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- L’apparence physique

3) Les livres

En grandissant les déceptions de Leïla se multiplient et se cristallisent pour la plupart sur sa mère qui à ses yeux devient la représentante du sexisme et de la misogynie répandus dans la société algérienne. En effet, Yamina n’a d’yeux que pour ses fils ; ils sont les seuls bénéficiaires de son attention et de son affection, de sa tendresse et de son amour maternel, Leïla quant à elle n’existe que pour l’aider dans ses nombreuses tâches quotidiennes et servir ses frères cadets. A travers cette préférence flagrante de la mère pour ses garçons, Leïla voit une manifestation de la misogynie ambiante et c’est son premier grief contre Yamina :

La fillette ne recevait d’elle qu’ordres et remontrances : « prépare le biberon du petit ! La

soupe de l’autre ! Prends ton frère, ne le laisse pas pleurer comme ça ! Torche celui-ci ! Va étendre le linge ! Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Pourquoi restes-tu au soleil ?

Ce n’est pas une fille que j’ai là, c’est une négrita. Pose ce livre, et fais ce que je te

dis !... 383.

Convaincue que Yamina l’aime moins parce qu’elle est une fille et n’a qu’un objectif : la transformer en petite ménagère en vue de son futur rôle de mère et d’épouse, Leïla se rebelle contre elle. Cette rébellion consiste dans un premier temps à ne pas se soumettre à ses ordres. Leïla refuse de ressembler à sa mère dont les journées, les semaines, les mois et les années s’écoulent dans les tâches ménagères et maternelles, mais vivant dans une société et

382

Idem., p. 143. 383

141 dans une famille où la tradition fait foi et loi, échapper au destin de sa mère relève de la gageure et c’est là où les livres auxquels l’école lui donne accès entre en scène.

Quand elle n’est pas à l’école, sous prétexte de s’instruire, elle s’absorbe dans la lecture pour échapper aux tâches ménagères. Leïla dresse toujours telle une muraille un livre entre sa mère et elle, lui signifiant ainsi qu’elle est trop occupée par ces derniers pour accomplir les

tâches qu’elle lui donne. Les livres sont un moyen éloquent pour la jeune fille de faire

comprendre à sa mère qu’elles sont différentes l’une de l’autre et qu’elle ne deviendra jamais celle que Yamina souhaite, une prisonnière du foyer et de ses vicissitudes, mais plutôt une femme libre, instruite et indépendante. Leïla se sert des livres pour narguer sa mère et se protéger contre elle : « Yamina pouvait répéter sa rengaine autant qu’elle le voulait. Au lieu de ranger le livre ouvert sur ses genoux et d’obtempérer, Leïla le prenait à deux mains et le dressait entre elle et la donneuse d’ordres »384. Les relations entre la mère et la fillette sont régies par les ordres que la première dicte à la seconde, aussi Leïla appelle t-elle sa mère : « la donneuse d’ordres ». Déterminée à ne jamais suivre le chemin emprunté par sa mère, Leïla se plonge dans les livres dont elle se sert comme d’un rempart contre la volonté de sa mère et les aspects de la vie familiale qui l’horripilent :

Les bercements, biberons, soupes, pipis, défécations multiples, toilettes même

sommaires…n’étaient pas son affaire. Ne le seraient jamais. Les livres étaient devenus

son refuge contre cette mère à laquelle elle ne voulait pas ressembler. Un refuge aussi contre les criailleries de la maisonnée385.

Leïla est tellement terrifiée par le modèle maternel qu’elle refuse catégoriquement de prendre part à ces activités qui à ses yeux font de sa mère une esclave. Victime de l’intransigeance de ses parents à son égard simplement parce qu’elle est une fille, tandis que ses frères cadets jouissent de tous les privilèges et de toutes les marques d’affection, Leïla décide de ne jamais, pas même une seule fois céder aux instances de sa mère et prêter un seul petit doigt aux activités domestiques. Cela reviendrait en effet à cautionner les ségrégations dont elle est victime dans sa famille. En refusant d’aider sa mère et en s’enfermant dans son

« rempart en papier des livres »386 Leïla signifie en fait son mécontentement et prend sa

revanche sur les injustices familiales. Les livres sont donc le symbole de son refus et de sa résistance contre Yamina et le système traditionnel en général.

