• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE III. Mythe en Europe, voyage aux Amériques

4. Littérature et mythes européens

Il est indéniable que la littérature universelle s’est nourrie, voire inspirée des symboles mythiques les plus étendus. La trace laissée par une volonté « d’auteur » est difficilement visible, mais nous pourrions constater, par le travail de Dumézil, que la Grèce Antique et la Rome classique ont été le lieu et le temps d’une création romanesque primordiale. Rappelons tout d’abord que d’après Dumézil, Rome ne possédait pas une véritable mythologie romaine. Il a soutenu par des multiples exemples l’inexistence d’une mythologie divine et par contre la relation des personnages héroïques en rapport à la mythologie védique ; ils ont constitué ainsi l’épopée de leurs origines. Certaines populations indo-européennes telles que l’irlandaise et scandinave ont créé une épopée basée sur les mythes, permettant la sauvegarde de ces derniers, ou des tentatives d’histoire par des transpositions humaines261

.

Le passage des thèmes mythiques, ou de récits mythiques racontés dans la forme romanesque suppose un exercice de connaissance, de réutilisation des thèmes et puis une adaptation au code discursif. Dans « Du mythe au roman », Georges Dumézil présente le travail littéraire entrepris par l’historien danois Saxo Grammaticus dans la composition des « Gesta Danorum » (entre 2102 et 1216), pour qui les sources étaient orales - les mythes du dieu Njördr -, mais aussi par des faits historiques associés au chef Hastingus.262 Nous ne faisons que citer très brièvement cet ouvrage afin d’illustrer le passage du mythe au roman. Dans ce récit, Dumézil a « montré ici et là une même suite, une même ligne, en sorte que le roman s’interprète comme une structure littéraire dérivée

259

« Dans sa version médiévale-historique, le mythe est formalisé dans une structure de type spatial favorisant la recherche des territoires géographiques réels et incitant à la création des géographies imaginaires médiévales. Ainsi, par ces caractéristiques, cette structure mythique est en rapport étroit avec le concept de voyage, qu’il s’agisse d’un voyage imaginaire, allégorique, dont les étapes sont le pas de la grande aventure d’initiation ou qu’il s’agisse d’une recherche profane des terres merveilleuses où les pierres des rivières sont des nuages. », (traduction personnelle), POPEANGA Eugenia, « Mito y realidad en los libros de viajes medievales », Dans : Historias y ficciones. Coloquio sobre la literatura del siglo XV. Universitat de València, 1992, p. 73-81, 363 p., p. 73.

260

CIRLOT Juan Eduardo, Diccionario de símbolos (1997), Barcelona : Siruela, 2006, 527 p., p. 343.

261

DUMEZIL Georges, Du mythe au roman, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, 208 p., p. 9.

262

78

de la structure religieuse du mythe. »263. L’auteur a donc saisi une méthode de transposition, il a provoqué la métamorphose du mythe en roman en puisant dans la mythologie, « en sorte que le roman s’interprète comme une structure littéraire dérivée de la structure religieuse du mythe. »264. Dumézil a signalé les points de rencontre entre le mythe de Njördr et le récit de Hstingus, entre les deux structures, et surtout par des éléments concernant les péripéties du héros.

Cet exemple nous rappelle à quel point la source mythique peut être tracée et mise en évidence lorsque le travail du critique explore les mythes, les symboles, les histoires, mais aussi les procédés littéraires qui supposent un plein savoir des structures mythiques. Du point de vue de la création, en s’avançant dans le champ mythique, l’écrivain se rapproche le plus de l’activité démiurgique en s’éloignant ainsi de « l’immédiateté et factualité du présent »265. D’après Michel Tournier, le rôle de l’écrivain est de transformer et de réactiver les mythes. Pour lui, le mythe peut être une référence mais aussi, une matière à retravailler : réécriture du mythe par des interprétations personnelles. De telles réactualisations ont lieu durant toute l’histoire de la littérature. D’autres écrivains ont réalisé un travail de composition à partir d’une réflexion autour du mythe. S’il ne s’agit pas de reprises presque totales de récits - des exemples de textes littéraires, il y en a bon nombre : les tragédies de Eschyle, Sophocle, Euripide, Sénèque, « Don Juan » (Tirso de Molina, Molière), « Faust » (Goethe), « Tristan et Iseut », (Thomas, Beroul), « Robinson Crusoé » (Daniel Defoe), puis dans l'œuvre même de Nietzsche, James Joyce, ou les versions françaises inspirées des tragédies grecques des écrivains Racine, André Gide, Jean Giraudoux, Jean-Paul Sartre, Jean Cocteau, Jean Anouilh et Michel Tournier- ; dans d’autres cas, il s’agit de clins d’œil aux sujets mythiques.

