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- L’apparence physique

Chapitre 5 : Les migrations effectives

1) L’enfance errante

Dans leur errance, Josette et Marie-Noëlle empruntent l’une et l’autre des trajectoires différentes, voire opposées. En effet, Josette quitte la France, la métropole pour aller au pays de ses racines, expression utilisée par sa mère Pâquerette pour montrer tout le bien-fondé de sa décision de l’envoyer aux Antilles chez Théodora, cette grand-mère qu’elle n’a jamais connue ; tandis que Marie-Noëlle quitte le pays de ses racines, la Guadeloupe et notamment La Pointe, pour la France afin d’aller retrouver sa mère Reynalda qu’elle ne connaît pas. Mais bien avant ce voyage qui va les éloigner toutes les deux de la terre de leur enfance, les deux fillettes mènent déjà une vie errante. Josette par exemple sous l’égide de la Ddass qui la reprend à sa mère incapable de s’en occuper, erre de famille en famille dans un piteux état :

T’es bien remplumée au jour d’aujourd’hui, mais fallait te voir à l’époque : la peau

sur les os, aussi maigre que les enfants affamés d’Afrique qu’on montre à la télé dans les

reportages. Des lentes et des poux dans la tête et jusqu’aux sourcils. Ah, c’est sûr qu’ils t’avaient pas ménagée les sagouins chez qui t’étais avant482.

481

Pineau, Gisèle, Fleur de Barbarie, op. Cit., pp. 326-328. 482

188 En plus d’errer de famille en famille, Josette est mal gardée et mal nourrie jusqu’à ce qu’elle arrive chez Tata Michelle où elle passe cinq années d’affilée sans plus connaître l’instabilité du voyage et les mauvais traitements. Cette enfance errante, Josette l’oppose à l’enfance de son demi-frère cadet :

J’avais ma vision de la réalité et il avait la sienne ; nous avions évolué dans des mondes différents. Lui avait grandi dans un cercle bien délimité et moi dans des familles

éparses et de substitution. Je n’avais gardé aucun souvenir des premières nourrices chez qui j’avais vécu. Non plus des enfants auprès desquels j’avais passé un peu de temps

avant d’atterrir chez Tata. J’avais été transplantée dans la Sarthe, loin de ma vraie famille,

et puis exilée à Marie-Galante, pour prendre racine483.

C’est sur un ton pathétique que Josette décrit ses premières années d’enfance, dont elle garde très peu de souvenirs. Ces propos de Josette n’attestent pas seulement le fait qu’elle vit comme une errante depuis sa petite enfance, mais aussi le fait que cette existence dispersée est la cause première de son mal de vivre.

L’errance dans ce passage n’a aucune connotation positive ; elle est plutôt un facteur de

destruction identitaire. Les différentes familles dans lesquelles Josette a vécu avant d’arriver chez Tata ne l’ont pas aidée à se forger une identité. Au contraire, le fait qu’elle n’ait aucun souvenir de cette période de son existence est la preuve que ces errances lui ont fait perdre une bonne partie de son identité. La narratrice affirme avoir subi une transplantation ; ce terme est souvent utilisé dans le domaine médical pour rendre compte d’une opération chirurgicale consistant à remplacer un organe malade par un organe sain et ce remplacement doit être suivi d’un traitement pour que l’organe puisse s’adapter à ce corps étranger et que le corps lui-même ne puisse pas rejeter l’organe. Tant qu’elle vivait auprès de sa vraie famille en l’occurrence sa mère, Josette était comparable à un organe sain dans son corps d’origine, mais son départ pour la Sarthe dans des familles de substitution, l’a rendue semblable à un organe transplanté dans un autre corps. En fait, l’image de la transplantation ici est très intéressante parce qu’elle met en évidence la perte des origines, des repères et de l’identité du personnage. En effet, de même qu’un organe est coupé de son corps d’origine lorsqu’il est transplanté dans un autre corps, de même Josette a été coupée de ses origines et de ses racines lorsqu’elle a été envoyée dans la Sarthe ; et de même qu’une transplantation peut échouer parce que le corps

d’accueil a rejeté l’organe ou que ce dernier ne s’est pas adapté à son nouvel hôte, de même

les familles où Josette a séjourné ne l’ont pas bien accueillie (témoin l’état dans lequel elle était lorsqu’on l’a confiée à Tata Michelle) et Josette elle-même ne s’est jamais tout à fait

483

189 adaptée à ces familles de substitution et à cette vie erratique puisqu’elle s’est toujours sentie comme une étrangère (en témoignent les tourments dont elle souffre depuis son enfance).