Les livres sont aussi un moteur de rébellion. En effet, ils viennent parfaire l’instruction que Leïla reçoit déjà à l’école française et nourrissent sa révolte contre les siens. Dans ces 384 Idem., p. 115. 385 Ibidem. 386 Ibidem.141.

142 derniers, elle découvre des modes de vie différents et son jeune esprit curieux par nature veut les découvrir. Ses lectures lui parlent et lui décrivent un ailleurs plus clément que son univers ; ils l’incitent à rêver d’autres mondes, à aspirer à des choses différentes et semble- t-il meilleures que celles que sa société lui promet. Les livres façonnent sa pensée et son raisonnement loin des contraintes et des interdits de la société algérienne creusant ainsi un énorme fossé entre elle et sa famille et par extension, la société locale. C’est ce que constate d’ailleurs Zohra, sa grand-mère, qui n’hésite pas à le lui faire remarquer :

- Kebdi, trop de solitude et de livres étranges te nuisent […] Ils t’emportent ailleurs, dans un ailleurs qui n’est pas le nôtre. Ils te font rejeter les tiens. Je crois que ce n’est pas bon pour toi. […] Je voudrais que tu n’oublies jamais d’où tu viens, ni qui tu es, quel que soit ce que te réservent l’avenir… Tu marches, tu cours même, mais vers un monde inconnu, Kebdi, je te sens en danger et je ne sais que faire pour te protéger.

Parfois en ton absence, l’envie me traverse de mettre le feu à tes livres pour te libérer d’eux. […] Du moins Bouhaloufa, lui, a-t-il été entraîné par la poésie arabe. Toi, tu es en

train de franchir de plus grandes frontières. Je ne voudrais pas qu’elles t’engloutissent387. Ces paroles traversées de part et d’autre par des métaphores qui mettent en exergue la sagesse de Zohra et ces talents de conteuse trahissent une inquiétude profonde : celle d’une grand-mère qui voit sa petite-fille perdre peu à peu les repères de sa société et de sa culture au profit d’une culture étrangère. Zohra voit Leïla creuser entre sa famille et elle un énorme fossé par sa passion des livres français. Ici, ce n’est pas la lecture de textes étrangers qui inquiète Zohra, ce n’est pas non plus le fait que sa petite-fille se cultive, mais c’est l’effet de ces lectures sur la personnalité et l’identité de Leïla qui est la préoccupation principale de Zohra. Ces lectures ôtent sournoisement à Leïla son identité d’algérienne arabo-musulmane ; elles l’acculturent, et c’est contre cette acculturation que Zohra tente en vain de lutter. Les lectures de Leïla ne sont pas si anodines qu’elles en ont l’air, car elles cultivent et entretiennent en elle le désir de l’ailleurs, elles sont un appel vers l’inconnu, la civilisation occidentale française. Cette dernière fait corps avec la culture française par le biais de ses lectures ; et même si elle n’effectue pas un déplacement physique pour être en contact avec cette civilisation, elle va vers celle-ci et celle-ci vient vers elle par les livres.

Zohra attribue aux livres de Leïla des propriétés anthropomorphiques pour souligner l’emprise et l’influence que ces derniers ont sur elle ; parlant de ces livres, elle affirme que ceux-ci lui nuisent comme si ces livres étaient des sujets pensants dont l’intention serait de faire du mal à sa petite-fille. Elle déclare encore qu’elle aimerait les brûler pour libérer sa petite-fille de ces livres semblables à des geôliers qui emprisonnent Leïla loin des siens. Ces propos de Zohra, bien que négatifs dans la mesure où ils constituent pour Leïla une mise en

