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Lutte contre la tatarisation et l’islamisation

Deuxième partie L’islam face à l’Empire russe

2.2. De l’encouragement aux restrictions Evolution des relations Etat religion dans la deuxième moitié du XIXème siècle.

2.2.2. Lutte contre la tatarisation et l’islamisation

Avec la fin de la colonisation de l’Asie centrale et le retrait des Kazakhs de l’Assemblée d’Orenbourg, la Russie tsariste change complètement sa politique envers l’islam par peur de son renforcement. Avant tout cela consistait à diminuer l’influence des Tatars sur les Kazakhs au plan religieux et augmenter leur russification. L’administration de la région et les explorateurs étaient contre les mesures forcées, comprenant que cela pourrait rebuter les populations. Ils comprenaient que le moyen le plus efficace pour diffuser l’orthodoxie et la culture russe, c’était la connaissance des langues natales des peuples asiatiques et la publication de la littérature respective dans ces langues.

Pourtant cette conception ne s’est imposée que dans la deuxième moitié du XIXème

siècle, quand ils ont vu qu’un siècle et demi de colonisation n’avait pas changé le mode de vie des Kazakhs ; de plus les nomades commençaient à s’isoler. En analysant les causes de cette évolution des choses, les investigateurs russes ont décelé les erreurs de la politique menée par la Russie. L’une d’elles, c’est une erreur linguistique. Etant donné que l’administration russe n’avait pas de spécialistes des langues orientales, elle a recouru au service des Tatars, en les utilisant comme intermédiaires dans les conversations avec les Kazakhs. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIème siècle qu’en Russie s’ouvrent des écoles enseignant le tatar, le persan et l’arabe. Les disciplines orientales ainsi que la faculté des langues orientales à Saint-Pétersbourg et à Kazan, ne seront introduites qu’au XIXème siècle. L’ « utilisation » des Tatars a conduit à l’usage du tatar dans les échanges avec les Kazakhs. Mais il est étonnant de constater que l’administration russe ne s’inquiétait pas que ces échanges ne se fassent pas dans la langue natale des autochtones. En introduisant le tatar les Russes ont soumis les Kazakhs à leur influence: l’éducation des enfants par les mollahs tatars, l’explication des bases de religion, le guide des actes rituels, la correspondance avec l’administration russe… Cela a constitué un impact spirituel et idéologique important.

A partir des années 1870, le gouvernement et l’administration russe locale

commencent donc à prendre les mesures qui doivent affaiblir l’influence des Tatars. Une des mesures était l’élargissement du réseau des écoles russo-kazakhes. Ce sont les écoles laïques enseignant la lecture et l’écriture avec l’enseignement du russe. La lutte contre la tatarisation se trouvait au cœur du problème linguistique. La langue, comme moyen de conversation et d’influence sur les esprits des gens, constituait un point de focalisation. L’adepte de la succession et de l’idée de parler avec les autochtones dans leur langue natale était Ilminsky, le connaisseur et l’interprète des langues turques.

Ce n’était pas seulement l’administration russe, mais aussi les éclaireurs kazakhs qui s’inquiétaient de tatarisation des Kazakhs. Ils abordaient ce problème du point de vue de l’assimilation du peuple par la perte de la langue. Ibıray Altınsarıulı, à partir des années 1880 a commencé à étudier la charia afin de composer un manuel en kazakh pour éviter que le tatar reste toujours une langue écrite utilisée entre les Kazakhs.

Şoqan Wälixanov qui soutenait la culture européenne, encore au début des années 1860, écrivait que la tatarisation était un fait indésirable et nuisible. Il pensait que l’aide du gouvernement ne devait pas se réaliser en diffusant le christianisme et en persécutant l’islam mais en ouvrant des écoles russes, en organisant le clergé musulman, qui devait se composer uniquement de Kazakhs. Les propositions faites par Walïxanov ont été prises en compte dans l’adoption des « Règlements temporaires » de 1867-1868.

Son contemporain M. Babajanov a lui aussi relevé les problèmes posés par la tatarisation des Kazakhs dans sa revue « Abeille septentrionale » en 1860. Il indiquait les côtés positifs aussi bien que négatifs dans l’activité des mollahs tatars. L’avantage était la prise de connaissance par les Kazakhs de l’écriture perse, arabe et tatare. Le côté négatif de l’activité des mollahs tatars se dévoilait dans la tatarisation.

Un des moyens pour échapper à la tatarisation était le rapprochement avec les Russes,

le renforcement des relations bilatérales, selon les éclaireurs de cette époque.

C’est ainsi que la mesure de lutte contre la tatarisation de la steppe a été le transfert des écoles bachkires, kazakhes et tatares y compris les mektebs et medreses à la charge du Ministère de l’Education (cette décision a été confirmée par le Conseil d’Etat en 1874). Le ministre de l’instruction populaire avait fait le tour des établissements d’études d’Orenbourg. Dans son rapport, il avait relevé les moyens suivants de tatarisation des Kazakhs104 :

1/ Les élèves des medreses fanatiques migrent annuellement de la Sibérie occidentale au nord de la steppe kazakhe et y habitent comme les Kirghizes105.

2/ Certains Kirghizes, surtout les riches des villages dans lesquels habitaient les instituteurs, envoient leurs enfants les plus capables dans un des medreses tatars proches où ils deviennent des prêcheurs musulmans.