Il y a aussi un autre mécanisme par lequel le lecteur est renvoyé à un symbole mythique : par des allégories l’auteur se sert de modèles ou d’images issues des mythes et fait jaillir un sens qui convient à son récit. Dans ce cas-là, tel que le signalait Tournier, il n’y a guère de reconstruction d’un mythe. Pourtant, ce qu’il ne dit pas, c’est que l’allégorie elle aussi permet au lecteur de jouer avec les sens et à l’écrivain de reconstruire l’idée du symbole par une mécanique de l’exploration de l’âme symbolique. Un exemple de cette allégorie qui s’est réactualisée dans le temps et l’espace est cet extrait de « Par-delà le bien et le mal » de Friedrich Nietzsche :

« Ô Europe ! Europe ! On connaît la bête à cornes qui a toujours eu pour toi le plus d’attraits, et que tu as encore à redouter ! Ton antique légende pourrait, une fois de plus, devenir de « l’histoire » — une fois encore une prodigieuse bêtise pourrait s’emparer de ton esprit et t’entraîner ! Et nul dieu ne se cacherait en elle, non ! Rien qu’une « idée », une « idée moderne ». »266

Il est incontestable que la mythologie est l’une des muses les plus prolifiques pour la littérature, surtout dans la littérature classique, même si de nouvelles actualisations sont notablement saisissantes. Pourtant, comme l’on a vu, les genres poétiques tels que le lyrisme, l’épique, la didactique, le tragique, et dans une mesure moins importante l’épigramme, la satire et la comédie se sont servis du mythe comme matière unique, ou par digression, comme exemple ou référence. A. Ruiz de Elvira a résumé cette influence ainsi : « La temática general de la poesía clásica es hasta tal punto mitológica, que puede

263 Ibid., p. 121. 264 Ibid., p. 120. 265

DETHURENS Pascal, De l’Europe en littérature, Genève : Librairie Droz, 2002, 489 p., p. 247.

266

NIETZSCHE Friedrich, Par- elà le bien et le mal, Prélu e ’une philosophie e l’avenir, Traduction par Henri Albert, Mercure de France, 1913 [dixième édition] (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 10, p. 209-250), Chapitre 239, p. 249.

79

decirse que la mitología es el tema de las cuatro quintas partes de su conjunto, y de la casi totalidad de la producción en los géneros más nobles: épica, tragedia y lírica. »267

Les panthéons, comme nous l’avons déjà remarqué concernant le domaine grec, comportent des divinités variées, avec des fonctions propres, des actions spécifiques de pouvoir, plus au moins en rapport d’opposition ou de complétude avec les autres êtres du panthéon. Les structures hiérarchisées dont les dieux sont les membres privilégiés permettent la comparaison entre les religions polythéistes car la structuration serait la même, ce que Vernant expliquait en disant que : « Ces dieux multiples sont dans le monde ; ils en font partie »268. C’est dans cette même logique que l’homme construirait des entités imaginaires correspondant à ces réalités puissantes qui l’entourent. Les comparaisons entre les mythes de différentes sociétés sont donc possibles à établir. Les autres êtres, en dessous de la souveraineté divine, ayant entraîné les questions les plus humaines, sont les héros. La Grèce a connu la diffusion du culte héroïque, réponse à des besoins sociaux et religieux afin de mitiger l’écart entre les dieux immortels et les hommes dont le fatal destin est la mortalité. C’est « la race dont la poésie épique chante les exploits. »269 disait Jean Pierre Vernant ; Héraclès, Achille, Thésée, Oreste chargés d’une valeur symbolique, les épopées ont fixé leur biographie légendaire comme celle du géant solaire Gilgamesh qui date du troisième millénaire avant J.-C.

