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CHAPITRE I. Symboles mythiques d’Occident

1. Une lecture historique et poétique de la conquête et un regard occidental sur les sources

1.3. Le domaine des eaux stagnantes, des eaux profondes et immobiles

Ces eaux qui ne s’agitent que par une force abrupte, ces eaux calmes dont la profondeur éveille le soupçon de quelque chose d’inimaginable, sont peu présentes en tant qu’itérations lexicales. Il est pourtant possible de définir la présence de certaines répétitions, l’effet des isotopies qui forment le symbole des lacs, lagunes et des marées.

« L’imagination du malheur et de la mort trouve dans la matière de l’eau une image matérielle particulièrement puissante et naturelle. Ainsi, pour certaines âmes, l’eau tient vraiment la mort dans sa substance. Elle communique une rêverie où l’horreur est lente et tranquille »407.

Les étoiles, cet espace infini, ce lieu des divinités, se livrent au monde des hommes par l’étendue du lac. La ville sous-marine s’étale au fond des eaux comme les étoiles dans le ciel tel qu’Ursúa les a vues :

« Antes del amanecer Ursúa dio la orden de regresar. Se llevó en la memoria el espasmo de aquellas serpientes de luz en el cielo, el fogonazo interminable que abría cavernas en las lejanas nubes del lago y que revelaba en la noche inmensos países blancos hundiéndose callados en la distancia. »408

Dans El país de la canela, la lune et la lagune participent à un rêve ; l’eau est le miroir, reflet de l’univers : « donde se duplicaban en el agua los macizos de orquídeas, y una brisa corría al atardecer densa de perfumes, la Luna rojiza y enorme del verano brillaba suspendida sobre lagunas vegetales. »409 Les orchidées et la lune se dévoilent à nous par le biais de l’eau. Elle est donc moyen puis symbole de la nuit doublée dans ces deux miroirs ou dans le regard que la lune jette sur elle-même.

Dans El país de la canela le terme « fango » réactualise les sèmes inhérents /mélange/, /éclaboussure/, /chose méprisable/, s’activant par une prolongation de sens à travers les lexèmes « subir », « infortunes », « noyée », « morts », « vénéneux », « verrues », « infectieuses » :

« Hacía más de diez años que lo había reclutado Pizarro para su aventura en el sur, para padecer las de una isla de fango donde se comieron hasta las cáscaras de los cangrejos, y para desembarcar más muertos que vivos en la ciudad de colchones venenosos de Túmbez, donde muchos hombres se vieron de pronto llenos de verrugas infecciosas cuando ya se sentían a las puertas del reino. »410

407

BACHELARD Gaston, L’eau et les Rêves, Paris : Librairie José Corti, 1942, 223 p., p. 105.

408

OSPINA, Ursúa, p. 199, « Avant l'aube, Ursúa donna l'ordre de faire demi-tour. Il remportait dans sa mémoire le spasme de ces serpents de lumière dans le ciel, au-dessus du lac, la fournaise interminable ouvrant des cavernes au cœur des nuages lointains et révélant dans la nuit d'immenses pays blanchâtres qui basculaient en silence aux confins de l'horizon. » p. 304

409

OSPINA William, El País de la canela, p. 175, « […] où l'eau reflétait les massifs d'orchidées, où la brise soufflait sur un crépuscule gorgé de parfums, où brillait la lune rougeâtre et énorme de l'été, suspendue au-dessus des lagunes végétales. », Le pays de la cannelle, p. 150.

410

OSPINA William, El País de la canela, op. cit., p. 28. « Une dizaine d’années auparavant, Pizarro l’avait recruté pour son équipée vers le sud, où ils avaient subi les infortunes d’une île noyée de fange, et mangé jusqu’aux carapaces des crabes, avant de débarquer, plus morts que vifs, dans la ville de Túmbez

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Ce « fango » dans El país de la canela, est une machine qui coure toute seule, par une force inhérente qui n’a besoin que de sa propre existence pour couler :

« Esa fuerza de émbolo hace que el río siga corriendo poderoso, que su mole de agua y de trombas de fango y hojarasca no se precipite arrastrada por el abismo sino empujada por la fuerza de sus orígenes. » 411

C’est parce qu’il est mélange et participe aux formes naturelles, que ses composants assurent sa puissance.