Pour Josette, sa véritable existence commence une fois chez Tata Michelle, la seule famille de substitution qui l’ait vraiment accueillie avec amour et c’est sans doute pourquoi ses premiers souvenirs remontent à cette période : « Cependant même en forçant ma mémoire à réveiller des souvenirs endormis, sans mentir, j’avais l’intime conviction d’avoir toujours vécu dans la ferme de la Sarthe, auprès de ma Tata Michelle, de Pépé Marcel et de Mémé

Georgette »484. Mais le bonheur de Josette chez Tata Michelle est de courte durée puisque sa

mère la reprend non pas pour la garder enfin auprès d’elle, mais pour l’envoyer à Marie-Galante chez Théodora ; et ce nouveau départ vers sa terre natale, Josette le vit comme un exil. Le fait d’ailleurs que Pâquerette associe le départ de Josette pour Marie-Galante au fait de « retrouver ses racines » est très significatif dans la mesure où cela montre que ce voyage n’est pas seulement un départ de plus dans la vie de Josette, c’est un voyage qui est censé la remodeler, lui donner une autre identité que celle qu’elle a eue jusqu’à présent. Ce départ a pour but de l’aider à retrouver une identité qu’elle a perdue lorsqu’elle a été récupérée par la Ddass. Il est clair que pour Pâquerette l’avis de Josette ne compte pas ; elle ne peut donc pas se rendre compte que Josette préfèrerait continuer cette vie assez stable qu’elle mène dans la ferme de Tata Michelle que de reprendre cette vie d’errance en partant pour une terre inconnue. Pâquerette sans le savoir condamne sa fille à l’errance avec ce départ à Marie-Galante. En effet, ce voyage censé lui permettre de retrouver ses racines et de se forger une identité digne contribue plutôt à anéantir tout ce qu’elle avait jusqu’à présent construit en elle depuis qu’elle vivait à la ferme. Loin de l’aider à se reconstruire, ce voyage entame sa déconstruction et est responsable de la dualité identitaire qui désormais définira Josette car si pendant des années, neuf ans en tout, Josette voyagera très peu, mais partagée entre deux identités elle expérimentera une autre forme d’errance : l’errance virtuelle qui ne nécessite pas toujours chez le protagoniste des déplacements physiques. Cette dernière sera étudiée dans le prochain chapitre.

Contrairement à Josette, Marie-Noëlle n’erre pas de famille en famille ; à sa naissance, elle devient la protégée de Ranélise, celle qui offre l’hospitalité à Reynalda après sa tentative de suicide. Toutefois, elle est comme poussée par une force irrésistible à errer chaque jour vers la rue de Nozières avant de se rendre à l’école: « Quand elle se rendait à l’école, elle ne pouvait s’empêcher de faire un détour par la rue de Nozières pour regarder Il Lago di Como,

484

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situé au rez-de-chaussée d’une maison de bois de deux étages qui méritait d’être repeinte »485.

Hormis la peinture de cette boutique qui lui donne un air vétuste, cette bijouterie est décrite comme un vrai joyau « qui ne désemplissait pas de gens venus pour acheter et surtout pour

admirer »486. Mais Marie-Noëlle est peut-être encore trop jeune pour connaître la valeur des

bijoux vendus par cette boutique ou pour admirer leur beauté. Ce n’est donc ni pour acheter, ni pour admirer les bijoux que la fillette fait chaque jour un détour dans la rue de Nozières ; ces errances quotidiennes dans cette rue et vers cette boutique ont une explication étroitement liée à son identité :

Elle sentait que cette boutique qui ne payait guère de mine, véritable boyau resserré où la lumière électrique était allumée à toute heure, renfermait le secret de sa naissance.

Quels événements s’y étaient-ils passés quelques années auparavant, assez terribles pour

que sa maman d’à peine quinze ans se jette à l’eau et fasse le choix de la mort487 ?

