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- L’apparence physique

4) La France et les Etats-Unis

Les principaux personnages de notre corpus finissent tous par quitter le pays natal parce que ce dernier constitue un obstacle à leur épanouissement et à leur construction identitaire. Au-delà des données sociales, familiales, historiques et culturelles qui justifient la crise identitaire des personnages, il y a une certaine correspondance entre la situation géographique du pays et la situation identitaire et existentielle des héroïnes. Les patries

d’origine ne favorisent pas la liberté des personnages. Dans Les Hommes qui marchent par

exemple, le désert qui borde le village de Kénadsa est parfois ressenti par Leïla comme une immense prison qui ne laisse aucune issue à la liberté ou à la fuite et qui complote avec le système social pour la priver du bonheur et la vouer au sort commun des Algériennes:

Il n’est de pire sentiment de claustration que celui éprouvé face à des immensités ouvertes, certes, mais sur un néant. […] Leïla, elle avait si peur de ne pouvoir lui

échapper qu’elle le haïssait, ce désert tyran. Son ciel torve et ses nuls parts effarants,

égaraient son regard, consumaient ses espoirs. La perspective de ces mois qui agonisaient

en naissant et installaient l’image de la mort pour longtemps, l’angoissait tant que Leïla en oubliait les véritables causes de son enfermement : la misogynie de la société, d’une

394

146 part, le dénuement de sa famille et le nombre à présent trop important de sa fratrie qui

excluaient toute possibilité de voyage, d’autre part395.

Leïla établit un lien entre le désert et la misogynie ambiante dans sa société. Le désert est ici complice du système social algérien dans la mesure où il participe à la claustration de Leïla. Le Sahara devient le symbole des traditions arabo-algériennes sexistes qui enferment les filles et les empêchent de s’épanouir. Le désert et les coutumes algériennes ont ceci de commun : ils sont pesants pour Leïla. De même que le désert restreint d’une certaine façon la liberté physique de Leïla, de même, les traditions algériennes constituent un obstacle important pour son bonheur ; elles sont aussi arides qu’un désert pour le développement de l’identité personnelle de l’héroïne. C’est pourquoi Leïla quitte l’Algérie pour la France, un pays plus favorable à son épanouissement personnel. Pourtant la fin du roman révèle la persistance d’un malaise identitaire chez Leïla, bien des années après son arrivée en France, et il s’achève sur une tentative de l’héroïne de le résoudre par le moyen de l’écriture.

Dans La Deuxième épouse Halima-Emma habite Aïn Bka, une bourgade sans intérêt

où la vie est triste et insipide où tous les habitants se soumettent aveuglement aux traditions algériennes. L’existence d’Halima-Emma est aussi ennuyeuse que l’ambiance dans son village. Au sein de sa famille, Halima-Emma occupe une position insignifiante qui rappelle l’insignifiance de son village dans l’espace géographique algérien. Décrivant sa situation identitaire à Aïn Bka, elle déclare : « Onzième de la fratrie, je nageais en plein anonymat :

études moyennes, physique moyen, humeur égale »396. L’inexistence qui caractérise

Halima-Emma parmi ses frères et sœurs est à l’image de l’anonymat dans lequel est confiné son village. C’est donc pour sortir du néant et se libérer du poids de la famille et des traditions

qu’Halima se marie et s’établit en France où elle s’émancipe et s’épanouit, bien qu’elle reste

encore attachée à certains discours machistes de son pays natal.