En effet, il est une force vivante qui s’étend de toutes ses formes : il est mouvant, colérique, il respire, il a son haleine, se lève. Il porte un poids, et puis il baigne, là où il s’étale avec sa propre substance, dans un tumulte d’éléments qu’il emmène avec soi. Les marécages, rappelons-le, sont des eaux composées, selon la classification de Bachelard, puisque l’eau, qui porte avec elle différents corps, est un corps en soi :

« Al comienzo somos seres totalmente distintos, pero después hay que estar vigilando sus movimientos, anticipar su cólera en las tempestades, adivinar la respuesta que dará a cada lluvia, ver en las aguas quietas si se preparan avalanchas, oír la respiración de los temporales y sentir el aliento del río en esa humedad que lo llena todo, que se alza como niebla en las mañanas, que pesa como un fardo al mediodía y que baña con lodo vegetal las tardes interminables. Al final, uno es ya esa serpiente sobre la que navega, llevado por su origen, recibiendo la vida de los otros y manteniendo el rumbo sin saber lo que espera en el siguiente recodo. »412

Les eaux mélangées sont une masse ralentissant la troupe, laissant « impuissant » l’équipage, devant une force issue du « pouvoir de l’immensité » :

« […] y nos ahogábamos en la lluvia fangosa del río, y nada podíamos hacer contra los poderes de la inmensidad cuando alguno de los compañeros gritó de pronto que el barro que estaban probando sus labios era agua salada. »413

Les eaux marécageuses renvoient à une image des eaux pétrifiantes, qui travaille sur la dimension (sème inhérent) du /péjoratif/ dont les traits sémiques seraient : /impropre/, /densité/ mais aussi /enlisant/ et /fétide/. Dans Le pays de la cannelle le symbole revient deux fois, alors que dans sa version en espagnol le terme qui explique le trait sémantique est « fango » autrement dit « la boue ». Un marais, après la « boucherie » (/abat/, /bête/, /massacre/, /guerre/) ordonnée par Pizarro dans les forêts de l’Amazonie, symbolise un sentiment de culpabilité qui envahit le narrateur, car il est le témoin de la cruelle extermination des indigènes serviteurs. Elle est une comparaison de ce qu’est l’âme damnable avec l’aide de la figure aquatique, dénotant une nappe d’eau trouble, boueuse, dont ni lui ni les autres soldats ne pouvaient se dégager :

« Cuando dejamos atrás la pesadilla teníamos las almas turbias como ciénagas, y sentimos el deber de empezar a rechazar las ensoñaciones. Seguíamos en medio de un aux matelas vénéneux : en effet, nombre d’entre eux avaient soudain été couverts de verrues infectieuses à l’heure de franchir les portes du royaume. », traduction de Jean-Claude Lattès, Le pays de la cannelle, p. 24-25.

411

Ibid., p. 166 -167, « Cette force de piston donne au fleuve un rythme puissant, sa masse d'eau, de boue et de végétation en décomposition n'est pas aspirée par l'abîme, mais poussée par la force de ses origines. », Le pays de la cannelle, p. 43.

412

Ibid., p. 252. « Au début, on est deux êtres complètement différents, mais il faut anticiper sa colère dans les orages, surveiller ses mouvements, deviner la réponse qu'il donnera à chaque pluie, voir si les eaux paisibles ourdissent des déluges, entendre la respiration des tempêtes et sentir l'haleine du fleuve dans cette humidité qui envahit tout, qui se cabre comme une brume au matin, qui pèse comme un fardeau a midi et qui plonge le soir interminable dans une boue végétale. À la fin, on est soi-même le serpent sur lequel on navigue, porté par son origine, recevant la vie des autres et gardant le cap sans savoir ce que promet la sortie du méandre suivant. », Le pays de la Cannelle, p. 212.

413

Ibid., p. 265. « […] et nous replongions dans la pluie fangeuse du fleuve, impuissants face aux pouvoirs de l'immensité, quand un des compagnons cria soudain que la boue dans laquelle ses lèvres trempaient était salée », Le pays de la cannelle, p. 224.

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desafío mortal, asediados por peligros pasados y futuros, con sólo un horizonte de aguas crecientes y de bosques insondables esperando por nosotros. »414

C’est une forme de /châtiment/ car elle empêche de continuer le voyage. Mais elle indique un sentiment de culpabilité exhaussé par la purification dans ses eaux.

Le marais véhicule d’autres images de ces eaux alimentées par des matières organiques en décomposition. Il est lieu de mort, ainsi que le lieu que la Bible nous présente aux portes de l’enfer. Un trait sémantique se propage sur le terme « marais », un caractère infernal qui se véhicule dans ces images, comme celle qu’évoque Ospina lorsque les Espagnols, pris par la faim et le manque de nourriture, voient comme seule issue la consommation de chiens, les mêmes bêtes qui auparavant auraient mangé de la chair des Indiens. En traversant un marais, l’âme d’un soldat fébrile, mais très conscient de la monstruosité de l’acte, se voit noyé par sa culpabilité, et l’horreur ; il crie son angoisse :