Les détours quotidiens de Marie-Noëlle par la rue de Nozières ne sont pas fortuits : ils répondent à un besoin de percer à jour des secrets qui ont un rapport avec son existence. La fillette est très tôt consciente du caractère insolite de son identité et de celle de sa mère qu’elle se pose des questions sur les événements qui ont précédé sa naissance et qui ont conduit sa mère à tenter un suicide avant de l’abandonner sans regret aux mains de Ranélise. Marie-Noëlle pense que la réponse à toutes ces questions se trouve à la rue de Nozières, à Il Lago di Como, la boutique tenue par Gian Carlo Coppini. Plus qu’une impression ou un sentiment, c’est une conviction pour elle que le maître de la bijouterie a joué un rôle essentiel dans ce qu’elle est. C’est du moins la conclusion à laquelle elle parvient après y être entrée et l’avoir vu :

Un jour, elle devait avoir près de dix ans, elle s’enhardit, poussa la porte et se mêla au

flot de ceux qui admiraient les camées montés en broches ou en pendentifs et toute la

ciselure florentine. […] L’œil droit serti d’une loupe, sa barbe et ses beaux cheveux de

soie à présent poivre et sel atteignant presque ses épaules, Gian Carlo Coppini scrutait une pierre de couleur verte […] Il aperçut Marie-Noëlle debout dans un angle du magasin et il lui adressa un sourire suave et magnanime, qui découvrait quand même une

denture carnassière […] Quand Marie-Noëlle se retrouva au soleil de la rue, elle s’appuya

contre le mur et manqua tomber d’émotion.

Oui, à n’en pas douter, cet inconnu avait joué un rôle capital dans sa vie488.

L’émotion qui envahit Marie-Noëlle à l’âge de dix ans, lorsqu’elle voit enfin Gian Carlo Coppini, est pour elle le signe que son identité est liée à celle du bijoutier et que, si elle veut vraiment connaître ses origines, il lui faut remonter à cet homme. Les détours quotidiens de Marie-Noëlle par la rue de Nozières font donc déjà d’elle une errante bien qu’elle n’en ait pas

485

Condé, Maryse, Désirada, op. Cit., pp. 21-22. 486 Ibidem., p. 16. 487 Ibidem., p. 22. 488 Ibidem., pp. 22-23.

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conscience. Et cette errance, comme on peut aisément le constater, n’est pas tout à fait

volontaire dans la mesure où ce sont les circonstances mystérieuses dans lesquelles elle est venue à l’existence et le comportement étrange de sa mère Reynalda qui la condamnent à errer entre le canal Vatable et la Rue de Nozières, en quête de réponses sur ses origines et l’histoire de sa mère. Comme dans le cas de Josette, l’errance chez Marie-Noëlle est d’abord l’expression ou la manifestation d’une crise, d’une situation inconfortable. Bien que très jeune et choyée par Ranélise, sa mère de substitution, Marie-Noëlle est déjà angoissée par le fait d’être une enfant bâtarde et de surcroît abandonnée par une mère mal aimée de tous ceux qui l’ont connue. Cet héritage très lourd explique le mal existentiel ressenti par Marie-Noëlle et qui débouche sur son errance alors même qu’elle est encore très jeune.

Finalement, les errances enfantines de Josette et de Marie-Noëlle, loin de leur permettre de s’assumer comme sujet et de revendiquer leur identité plurielle et instable au

détriment d’une identité unique et stable, sont plutôt la manifestation d’une perte et d’une

situation de crise liées à leurs origines et à leur identité. L’errance, dans un premier temps ne favorise pas l’épanouissement du personnage et le désoriente, le rendant ainsi très vulnérable. Josette et Marie-Noëlle s’imposent dès les premières lignes du roman comme des êtres profondément en marge de la société qui les entoure. Le fait que Gisèle Pineau et Maryse Condé font remonter l’errance de leur personnage respectif depuis l’enfance est une façon peut-être d’affirmer que l’errance serait partie intégrante de l’identité de Josette et de Marie-Noëlle. On ne devient pas de but en blanc errant à l’âge adulte par la force des choses, on l’est déjà même tout-petit. C’est comme si les deux auteures affirmaient que l’errance est un héritage déjà inscrit dans la personnalité du personnage depuis son jeune âge et qui se développe progressivement à mesure qu’il grandit pour finalement être l’essence principale de son identité à l’âge adulte comme c’est le cas chez Josette et Marie-Noëlle.