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Attitude des khans kazakhs envers l’islam (1456-1731)

Après la chute de la Horde d’Or et la formation sur ses ruines des possessions

féodales, au milieu du XVèmesiècle, s’est formée la communauté ethno-sociale kazakhe qui

est due à la scission des nomades turco-mongols chaybanides pendant la gouvernance d’Aboulkhair. Ceux du sud, demeurés fidèles à Aboulkhair, restèrent à proximité du Syr- Daria et furent appelés les Ouzbeks. Les autres firent dissidence en partant avec des sultans- gengiskhanides Jänibek et Kerey dans le Jetisou entre 1458 et 1462 et portèrent désormais le nom de Kazakhs, « hommes libres ». Ainsi, l’ethnonyme « Kazakh » est devenu un nouveau nom collectif des tribus nomades turcophones auparavant appelés « Ouzbek » et plus tôt encore Qypchaq.

Les Kazakhs combattirent les Ouzbeks, tuèrent Aboulkhair en 1468 et leur pouvoir s’est vite répandu dans tout l’ex-oulous ouzbek. La consolidation de l’Etat Kazakh dans la 2e

moitié du XVème siècle a amené une unification dans le cadre d’une formation politique de

toutes les tribus turcophones de Decht-i-Qypchaq et du Turkestan. Dans le même temps, les

48 En Asie centrale c’est une personne dont la lignée remonte aux missionnaires arabes de l’islam 49

Titre honorifique chez les musulmans utilisé pour se réferer à ceux qui disent être descendants du prophète

Kazakhs s’organisèrent en trois jüz (hordes) principales : la « grande » (Ulı) au sud-est – Jétisou, la « moyenne » (Orta) dans le nord et l’est du Kazakhstan et la « petite » (Kişi) à l’ouest du pays, du Chou à l’Oural51

. Les hordes kazakhes ou jüz sont une fédération ou une union de tribus nomades, formées dans un but militaire, défensif, qui correspondent à trois zones géographiques au Kazakhstan, comprenant pour chacun pâturage d’été et pâturage d’hiver.

Les Etats comme Mogholistan et le khanat d’Aboulkhair ont servi de base pour le khanat kazakh. Dans l’ethnogenèse des Kazakhs, la population du Mogholistan a joué un rôle spécial. Les liens ethniques entre les Kazakhs et les Mogols étaient étroits. Les tribus doulat et qangly ont fait partie de Grand Jüz des Kazakhs, tandis que les Kereyits- celui du Moyen. D’autres tribus des Mogols sont parties chez Aboulkhair-khan. Dans la deuxième moitié du XVème siècle, les Kazakhs habitaient parmi les Mogols dont l’économie avait des traits identiques avec l’économie des Kazakhs. C’est pour cette raison que la politique des Mogols dès l’adoption de l’islam eut un impact sur les Kazakhs.

L’islamisation plus intensive des périphéries nomades de la région centrasiatique se fait au cours de XVIème siècle comme résultat de la formation de l’ethnie kazakhe. Les données archéologiques sur le territoire du Kazakhstan datent des funérailles musulmanes des XIIIème-XIVème siècles. Mais en même temps il existait des enterrements avec des objets, qui témoignent de la croyance d’une vie dans un autre monde. Dans les villes de Syr-Darya on peut trouver des informations sur la crémation des défunts jusqu’à XVème siècle ce qui prouve la présence des croyances antéislamiques.

Le nouvel Etat centrasiatique a conservé en général la continuité des formations politiques existant avant lui. Par analogie avec l’Etat d’Aboulkhair, le khanat kazakh a reconnu l’islam comme religion officielle. L’introduction de l’islam avec la formation de l’ethnie kazakhe a favorisé le renforcement du pouvoir des khans et l’union de différentes tribus en une communauté unique. Les habitants du khanat suivaient le rite hanafite du sunnisme mais dans la vie sociale et privée une sorte de synthèse de l’islam avec les éléments du tengrisme et du chamanisme était formée.

Dès le début, l’Etat s’est appuyé sur les normes juridiques musulmanes. Tous les khans kazakhs commençant par Kerey et Jänibek jusqu’au dernier khan Kenesarı ont exprimé leur attachement à la charia. Les lois d’Esim (« Esim xannıñ eski jolı ») comme celles de

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D.FARALE, Les batailles de la région du Talas et expansion musulmane en Asie Centrale, Paris, Economica, 2006, p.171

Qasım (« Qasım hannıñ qasqa jolı ») et de Täwke étaient basées sur la charia, dans son interprétation soufie.

