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CHAPITRE IV. Le symbole

1. Capax symbolorum

Le mythe obéit à une structuration et à une série de contraintes collectives faisant du déchiffrage de sens une entreprise ardue et périlleuse, d’autant plus qu’il ne se prête pas à des variations multiples dans le temps et dans l’espace. De mon point de vue, les éléments représentatifs des mythes, repris par les poètes et écrivains, gardent toujours le sens le plus profond, tel que Vernant l’avait signalé : « Il s’inscrit dans une tradition ; qu’il s’y conforme exactement ou s’en écarte sur quelque point, il est tenu par elle, s’appuie sur elle et doit s’y référer, au moins implicitement, s’il veut que son récit soit entendu du public »272. Vernant fait ainsi référence au mythe dans le domaine culturel. Cependant, cette rigueur est plus forte lorsque nous voulons dévoiler le sens des symboles mythiques, et pas uniquement du récit, ainsi qu’au moment où la représentation est reprise dans d’autres types de textes ou de récits. Comment expliquer cela ? L’analyse de la question de la pensée symbolique pourrait nous donner une issue. Si nous admettons l’hypothèse que dans la structure mentale mythique de tout homme le cheminement et l’organisation sont les mêmes, il est donc probable que les sens et le non-dit des symboles, appartenant à une certaine mythologie, soient perçus de la même manière. En ce sens, Mircea Eliade affirmait :

« La pensée symbolique […] est consubstantielle à l’être humain : elle précède le langage et la raison discursive. Le symbole révèle certains aspects de la réalité – les plus profonds – qui défient tout autre moyen de connaissance. Les images, les symboles, les mythes, ne sont pas des créations irresponsables de la psyché ; ils répondent à une nécessité et remplissent une fonction : mettre à nu les plus secrètes modalités de l’être. »273

Mais, cela signifie-t-il pour autant que par les symboles, nous pouvons connaître l’homme en tant que tel, sans le conditionnement de l’histoire ? Mircea Eliade dit que les symboles mythiques et toute la représentation mythique sont inhérents à l’homme et donc qu’ils sont, en essence, toujours là, malgré les variations et les modifications : « Mieux encore. On est en train de comprendre aujourd’hui une chose que le XIXe siècle ne pouvait même pas pressentir : que le symbole, le mythe, l’image appartiennent à la substance de la vie spirituelle, qu’on peut les camoufler, les mutiler, les dégrader, mais qu’on ne les extirpera jamais »274

. Même si l’histoire « ajoute continuellement des significations nouvelles », la structure du symbole reste, car elle est « immanente »275. Pouvons-nous démontrer qu’il en va ainsi dans le cas des échanges entre la culture européenne et celle de l’Amérique andine ?

Commençons par les acceptions de concept que le terme symbole276 (faisant omission du symbole mathématique, bien entendu) reçoit des experts dans le domaine. Mais avant tout, rappelons que l’étymologie même du mot a beaucoup à dire, ainsi réinterprétée par Antoine Vergote : « Le symbole est originairement signe de

272

VERNANT Jean Pierre, Mythe et religion en Grèce ancienne (1987), Paris : Éditions du Seuil, 1990, 120 p., p. 36.

273

ELIADE Mircea, Images et symboles (1952), op.cit., p. 18.

274

Ibid., p. 16.

275

Ibid., p. 226.

276

Etymologiquement, le mot symbole est « Empr. au lat. symbolum « pièce justificative d'identité, signe de reconnaissance » lat. chrét. « symbole de la foi, le symbole des apôtres, profession de foi au baptême; signe allégorique, figure; écot, festin par écot », lui-même empr. au gr. ν « signe de reconnaissance (objet coupé en deux, dont deux personnes conservaient chacune la moitié), jeton; signe d'une convention, signe de ralliement; emblème, symbole; convention », dér. de α trans. « jeter ensemble, mettre ensemble, réunir » intrans. « se rencontrer avec (quelqu'un) ». »

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reconnaissance et indice référentiel. Le contractant donne à son contractant la moitié d’une tablette écrite brisée. L’adaptabilité des deux morceaux ( - α ) signifie le pacte qui les unit à tout jamais »277. Le langage est la présence de ce qui n’est pas perceptible, révélant le monde caché, faisant présent l’absent. En fait :

« […] par les symboles, un ordre visible prend donc figure dans le monde perceptible, et investit celui-ci de valeurs transréelles qui composent la trame significative de tout réel perceptible. Cette fonction révélatrice définit le symbole et le distingue de l’allégorie aussi bien que du simple signe, qui, tous deux, évoquent à l’esprit un objet déjà connu. »278

Néanmoins, cela se réalise par la participation du « sentiment », la participation affective de l’homme ainsi décrite par Heidegger, élément qui forge le fondement voilé, et non pas par la raison abstraite. En effet, cette optique de caractère herméneutique sémiotique expliquerait le comment des effets révélateurs dans la trilogie de William Ospina ainsi que ceux de la poésie andine chez les lecteurs.

Henri Meschonnic considère que les définitions du symbole « permettent de comprendre l’interprétation du cosmique et du signe »279

. Son caractère de lien distingue le symbole du signe. Pour lui, le signe ne rejoint pas, il ne fait que privilégier le nom. Il se place alors du point de vue du symbole graphique : « Spatial, le symbole attire et remet dans le cosmos, alors que le signe linguistique écrit tourne inversement vers l’ordre historique. Le signe est donc discontinu et le symbole, continu au monde […] Il est l’unité par excellence du langage du mythe et du sacré, de « ce qui ne saurait être circonscrit par des mots »280.