387

143 garde contre le pouvoir corrupteur de ses lectures, soulignent avec force le pouvoir des mots et de la littérature. Ceux-ci constituent une puissante passerelle vers l’inconnu ; par eux, on peut traverser le monde entier et surtout devenir quelqu’un d’autre. Ce pouvoir des mots et de la littérature fera l’objet d’une analyse plus approfondie dans la troisième partie de ce travail. Force est de constater que les livres et notamment les paroles et les mots qu’on y retrouve excluent progressivement Leïla des siens. L’instruction qu’elle possède grâce à la fréquentation de l’école française au-delà de la limite scolaire autorisée par la tradition, impose déjà une barrière entre elle et les autres jeunes filles qui ont arrêté précocement leur scolarité, mais aussi entre elle et le reste de sa famille illettrée. Cette instruction, et notamment ces livres dont elle ne se sépare jamais, développent et nourrissent en elle des aspirations contraires à celles de sa communauté :

Elle ne voulait pas de cette vie-là. Pas de tâches ménagères et leurs moites lassitudes. Pas de servitudes. Pas de kholkhales, sonnailles des bêtes de somme. Pas la férule qui toute une vie faisait piétiner les femmes dans quelques mètres carrés alors que dehors, les

terres s’écartelaient entre rectitude sans limites et fuite des cieux. Pas d’horizon aveuglé par les œillères du haïk. Pas d’esprit éborgné dès la prime enfance et à qui on ne reconnaît qu’une seule voie, celle de servir et de donner naissance. Jamais !388

Ces paroles témoignent de la révolte sourde qui anime Leïla contre la misogynie de sa société. En quelques phrases, elle critique et dénonce la situation précaire des femmes tout en laissant poindre sa détermination à ne pas ressembler à ces dernières, détermination qui s’exprime par des phrases essentiellement négatives, des mots et des tournures qui se rapportent tous au refus. C’est le cas du mot « jamais » que l’on retrouve à la fin du monologue intérieur de Leïla. Ce mot n’exprime pas seulement la négation, il porte l’idée d’une négation bien ferme et déterminée qui ne laisse aucune possibilité à un changement d’avis : la décision de Leïla est sans appel, elle fera tout ce qui est son possible pour ne jamais vivre cette existence servile, insipide et étouffante. Quant au point d’exclamation qui termine la phrase, il permet de mesurer les sentiments qui animent le personnage quand il pense au sort des femmes. A cet effet, Michel Laronde fait remarquer que le point d’exclamation, tout comme le point d’interrogation, signale « des codes d’interprétation de la langue [et si le point d’interrogation, renvoie à] la question directe, la mise en doute, le contre-discours, [le point

d’exclamation quant à lui renvoie à] l’affectivité, au doute et à la surprise »389 ; dans l’extrait

de notre corpus cité plus haut, le point d’exclamation permet de mesurer le degré d’affectivité de Leïla : la colère, le dépit et même la déception sont autant de sentiments qui transparaissent

388

Idem., p. 275. 389

Laronde, Michel, « Stratégies rhétoriques du discours décentré » in Littératures des immigrations 2 : Exils croisés, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 34.

144 dans ce passage. Nous pouvons aussi souligner l’abondance de l’expression « pas » qui fait

office d’anaphore car elle est au début de chacune des phrases de Leïla et est suivie d’une

activité ou d’une liste de charges dévolues à la femme qui loin de l’ennoblir contribuent à son asservissement : « Pas de tâches ménagères… pas de servitudes… pas d’horizon… ». La dimension essentiellement négative de ce passage, la ponctuation abondante, les phrases courtes et l’allusion aux « bêtes de somme » ne font que confirmer ces sentiments de colère et de révolte, voire de mépris que Leïla ressent. Ce passage qui dénonce la situation médiocre de la femme algérienne après l’indépendance est une prise de position déterminée et franche non seulement du personnage, mais aussi de l’auteure contre l’asservissement et la réification de la femme390.