« Jeti jarğı »52 de Täwke khan53 a représenté le droit musulman national, une sorte de la charia kazakhe. L’essence islamique de « Jeti jarğı » apparaît dans les normes du droit administratif, pénal et civil comme la punition sévère pour l’apostasie, les privilèges aux khodjas, la consécration de zakat, ouchour etc. Si quelqu’un s’est converti au christianisme, ses proches partageaient sa propriété54.

En même temps, les normes juridiques étaient liées au droit coutumier (adat), bien enraciné dans la steppe. Il est connu que l’islam a consacré plusieurs normes et traditions de l’adat, ce qui rendait souvent difficile la distinction nette entre l’adat et la charia. On trouve cela dans « Jeti jarğı” car, dans la société kazakhe, le mélange des éléments de l’islam et des traditions populaires s’est perpétué. Par exemple, l’ancienne coutume des fiançailles des enfants (Besik quda). Selon cette tradition, lorsque le degré de parenté est éloigné, les intéressés renouent leurs liens avec des fiançailles entre leurs enfants ou les enfants de proches. L’islam a accepté aussi la pratique de la dot (qalıñ mal).

Donc, le renforcement des positions de l’islam s’est déroulé en interaction avec les croyances traditionnelles. Le syncrétisme religieux a eu lieu, quand la pratique de l’islam se mariait avec la conservation des anciennes traditions de l’animisme et du chamanisme comme l’adoration des ancêtres.

La structure de la société dans le khanat kazakh où l’aristocratie appelée « os blanc » (aqsüyek) avait des positions dominantes était reconnue par une consécration législative. L’aristocratie était à part de la division en jüz des Kazakhs. Cette couche se composait de gengiskhanides qui formaient la descendance de Gengis-khan et aussi des qoja considérés comme descendants des compagnons du prophète Mohammed. Les qoja étaient désignés comme une couche à part dans les lois de Täwke, ce qui montre le statut social élevé de l’islam.

Cet ordre privilégié qoja s’est formé dans la période entre XVIème et XIXème siècles, divisé en deux sous-groupes, les seyit et les qoja. Ils jouissaient d’une grande autorité au sein

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Le mot « jarğı » probablement vient de l’arabe charia

53Jusqu’au début du XXème siècle, en tant que relique, a été conservé le drapeau vert islamique de Täwke khan.

Pendant la résurrection libératrice nationale de 1916, les aqsaqals (chefs des tribus, littéralement « la barbe blanche ») avec la lecture du Coran évoquaient l’esprit des khans, ont transmis solennellement ce drapeau à Amangeldi Imanov et ses guerriers.

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“Qazaqstandağı dinder”, Centre de consultation religieuse, psychologique et juridique de la région de

de la société traditionnelle car ils étaient considérés comme les descendants du prophète et de ses compagnons.

La nouvelle classe aristocratique appartenait, dans les représentations kazakhes, à l’ordre des « os blancs », ce qui prouve l’adaptation des conditions religieuses aux attributs locaux du pouvoir. Pourtant les qoja étaient précédés des töre, les descendants de Gengis Khan, qui avaient constitué le premier ordre aristocratique parmi les Kazakhs. Les classes dirigeantes comme les khans et les sultans soutenaient les activités missionnaires des qoja de sorte qu’ils étaient montés en force. Les gengiskhanides kazakhs utilisaient l’islam pour leur propre politique profitant des liens étroits des qoja avec les élites musulmanes des proto-Etats de l’Asie centrale et du Turkestan oriental. Ainsi, des groupes entiers de sultans kazakhs deviennent murid auprès de pir55 turkestanais. Un niveau plus élevé de l’alphabétisation et un degré supérieur de l’islamisation caractérisent les élites gouvernantes du reste de la population nomade. Cet enracinement de l’islam transparaît dans les noms propres utilisés par les khans et sultans qui portaient le préfixe seyit pour prouver leur appartenance à une lignée religieuse prestigieuse. Avec des anthroponymes d’origine arabe et perse, la noblesse kazakhe voulait souligner l’appartenance à la civilisation musulmane et montrer son instruction. Dans le milieu des os blancs et des chefs des tribus, le nom de Mouhammed et ses dérivés, les versions composées, était à la mode. Ainsi, l’ancêtre des khans kazakhs Orıs khan s’appelait Muxammad (Orıs- pseudonyme). Les prénoms complets des khans Täwekel- Täwekel- Muxammed, Esim- Eşmuhammed, Tursın khan- Tursın-Muxammed. Les khans kazakhs Qasım, Haqq-Nazar, Äbilmämbet, Äbilmansur (Abılay), Äbilqayır, Jäñgir (Jahangir) portaient les noms arabo-persans. Les noms arabes se métamorphosaient plus souvent et on trouve que Ormämbet, Narmämbet, Ayımbet, Maxambet viennent de la racine Mouhammed. Des

prénoms comme Serğazı, Qurmanğazı, Qumarğazı, Äbilğazı se terminent par ghazi56

.