« Los dioses inescrutables de la montaña y del hambre se disponían a cobrarle a nuestra expedición la inhumanidad que había mostrado con los hijos del Inca. Nos habíamos detenido una tarde, después de largos esfuerzos por superar un pantano sobre el cual se movía una nube de mosquitos diminutos, cuando uno de los hombres de a pie, que ya había hablado a solas varias veces por los caminos, se levantó de pronto y soltó en una frase toda su angustia contenida: "¡Los indios están en los perros!". »415

L’esprit des hommes châtiés trouvent leur écho dans ces eaux de mort. L’enfer n’est-il pas à l’intérieur de l’homme, dans les chagrins qui enferment son âme par un marécage emprisonnant ? L’extrait suivant exploite l’image à travers la répétition de termes autour de trois sèmes axiaux. Le lexème « s’agitait » permet l’afférence /vie/, puis les lexèmes descriptifs « décombres », « déluges de végétation », « cadavres », activent les sèmes /destruction/ ; finalement, « perdus », « emportés » et « égarés » participent à l’image des hommes /portés au hasard/ :

« El agua se agitó de un modo extraño y de repente nos pareció que hasta el río quería retroceder. Súbitamente nos vimos en medio de una turbulencia incomprensible, venían olas de fango, venían olas de escombros, avalanchas de vegetación, barrancos a la deriva bajo los vientos furiosos, aguas encontradas, cadáveres de animales arrastrados por la creciente, y los dos barcos nuestros, el solemne bergantín español y la nave de locos que lo seguía como sigue un escudero a su paladín perdido en la batalla, eran un par de cascarones extraviados en una tempestad. »416

Mais cet extrait établit le paradoxe de la représentation marécageuse. « Dans la boue des marécages se mêlent les deux puissances primordiales et croît une végétation

414

Ibid., p. 135, « En laissant le cauchemar derrière nous, nos âmes étaient aussi troubles qu’un marais, et nous éprouvions le besoin de chasser nos rêves. Nous étions toujours au milieu d’un défi mortel, assiégés par des dangers passés et à venir, avec pour seule perspective des eaux qui grossissaient sans cesse et des forêts insondables », Le pays de la cannelle, p. 113.

415

Ibid., p. 146, « Les dieux impénétrables de la montagne et de la faim s’apprêtaient à châtier notre expédition pour l'inhumanité qu’elle avait manifestée vis-à-vis des fils de l'Inca. Nous nous étions arrêtés un soir, après avoir longuement peiné pour traverser un marais au-dessus duquel vrombissait une nuée de moustiques minuscules, quand un fantassin, qui avait parlé tout seul à plusieurs reprises sur les chemins, se leva soudain et libéra d'une phrase toute son angoisse refoulée : « Les Indiens sont dans les chiens ! » », Le pays de la cannelle, p. 122.

416

Ibid., p. 265, « L'eau s'agitait de façon étrange, et soudain il nous sembla que même le fleuve cherchait à reculer. Nous étions subitement au milieu d'une turbulence incompréhensible, nous voyions arriver des vagues de fange, de décombres, des déluges de végétation, des falaises à la dérive sous les vents furieux, des eaux affrontées, des cadavres d'animaux emportés par la crue, et nos deux bateaux, le solennel brigantin espagnol et la nef des fous qui le suivait comme un écuyer suit son paladin perdu dans la bataille, étaient comme deux coquilles égarées dans la tempête. », Le Pays de la Cannelle, p. 223.

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sans cesse renouvelée. Les marais apparaissaient donc aux premiers hommes comme le siège d’une force de vie, origine de tout ce qui est terrestre »417.

Cependant, au niveau le plus élémentaire, la boue et les marais représentent définitivement un mélange mortel. Ainsi, les lexèmes qui se juxtaposent pour provoquer l’actualisation des sèmes propagent des dimensions autour de ce qui est fatal, pénible et surtout funeste :

« Nos perdíamos de vista, convencidos de que la otra barcaza, desguazada, había zozobrado sin remedio, pero de pronto la veíamos sobreaguar todavía, pobre hoja combatida por el temporal, y nos ahogábamos en la lluvia fangosa del río, y nada podíamos hacer contra los poderes de la inmensidad cuando alguno de los compañeros gritó de pronto que el barro que estaban probando sus labios era agua salada. »418

Ce passage terrible s’achève dans la description du narrateur où une autre forme aquatique devient objet d’espoir. Un enfer donc a été vécu dans la recherche folle d’un destin incontournable :

« Entonces, perdidos en medio de la corriente y doblegados bajo la furia de los elementos, todos comprendimos que el muro blanco que se nos había atravesado no era el estrado del juicio final sino una muralla de espuma, y que el estruendo de diez mil elefantes que nos había envuelto por días era el forcejeo de dos titanes, el río desmesurado y el océano imposible, y de repente, mojados e incrédulos, mareados y enfermos y locos de alegría, estábamos hundiendo nuestras manos heridas e hinchadas en el resplandor de las olas del mar. »419