On sait que la Leïla des Hommes qui marchent est à certains moments de la fiction

indissociable de Malika Mokeddem, ainsi la passion que ce personnage a pour les livres traduit celle qu’avait l’auteur dans sa jeunesse. D’ailleurs dans son roman autobiographique

La Transe des insoumis391, Malika Mokeddem revient à plusieurs reprises sur le rôle que les livres ont joué dans sa vie depuis l’enfance :

Je n’ai pas beaucoup de livres. C’est égal, je relis inlassablement ceux que je possède et

découvre toujours des mots nouveaux. Chaque description, chaque portrait sont matière à

des heures d’invention. Car mes livres me racontent des mondes totalement étrangers.

Des mondes que même les yeux de ma grand-mère ne peuvent atteindre ni percer.[…]

Moi, entre elle et mes livres, je divague déjà sur des mots. Je rêve des mers, des ruisseaux dans les prairies de mes lectures. Les mots ont des couleurs inconnues. Je marche toutes les nuits dans leurs étranges contrées392.

Ces livres qui la font rêver et voyager contribuent aussi à l’éloigner des siens, faisant d’elle une étrangère :

Je m’impose en invitée dans ma famille. Au milieu de l’oralité, je vis rencognée dans les

livres. Les livres sont mes seuls convives. Je leur ai même installé trois étagères dans la

pièce des invités. C’est ma petite révolution à moi. Le signe que je suis en train de devenir étrangères aux miens. Retranchée de leurs jours en plus de leurs nuits. Une vie en marge393.

Ces mêmes livres qui la retranchent de son univers originel, deviennent les seuls compagnons de sa solitude. Désormais éloignée des siens et seule, Leïla retrouve dans ses lectures des

390

Malika Mokeddem reconnaît avoir vécu la plupart des événements relatés, et avoir éprouvé les mêmes sentiments que son personnage Leïla dans Les Hommes qui marchent, son premier roman ; c’est le cas par exemple de cette agression publique que l’on retrouve aux pages 286 – 292. Par ailleurs, le parcours existentiel et intellectuel de Leïla, ressemble étrangement à celui de Malika Mokeddem, de sorte que nous pouvons affirmer sans nous tromper que ce roman a un caractère autobiographique et que les sentiments de Leïla, reflètent ceux de Malika Mokeddem.

391

Mokeddem, Malika, La Transe des insoumis, Paris, Grasset et Fasquelle, 2003. 392

Ibidem., pp. 71-72. 393

145 personnes imaginaires qui viennent occuper les places vacantes de sa vie. Elle déclare d’ailleurs à sa grand-mère : « Pour moi, la mort est dans l’immobilité des esprits. Et pour que mes pensées continuent à avancer j’ai besoin des mots des autres, de leurs livres […] Les

livres me délivrent de la permanente oppression qui sévit ici »394. Les livres deviennent ainsi

la consolation de Leïla contre les nombreuses frustrations du quotidien ; ils l’empêchent de

renoncer à son combat et de céder aux attentes de sa famille et de la société algérienne. En un mot, les livres assurent sa survie. Mais comme le montre la fin du roman, même ces livres finissent par devenir impuissants contre la menace du système patriarcal et la peur de Leïla de connaître au final le même sort que sa mère ; aussi prend-elle le parti de fuir. Oui Leïla fuit non plus vers le désert, mais de l’autre côté de la Méditerranée, en France chez l’Autre. Elle s’exile vers cette terre que depuis l’enfance, l’école et les livres lui ont permis de découvrir ; elle va vers cet autre qu’elle côtoyait déjà depuis l’école primaire et qui l’a aidé jusqu’à

présent à résister à la misogynie traditionnelle. L’exil physique vers la France vient donc

parachever ce que l’école et les livres avaient déjà bien amorcé son rejet de l’identité maternelle et du système patriarcal. S’expatrier pour s’éloigner de la figure maternelle et d’un univers social sclérosé, tel est le choix de Leïla, Halima, Joséphine et Marie-Noëlle.