Au-delà, les gengiskhanides épousaient des femmes appartenant aux groupes des seyit

ou qoja et essayaient de trouver pour leurs filles et leurs sœurs un époux, et tout cela pour être proches de l’ordre qoja57. Une fois apparentés, ils avaient du prestige aux yeux des nomades et trouvaient une légitimité auprès des élites des pays musulmans voisins. Cependant l’augmentation de leur nombre comme celui des töre, a impliqué l’adaptation de ce groupe social aux conditions de vie dans la steppe. Avec la colonisation des steppes au sein de

55

Du persan, le chef des soufis

56 Ghazi-participant de guerre sainte

57 KUCHKUMBAEV S., Les combinaisons paradoxales de l’islam kazakh : renouveau institutionnel, identité

nationale et politisation. In : LARUELLE M., PEYROUSE S., Islam et politique en ex-URSS, Russie d’Europe

l’Empire russe, l’aristocratie perd ses anciens privilèges et les qoja comme les töré se transforment en groupes claniques.

Tous les khans ont prêté serment sur le Coran. Les textes des serments des khans, sultans, chefs des tribus kazakhs en rapport avec le protectorat russe montrent que les deux côtés ont perçu l’appartenance musulmane des Kazakhs comme un fait logique. Les khans kazakhs s’occupant du renforcement des bases spirituelles et idéologiques, soutenaient l’ouverture des medreses58, des mosquées. Comme bien d’autres nomades turcs, les

représentants de la dynastie kazakhe se disaient musulmans du rite hanéfite et étaient parmi les murids des cheiks soufis centrasiatiques. Les représentations anciennes turques sur les « qaghans homologues des cieux » dans la synthèse avec la philosophie islamique ont fait partie de la base de la conception kazakhe sur le khan comme le cœur ou la tête de l’organisme étatique. Les privilèges de « l’os blanc » signifiaient en même temps l’acceptation d’une haute responsabilité pour le sort du peuple. Le blanc comme le synonyme de l’énergie généreuse et divine symbolisait la relation avec le haut monde et les forces spirituelles. Le khan devait incarner les meilleures qualités du peuple. Les khans comme Qasım, Täwke, Abılay étaient adorés et vénérés dans les chants populaires car ils correspondaient à l’idéal canonique des héros-chefs59

.

Sur le plan du pèlerinage, les représentants d’« os blancs » étaient plus assidus à cette pratique que d’autres couches sociales. Dans les sources, on parle des khans de Khiva qui faisaient le hajj au début du XVIIIème siècle.60 Le hajj était une question de prestige pour l’aristocratie, dans une certaine mesure. Voir les villes comme la Mecque, Médine, le Caire, Istanbul de ses propres yeux était le rêve de chaque Kazakh.

L’influence des cheikhs soufis surtout des Djouïbari s’est faite sur les khans kazakhs. La famille des cheikhs naqchbandiyya Djouïbari était très populaire en Asie centrale et ailleurs au XVIème siècle. Ainsi, le khan Qasım, pendant le règne duquel l’Etat kazakh a atteint sa puissance suprême, a été considéré comme soufi. Il était le murid du cheikh boukhariote Abou Bakr Saad qui a joué un grand rôle dans la vie politique et spirituelle de l’Asie centrale du XVIème siècle. Les liens des Kazakhs avec les soufis centrasiatiques des XVIème-XVIIIème siècles continuaient d’être intensifs et effectifs : on signale la popularité parmi les Kazakhs du pir Abou Ar-Rahman khodja, l’activité du soufi Loutfoulla Tchousti. A

58

Ecole secondaire musulmane

59 Le héros er, mart chez les Kazakhs est une personne harmonieusement développée, la force physique et la

bravoure vont de pair avec la perfection morale.

60

NURTAZÏNA N., « Islam v Kazahskom hanstve (XV-XVIII vv) (Islam dans le khanat kazakh (XV-XVIIIème ss)) », Almaty, Qazaq universiteti, 2009, disponible sur : http://doc.nlrk.kz/result/ebook_142/index.html#ps

la fin des événements de 1598-1599, le Turkestan, Tachkent et Ferghana ont fait partie du Khanat kazakh et cela a été ratifié par le contrat entre les khans kazakhs et ceux de l’Asie centrale par le biais des cheikhs de l’ordre naqchbandiyya. Même plus tard, les cheikhs soufis souvent ont pris le rôle de pacificateurs contribuant ainsi à la stabilisation politique.61

Les mariages dynastiques parmi les sultans et khans du Kazakhstan, de l’Asie centrale, du Kachgar ont occupé une place importante parmi les facteurs de l’union culturelle, spirituelle et idéologique. Ainsi la sœur du khan kazakh Tursın-Muxammed, Hanım padişax s’est mariée avec le fils de Chaybani khan Mouhammad Timour Bahadur sultan. Esim khan s’est marié avec la fille d’Abd ar-Rahim khan du Mogholistan etc.