3/ L’administration diffuse l’alphabet arabe et publie pour les Kirghizes les décrets en tatar, la plupart des interprètes appartient au milieu tatar et la langue tatare est le seul moyen de

104 AYTBAYEVA R, Gosudarstvennaâ politika Rossijskoj imperii po otnošeniû k islamu v Kazahstane v XIX

veke, op.cit., p.59

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A l’époque de l’Empire russe et même jusqu’en 1925 on utilisait le terme Kirghizes pour désigner les Kazakhs. Quant aux Kirghizes, ils étaient appelés Kara-Kirghizes.

communication entre les organes gouvernementaux et le peuple kirghize, ce qui fut une erreur administrative. Cette erreur est considérée comme une bévue de la politique russe au Kazakhstan.

Le ministre terminait son rapport avec la proposition de remplacer le tatar par le kazakh, l’alphabet tatar par le russe et les interprètes tatars par ceux des Kazakhs. Cette proposition était préalablement faite au gouverneur général d’Orenbourg et au ministre des affaires intérieures, qui ont donné leur accord.

Afin de réaliser ces mesures, un recueil d’informations sur les Tatars habitant parmi les Kazakhs est établi : l’appartenance religieuse des secrétaires, la langue des demandes faites par les Kazakhs et la décision des biys. On peut apprendre des rapports des chefs d’ouiezds106

que, dans la seconde moitié des années 1870, les secrétaires étaient en général des Russes qui parlaient le kazakh familier. Ils étaient sélectionnés en raison de leur fidélité et nommés par le chef d’ouezd. Les Tatars peu nombreux qui habitaient dans les villes d’ouiezd enseignaient la lecture et l’écriture ainsi que la religion aux enfants kazakhs. Les chefs soulignaient leurs efforts entrepris pour diminuer le nombre des Tatars et coopter les Kazakhs dans les familles et écoles russes pour apprendre le russe. Pour la diffusion de la langue, ils comptaient sur les élèves kazakhs sortants des écoles russes.

Ordre a donc été donné par l’empereur d’introduire l’enseignement en russe dans les

écoles auprès des medreses. Pour qu’il soit mis en œuvre, cet ordre est passé par le clergé musulman officiellement reconnu. Il est connu que le mufti d’Orenbourg Sälimgerey Tevkelev soutenant l’ordre d’empereur, a chargé les akhouns107 et mollahs de son exécution. Le gouverneur militaire d’Aqmola dans son rapport au gouverneur général de la Sibérie occidentale est allé plus loin dans l’application de cet ordre, il proposait d’exiger la connaissance du russe par les mollahs.

En 1890 une loi exigeant des mollahs, prétendant à ce poste, de savoir le russe familier a été adoptée. Pour les candidats au poste de mollah, d’akhoun, d’imam, non seulement le verdict de la communauté était nécessaire mais il leur fallait aussi passer une épreuve devant l’Assemblée spirituelle musulmane d’Orenbourg sur leurs connaissances de l’islam, et dans l’école d’Aqmola dont le cycle est de trois ans- sur la connaissance du russe.

Cependant le gouvernement et l’administration russes ne pouvaient pas changer la situation. Les causes de leur échec se trouvaient dans la poursuite de buts politiques et

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Unité de découpage administratif en Russie tsariste

idéologiques : dans l’ambition d’éloigner les Kazakhs de l’entourage musulman, imposer de force les valeurs européennes (russes).

Ce fait-là est déjà noté au XIXème siècle par les chercheurs russes. Estimant les actions du gouvernement, Älïxan Bökeyxan108 écrivait que « Pour empêcher la propagande de l’islam, l’administration chassait de la steppe les Tatars qui possédaient, grâce à cela, l’auréole du martyre, tout en restant dans la steppe, comme les Kirghizes les cachaient ». L’administration exigeait des maîtres dans les écoles nationales la maîtrise du russe. Pour ouvrir ces écoles ou construire une mosquée, il fallait avoir une permission spéciale qui, d’habitude, n’était pas donnée. La politique de russification a même éveillé des soupçons dans la population envers la culture et l’éducation occidentales, et provoqué un sentiment de rejet de tout ce qui provenait du gouvernement.

La tatarisation était identifiée à l’islamisation des nomades. Si l’islam était accepté comme une religion tolérée dans l’Empire, le gouvernement russe ne l’admettait pas comme une force unifiant les croyants, la force constituant l’Etat, car, dans l’islam, le spirituel et le laïque, l’étatique et le privé n’ont pas de limites visibles, la politique compose avec la religion un tout unique. C’est pourquoi le gouvernement, dans les années 1890, prend certaines mesures qui limitent l’activité des mollahs, leur influence sur la population. Ainsi, il reconnaît comme fautif l’ordre des autorités locales de charger les mollahs de procéder à l’enregistrement des nouveau-nés, des mariés et des morts. En 1897, l’ordre du gouverneur général de la Région Steppique, Taube, fait transmettre les registres aux chefs des villages.

La lutte contre l’islam prenait la forme d’une tentative pour limiter la vigueur de la charia. En 1891, est produit un ordre du Conseil d’Etat, confirmé par l’empereur, sur la responsabilité des mollahs pour usurpation non-autorisée du pouvoir. Il s’agissait d’empêcher que les mollahs traitent des affaires familiales et nuptiales sur la base de la charia. Le gouvernement tsariste s’accommodait plus de voir traiter ces affaires sur la base des coutumes du peuple devant un tribunal populaire.

La tatarisation et l’islamisation, en fin de compte, conduisaient à l’unité de deux différents peuples : la première par l’assimilation et la deuxième par une religion. La politique « diviser pour régner » n’était pas étrangère pour la Russie. Le gouvernement russe a eu toujours peur d’une unification de la population musulmane de plusieurs millions d’individus dans l’Empire, et de son soutien par un environnement musulman hostile à la Russie, avant tout celui de la Turquie ottomane.

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