Dans Fleur de Barbarie et Désirada. La Guadeloupe, terre natale de Joséphine et

Marie-Noëlle est une île enserrée de part et d’autre par l’océan. Comme leur île perdue dans l’immensité de l’océan et limitée par lui, les personnages de Condé et de Pineau sont perdus et limités sur le plan identitaire, ce qui est un frein à leur épanouissement. Joséphine dans ses écrits compare d’ailleurs la Guadeloupe et particulièrement Marie-Galante à un bagne, une véritable prison : « Le bateau se nommait Le Major des Îles. Je voguais en direction du bagne

de Marie-Galante »397. Marie-Noëlle quant à elle n’y voit qu’un lieu étroit, pauvre et laid où il

395

Mokeddem, Malika, Les Hommes qui marchent, op. Cit., p. 274. 396

Zouari, Fawzia, La Deuxième épouse, op. Cit., pp. 86-87. 397

147 lui serait impossible de vivre et trouver le bonheur et la paix intérieurs qu’elle recherche : « Pour tous, la Guadeloupe, c’était la Californie en mille fois mieux. Un endroit paradisiaque où le mot blizzard ne figurait pas dans le vocabulaire […] Marie-Noëlle n’avait pas le cœur à leur faire comprendre leur erreur. A leur révéler que c’était en réalité une petite arête volcanique fichée dans le gosier de l’océan à laquelle s’accrochait une poignée d’hommes et

de femmes, vaillants, durs à la peine, décidés à survivre à tous les coups »398. On voit donc

qu’il y a une correspondance entre l’emprisonnement de l’île au milieu de l’océan et la situation identitaire chaotique des personnages féminins. Pour se libérer Joséphine quitte la Guadeloupe pour la France ; Marie-Noëlle de son côté s’établit définitivement aux Etats-Unis.

Si le départ de Joséphine n’atteint pas réellement son but, puisqu’il ne résout pas ses

problèmes identitaires ; celui de Marie-Noëlle pour l’Amérique se révèle bénéfique. Des

quatre héroïnes de notre corpus, elle est d’ailleurs, à notre sens, celle qui parvient le mieux à résoudre ses problèmes identitaires.

C’est aux Etats-Unis qu’elle connaît enfin l’ascension sociale et la paix intérieure, preuve qu’elle a bien fait de s’éloigner de Reynalda. Mais cette ascension ne se fait qu’après que Marie-Noëlle a touché le fond. En effet, en Amérique elle connaît les privations dues à la pauvreté et suite à sa misère affective devient même infidèle à Stanley. Et comme si cela ne suffisait pas, elle perd son mari qui incompris de tous, se suicide, la laissant veuve et sans le

sou. C’est aussi en Amérique qu’elle prend pleinement conscience qu’elle n’a véritablement

pas de famille. Au sujet du séjour de Marie-Noëlle en Amérique, Ronnie Scharfman, dans une

analyse des personnages féminins de Désirada observe : « Pour Marie-Noëlle, l’Amérique

fonctionne comme une sorte de degré zéro dans sa quête identitaire, un lieu où elle touche véritablement le fond, se reconnaît comme l’orpheline qu’elle est en réalité et commence à se

construire une vie »399. Marie-Noëlle finit d’ailleurs par considérer l’Amérique comme la terre

des apatrides, des solitaires et des déshérités de la terre, bref, des personnes comme elle sans :

mari, ni amant, ni enfant […] Les Etats-Unis d’Amérique étaient faits pour ceux de son espèce, les vaincus, ceux qui ne possèdent plus rien, ni pays d’origine, ni religion,

peut-être une race et qui se coulent, anonymes, dans ses vastes coins d’ombre. Nulle part, elle ne se sentirait aussi en sécurité qu’à Roxbury400.

Après plusieurs échecs dans sa quête de la figure paternelle, Marie-Noëlle apprend progressivement à se reconstruire affectivement et à panser les plaies liées à son identité :

D’une certaine manière, ma monstruosité me rend unique. Grâce à elle, je ne possède

ni nationalité, ni pays, ni langue. Je peux rejeter ces tracasseries qui tracassent tellement

398

Condé, Maryse, Désirada, op. Cit., p. 218. 399

Scharfman, Ronnie « Au sujet d’héroïnes péripatétiques et peu sympathiques » op. Cit., p. 144. 400

148 les humains. Elle donne aussi une explication à ce qui entoure ma vie. Je comprends et

j’accepte qu’autour de moi, il n’y ait jamais eu de place pour un certain bonheur. Mon

chemin est tracé ailleurs401.