Un autre aspect de la vie religieuse dans le khanat kazakh était la conception de la guerre sainte. Cela s’explique par l’aggravation de la situation au Kazakhstan aux XVIIème- XVIIIème siècles, avec l’avancée des Russes et des Djoungars sur le sol kazakh, tous les deux hétérodoxes et représentants d’autres civilisations. Les khans kazakhs comme Täwekel et d’autres utilisaient le slogan du djihad pour lutter contre les Oïrats au cours du XVIIème- XVIIIème siècles. Sur ce plan de ghazawat62 contre les Oïrats, le nom d’Esim-khan est devenu célèbre. Il entretenait des relations étroites avec les soufis-khodjas de Kachgar et de l’Asie centrale. La compréhension du danger commun de l’Est (Djoungars, Chinois) a amené à l’union spirituelle de la population du Kazakhstan et de l’Asie centrale. Appaq khodja, Ishaq khodja et d’autres cheikhs soufis de Kachgar jouissaient d’une grande autorité auprès des Kazakhs et des Kirghizes.

Pour les guerriers kazakhs, les Oïrats n’étaient pas uniquement les agresseurs mais aussi kafirs63. La légende veut que le khan Abılay fasse la prière spéciale de 2 rakats64 demandant auDieu la victoire devant chaque bataille comme le faisait Tamerlan. Les Kazakhs l’ont considéré comme ärwaq incarné en sa personne, envoyée pour effectuer de grandes réalisations.

61

« Islam v Kazahskom hanstve » (Islam dans le khanat kazakh), Kaz-eksams.ru, http://kaz-ekzams.ru/889- islam-v-kazaxskom-xanstve.html

62 Selon une légende même le mot « qazaq » viendrait de « ghazi haq » (véritable guerrier de l’islam) 63

De l’arabe « infidèle »

Carte 7 : Le Khanat kazakh et trois jüz Source : http://www.fond-astana.ru/kazaxskoe-xanstvo/

Conclusion de la première partie

L’islamisation des habitants du Kazakhstan s’est faite par vagues successives et a duré des siècles. Pour la première fois, l’islam est arrivé avec les conquêtes arabes d’Asie centrale, touchant le sud extrême du Kazakhstan. La bataille du Talas de 751 entre les armées arabes et chinoises a joué un rôle important pour l’avenir de cette région. La tribu turque Qarlouq a apporté une aide aux Arabes, qui repoussent alors les Chinois de cette région pour des siècles. Cela marque également la fin de l’islamisation par force. Les Qarlouqs et les Oghouzes se convertissent petit à petit à l’islam mais leur conversion massive se déroule aux X-XIIème siècles.

Cette vague est liée au nom du khan des Qarakhanides Satouq Boghra khan qui proclame l’islam comme religion officielle. C’était le premier Etat turc musulman en Asie centrale. Le voisinage avec le pays des Samanides joue aussi un rôle sur le processus d’islamisation car les Turcs au contact des Perses subissent leur influence. L’arrivée au

pouvoir des Qaraqytaï bouddhistes frappe un coup dur sur la position de l’islam. Alors c’est la sensibilité soufie qui va s’exprimer, elle se développera pendant la période mongole.

L’invasion de Gengis-khan au XIIIème siècle arrête pour le moment ce processus car les khans agissaient de différentes façons. Les uns niaient et persécutaient l’islam, d’autres, au contraire, l’encourageaient. Mais avec l’assimilation des Mongols dans l’environnement local, il prend de l’ampleur et devient la religion officielle sous le khan Özbek. La conversion permettait d’établir de bonnes relations avec les pays musulmans. Une fois la Horde d’Or éclatée, les Etats héritiers comme le Mogholistan, le khanat Özbek et la Horde de Noghaï continuent les traditions islamiques.

Le khanat kazakh, créé au milieu du XVème siècle, proclame aussi l’islam comme la religion d’Etat faisant introduire en partie la charia, car la législation était basée pareillement sur les traditions locales l’adat. Cette synthèse était établie dans les lois des khans Esim, Qasım et de Täwke.

C’est notamment cette dualité entre l’islam et les rites populaires qui va confondre plus tard les Russes lorsqu’ils se lancent à la conquête de l’Asie centrale et essaient de convertir les Kazakhs au christianisme.

Deuxième partie

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