les mécanismes doivent être conçus comme des concepts relationnels alors que les variables sont les attributs observables des unités d’analyse. Tulia Falleti et Julia Lynch proposent ainsi que :

Mechanisms describe the relationship or the actions among the units of analysis or in the case of study. Mechanisms tell us how things happen: how actors relate, how individuals come to believe what they do or what they do or what they draw from past experiences, how policies and institutions endure or change, how outcomes that are inefficient become hard to reverse and so on » (Falleti et Lynch 2009, 1147).

Un mécanisme se distingue d’un processus en fonction de l’échelle d’analyse mobilisée (McAdam, Tarrow et Tilly 2008, 2001; George et Bennett 2005, 141) et ainsi, la différence entre les mécanismes et les processus est avant tout analytique. Cette recherche souscrit à l’idée de désagrégation des processus mise de l’avant par Falleti et Lynch qui définit les mécanismes comme des « [...] building blocks or constituent components or processes [...]» (Falleti et Lynch 2008, 334) et qui propose que les mécanismes puissent être actifs à différents niveaux d’abstraction et d’analyse (Falleti et Lynch 2009, 1149). De même, les mécanismes formant un processus causal peuvent être actifs à différentes échelles et être activés à différents moments dans un même processus (Grzymala-Busse 2011). L’interaction des mécanismes n’est pas limitée à la séquence; ceux-ci peuvent se superposer tout comme être présents en alternance (Ancelovici et Jenson 2012, 41). En conséquence, afin de mieux expliquer

52 En termes de modèle, une explication par mécanisme correspond donc à l’explication suivante : « [...] X1→ X2→ Y, where X1 is the exogenous cause, X2 the pathway(s), and Y the outcome. » (Gerring 2008, 163).

le changement à l’étude, la recherche doit se pencher non seulement sur le processus, mais bien aussi désagréger les mécanismes qui, en relation, le soutiennent (désagrégation analytique) (Falleti et Lynch 2008).

La mobilisation de cette posture épistémologique a deux impacts pour la production de la recherche : la première est liée à la conception de la causalité interactionnelle et contextuelle et la seconde est liée à l’avancement des connaissances à propos des mécanismes.

Premièrement, et bien que cela soit l’objet d’un débat important en sociologie et, dans une moindre mesure en science politique, cette conception est centrée autour de l’idée que l’atteinte d’un résultat de politique ou autre n’est pas inéluctablement la conséquence de la présence, et donc du fonctionnement, d’un mécanisme. C’est donc dire que les mécanismes ne sont pas déterminants a priori (Falleti et Lynch 2009, 1151). Il convient plutôt de les concevoir comme des concepts portables qui produisent un effet spécifique en fonction d’un contexte et de l’interaction possible avec d’autres mécanismes. Face à cela, l’objectif de l’analyse à l’échelle des cas d’étude est de spécifier les éléments du contexte (temporel, politique, institutionnel) au sein duquel les mécanismes sont activés et d’identifier les potentiels autres mécanismes actifs.

Par rapport à nos objectifs de recherche, cela a deux impacts pratiques. Premièrement, cette posture nous permet de développer une explication riche et complexe du changement sans chercher à développer des connaissances portables sur les résultats du processus de changement. Deuxièmement, cela nous permet de développer une explication de la variation structurée dans la mobilisation provinciale et dans les résultats de politiques publiques dans les dix provinces en présence d’une similarité, l’identification de l’immigration comme ressource pour la société provinciale.

Afin d’opérationnaliser le contexte, la recherche utilise la définition générale du contexte mise de l’avant par Falleti et Lynch, c’est-à-dire « […] the relevant aspects of a setting (analytical, temporal, spatial, or institutional) in which a set of initial conditions leads (probabilistically) to an outcome of a defined scope and meaning via a specified causal mechanism or set of causal mechanisms » (Falleti et Lynch 2009, 1152). Deux éléments du contexte seront particulièrement importants dans cette

recherche. Tout d’abord, le contexte temporel, en particulier l’ordonnancement des mécanismes au sein du processus de changement graduel qu’est la fédéralisation (Falleti et Lynch 2009; Grzymala-Busse 2011). Ensuite, le contexte à l’échelle des provinces et du gouvernement fédéral, qui a été montré comme étant un facteur important dans les processus de développement de politique et dans le résultat de ces processus (Boychuk 1998a)53.

Ensuite, à l’échelle de l’avancement des connaissances, l’objectif est de définir avec le plus de précision possible les attributs généraux des mécanismes identifiés avec pour but, à moyen et long terme, de les rendre portables et ainsi ouvrir la porte à une certaine variété de généralisation à l’égard des mécanismes. En cela, la thèse souscrit à l’idée que l’objectif de l’explication est l’identification de mécanismes à des fins de développement théorique de moyenne envergure (Beach et Pedersen 2012, 16-8) et à des fins de production d’explications liées à des contextes particuliers (Beach et Pedersen 2012, 60-1). Cet objectif sied à l’état des connaissances actuelles quant à l’objet d’étude. Cela implique, pour reprendre l’image mise de l’avant par Elster (2007), de mettre en lumière les pignons et rouages qui activent la boîte noire de la causalité. En effet, comme le rappellent Peter Hedström et Petri Ylikoski :

[...] the mechanism has a structure. When a mechanism-based explanation opens the black box, it discloses this structure. It turns the black box into a transparent box and makes visible how the participating entities and their properties, activities, and relations produce the effect of interest (2010, 51).

Suivant Beach et Pedersen, nous soutenons que les attributs généraux doivent être conçus comme des composantes minimalement suffisantes (Beach et Pedersen 2012,

53 En effet, dans son étude du développement des politiques d’assistance sociale dans les provinces canadiennes, Gerard Boychuk identifie les contextes provinciaux comme des sources centrales expliquant la différenciation des politiques développées par les provinces ainsi que comme des sources de résiliences des régimes de politique d’assistance sociale qu’il identifie (Boychuk 1998a, 108). Il propose que « [d]ifferences between provincial assistance regimes are firmly embedded in distinct historical, social, economic and political contexts of individual provinces, as is indicated by the infrequency of major shifts in orientation of these regimes » (Boychuk 1998a, 107). Bien que Boychuk n’inscrit pas sa démarche dans une logique mécanistique, ses travaux montrent qu’il est possible d’observer un mouvement général (le développement des régimes provinciaux) qui pourrait être porté et affecté par des mécanismes communs à toutes les provinces (p. ex. : construction nationale et centralisation), mais qui, en réaction à des contextes provinciaux différents, produisent des résultats divergents.

16-8 et 29-44) qui, lorsque présentes dans un ordre donné, constituent un mécanisme donné.

L’identification des composantes minimales d’un mécanisme donné et la documentation de son fonctionnement ne peut se faire de façon valide que par la comparaison. Cette comparaison se structure sur le postulat de la présence d’un mécanisme similaire dans des contextes comparables, et non pas par rapport à des similarités en ce qui a trait à des variables dépendantes, indépendantes ou aux résultats. À cet égard, comme il le sera discuté dans le reste de ce chapitre, la comparaison de plusieurs trajectoires provinciales promet de produire les bases de connaissances utiles pour l’étude de la politique canadienne et des politiques publiques dans les années à venir.

3.4. Une proposition de réponse : deux mécanismes qui interagissent dans le