Finalement, c’est loin de la figure maternelle que Marie-Noëlle parvient à se définir et à s’accepter. C’est loin de Reynalda qu’elle goûte au bonheur et à la sérénité. C’était déjà le cas lorsqu’elle vivait en Guadeloupe auprès de Ranélise, qui pendant les dix premières années de son existence l’a choyée et entourée d’amour et de tendresse. C’est encore le cas à Vence où elle obtient son baccalauréat et se lie d’amitié avec Leïla et Araxie, deux jeunes filles atteintes comme elle de tuberculose qui contribueront à lui redonner goût à la vie et aux études. C’est

enfin, à Boston, qu’après plusieurs années d’efforts et de travail personnels, elle soutient sa

thèse et se métamorphose d’« une petite émigrante craintive, mariée à un musicien sans le

sou en un respectable professeur d’université »402. Mais cette ascension sociale, cette

connaissance et acceptation de soi ne deviennent possibles que parce que Marie-Noëlle a pris de la distance avec sa mère. On pourrait être tenté de voir dans cette destinée de la jeune femme une mythification ou une idéalisation des Etats-Unis comme lieu par excellence de la réussite, cadre idéal de l’accomplissement de soi. Mais ce n’est pas le cas car Maryse Condé

montre bien dans ce roman, comme déjà dans ses fictions précédentes telles que La Colonie

du nouveau monde403, que l’Amérique « n’est pas un lieu où se réalisent les rêves. Il n’y a rien de beau, d’idéal, ni de romantique dans la pauvreté, le racisme et la violence dont

Marie-Noëlle fait l’expérience »404 à Boston. Si elle réussit finalement en Amérique ce qu’elle n’a

pas réussi en France métropolitaine ou en Guadeloupe, c’est parce que ces espaces géographiques sont directement liés à son traumatisme identitaire. Les Etats-Unis quant à eux sont un terrain neutre et c’est en cela qu’ils sont un cadre propice pour son épanouissement.

C’est pour ne pas ressembler à cette mère froide, hautaine et égoïste que Marie-Noëlle s’exile aux Etats-Unis. C’est aussi pour ne pas lui ressembler qu’elle recherche désespérément l’identité de son père, espérant que la connaissance paternelle lui permettra d’échapper au sort maternel. Mais cette émigration censée la détacher de Reynalda, révèle aussi des points communs entre sa mère et elle. A l’instar de Reynalda, Marie-Noëlle quitte la maison familiale pour se libérer du passé. Et de même que Reynalda s’épanouit et s’accomplit loin de sa mère Nina grâce au travail personnel, de même Marie-Noëlle, par une lutte personnelle, se découvre et connaît une ascension sociale loin de Reynalda. Au final, la mère et la fille ne 401 Idem., p. 280-281. 402 Ibidem., p. 223. 403

Condé, Maryse. La colonie du nouveau monde, Paris, Robert Laffont, 2011

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149 sont pas si diamétralement opposées l’une à l’autre. Bien qu’il n’existe entre elles ni amour, encore moins sympathie et attention, elles ont en partage les capacités intellectuelles. C’est même semble–t-il, « le seul exemple positif de transmission maternelle. Leurs capacités intellectuelles permettent à l’une de réussir brillamment dans sa carrière d’assistante sociale et d’acquérir une certaine notoriété dans son milieu professionnel et à l’autre de devenir un excellent professeur d’université. La révolte des filles contre les mères est aussi perceptible à un niveau symbolique.

2. Les lieux symboliques de rejet de la mère

Le refus du modèle maternel s’exprime également à travers des espaces symboliques. Ces derniers remplissent des fonctions similaires, mais aussi différentes, d’un personnage à l’autre.