Si nous pouvons distinguer différents types de héros mythiques comme personnages incontournables de la littérature, c’est que leur vie et les caractéristiques de leur existence ont des points en commun avec la vie de l’homme ; par leurs passions, leurs échecs, mais c’est aussi parce que les récits de leur naissance, vie et mort sont composés d’une série d’aventures et d’épreuves qui nourrissent les narrations littéraires. Le héros emblématique a conscience de son rôle et de ses responsabilités en tant que définies par la collectivité ; héros social, il est visible dans des personnages littéraires comme Roland, dans La Chanson de Roland. La tragédie nous a montré le héros sous une autre facette ; son destin, à la différence de celui de l’épopée, est perdu d’avance, une fatalité l’accompagne dans ses combats. La mort est le seul moyen pour payer ses fautes, car il est à la fois coupable et innocent, comme dans la figure mythique de Médée. Les héros « modernes », ceux qui nourrissent les romans, sont moins conscients de leur rôle. En effet, ils mènent une vie qui peu à peu montre les signes d’un destin différent des autres, mais qui peut avoir une fin indésirable. Dans chaque genre littéraire le héros est constitué à partir d’un point de vue spécifique, mais ce qu’il a de commun dans toutes les créations, c’est qu’il personnifie une fraction de la nature humaine.

Les versions prototypiques ne répondent pas forcément à un mythe fondateur et bien structuré, lorsque le poète transpose la figure du héros, il ne s’agit pas de répéter le canevas narratif.

« Ce héros, qui peut apparaître dans une ou plusieurs versions considérées comme fondamentales, se caractérise généralement par la force des oppositions structurales ou des parallélismes qui le régissent, par les blancs ou incohérences qui lui sont

267

La thématique générale de la poésie classique est à tel point mythologique que l’on peut dire que la mythologie est le sujet des quatre cinquièmes de son ensemble, et de la presque totalité de la production dans les genres les plus nobles : épique, tragédie et la lyrique. RUIZ DE ELVIRA Antonio, Introducción a la poesía clásica: discurso leído en la solemne apertura del curso académico 1964-1965, Murcia, 1964, p. 11.

268

VERNANT Jean Pierre, Mythe et religion en Grèce ancienne (1987), Paris : Éditions du Seuil, 1990, 120 p., p. 11.

269

80

associés et qui contribuent en faire un protagoniste particulièrement ambivalent et énigmatique. »270

Les frères bibliques qui symbolisent l’événement fratricide ont aussi motivé la création littéraire. Véronique Léonard-Roques signale les textes qui, depuis le romantisme et pendant le XXe siècle, ont représenté, dans l’opposition bien/mal et la séquence du fratricide, l’hybridité même des personnages « caïniques » ou « abéliens », par ce qu’elle appelle « transmotivation »271

. Dans cette métamorphose du personnage, il y a des décisions prises par l’écrivain. L’évocation du nom est motivée par une question référentielle. D’après Léonard-Roques, certains cas demandent une configuration où les références au temps et à l’espace sont démarquées par l’emploi du nom propre d’origine. Le cas contraire advient lorsque le personnage est doté des caractéristiques suffisantes pour renvoyer à une entité mythique, mais qui se ne trouve pas conforme au plan narratif. La « taxonomie » des usages dans la littérature est problématique. Certains ouvrages ont dédié des pages de réflexion sur la question du héros littéraire et littérarisé. Dans certains cas, ils sont littéraires en soi, comme Don Quichotte ou Don Juan, dont le texte fondateur fournit une matrice littéraire reconnue ainsi par le lecteur et la critique. Néanmoins, ce qui ressort est la profonde affinité entre l’inspiration mythologique au moment d’agencer les éléments faisant de ces personnages des entités symboliques.

Nous avons tenté d’élucider la question du mythe en ce qui concerne la littérature occidentale. Cependant, les multiples recherches qui ont été menées à ce propos ne seront pas répétées dans ce travail. Ce qui nous intéresse est cette stratégie par laquelle les mythes nourrissent le travail créateur des romanciers et des poètes.

D’autre part, opérer des rapprochements entre la mythologie amérindienne et la mythologie européenne peut être problématique car, nous le verrons, les écrivains des Andes réactivent les mythes de façon distincte. Nous avons déjà esquissé des traits généraux issus de la mythologie que nous classerons comme européenne, car elle est née et s’est développée, voire reformulée au sein des cultures du vieux continent. Dans le dessein de souligner le développement de la mythologie andine, nous procéderons donc maintenant à définir ce qu’est le symbole.

270

LEONARD-ROQUES Véronique, « Figures mythiques, mythes, personnages. Quelques éléments de démarcation », Dans : Figures mythiques. Fabrique et métamorphoses, Clermont-Ferrand : Presses universitaires Blaise Pascal, coll. "Littératures", 2008, 314 p., p. 30.

271

81