Le mythe, par son caractère poétique, est un défi d’interprétation élevé. Pour cela, la sémiotique est un outil qui permettrait de déchiffrer le sens. Le mythe permet de narrer et d’interpréter « librement » ; nous pouvons parler de liberté, par exemple d’après Gadamer, car il s’agit d’un processus infini et ouvert qui ne s’épuise jamais ; praxis et

poièsis sont des activités qui assurent le renouveau de la narration mythique. Le

renouveau peut s’exercer à travers l’écriture d’autres genres littéraires comme le roman ou la poésie.

La rationalité sémiotique donne du sens et ordonne281. Interpréter les symboles mythiques serait donc signaler une direction, dévoiler un ordre des sens. L’étude sémiotique arrive à l’interprétation à travers, dans un premier temps, l’analyse descriptive et une proposition d’explication des formes et des structures du texte mythique. Dans l’analyse des symboles, les formes et l’implication des symboles dans des contextes spécifiques deviennent un ensemble signifiant. L’herméneutique sémiotique tient compte du discours comme un objet à expliquer et comprendre, où le texte est exprimé dans l’appropriation des relations entre les éléments significatifs. Les symboles mythiques se détachent d’un fond, d’une tradition l’ayant configuré. La question est donc de comprendre les symboles dans l’intertexte, dans le rapport lexical et référentiel, mais aussi dans le contexte sociohistorique.

277

VERGOTE Antoine, « Le symbole », dans : Revue philosophique de Louvain, 1959, vol. 57, nº 54, p. 197-224, p. 197. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1959_num_57_54_4995 , consulté le 12 août 2014.

278

Ibid., p. 203.

279

MESCHONNIC Henri, Le signe et le poème, Paris : Éditions Gallimard, 1975, 543 p., p. 28.

280

Ibid., p. 29.

281

QUEZADA MACCHIAVELLO Oscar, Del mito como forma simbólica. Ensayo de hermenéutica semiótica, Lima : Fondo Editorial de la UNMSM, Fondo de Desarrollo Editorial de la Universidad de Lima, 2007, 599 p., p. 179.

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En tant qu’objet de reconnaissance, le symbole devrait pouvoir apporter les indices de cette autre partie. Eliade considère que « traduire » les images en termes concrets serait une opération dénuée de sens. Déduire le sens des symboles comme l’a proposé Sigmund Freud, les comprendre par des termes concrets, enlève la véritable portée du symbole car :

« […] les Images sont par leurs structures même multivalentes. Si l’esprit utilise les Images pour saisir la réalité ultime des choses, c’est justement parce que cette réalité se manifeste d’une manière contradictoire, et par conséquent ne saurait être exprimé par des concepts. […] c’est donc l’Image comme telle, en tant que faisceau de significations, qui est « vraie », et non pas « une seule de ses significations ou un seul de ses nombreux plans de référence. »282

Selon Jean Foucart, l’imaginaire sous toutes ses formes serait une projection de l’être vers le possible ; le symbole serait donc une tentative de communication, un pont tracé pour lier le monde à lui-même. Lorsqu’elle est une « tentative », et non une action de transmission réussie, la communication a naturellement des obstacles à surmonter. Certes, son ouvrage tourne autour du symbole dans l’œuvre d’art, mais si nous concluons à partir de sa thèse que la représentation symbolique présuppose les mêmes conditions que dans les récits mythiques - car l’art « suppose la recherche presque désespérée d’une

communion socialement impossible »283-, il nous sera permis de dire que le symbole est

la façon de résoudre la difficulté qu’impose cet obstacle. Foucart considère que le symbole n’est ni signe ni schéma, mais qu’il renvoie à quelque chose d’autre qui contient un fil les associant : « le signifié du symbole est au-delà du concept. Il s’agit d’une toute autre rationalité. Le monde des formes symboliques est celui de l’équivoque et de l’ambiguïté. La polysémie vient de ce qu’il existe entre le signifiant et le signifié un autre

rapport que le rapport codé »284.

Marcel Mauss a insisté sur le fait que symboliser est un événement naturel pour l’homme, mais que c’est aussi un fait culturel, s’exprimant différemment selon les groupes sociaux. Son étude sur le don paraît démontrer que les actions rituelles ou tout simplement les actes d’échanges sociaux répondent à une motivation symbolique, représentée dans l’obligation de donner ou dans les obligations réalisées par les échanges. Étant dans sa nature, l’homme représente et comprend, percevant les multiples relations et accordant un rôle prépondérant à l’échange ; dans le cas des textes littéraires, dans la communication entre auteurs, bagage idéologique, idées propres à la culture représentée et la pensée du lecteur.

Dans le domaine littéraire, notamment du roman et des symboles issus des cultures mythologiques - comme ceux de la chrétienté et des représentations andines -, nous devrons tenir compte des possibilités d’interprétation :

« Le symbole crée une sorte de transparence, par lui s’opère une présence de soi à moi-même. L’homme est orienté, il rencontre son Moi véritable et s’achemine sur une voie de délivrance. […] Le symbole est chargé de vie dans la mesure où il est perçu par un mouvement de l’âme qui se dirige de la périphérie vers le centre. »285

Ce sont les éléments autour de nous, dans notre vie quotidienne, qui peuvent nous donner les clés de l’interprétation. Comme l’un est en constante transformation, l’autre se modifie avec lui.

282

ELIADE Mircea, Images et symboles (1952), Paris : Éditions Gallimard, 1980, 525p. p. 22.

283

FOUCART Jean, Formes symboliques, aisthésis et lien social, Dans : Pensée Plurielle, 1, (n° 4), De Boeck Supérieur p. 121-137, http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=PP_004_0121, consulté le 23 mai 2015

284

Ibid., ligne 30.

285

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Des théories sur le symbole ont abordé le concept à partir des points de vue très variés ; de la religion à la psychologie, les travaux de recherche apportent des idées importantes pour l’interprétation des symboles mythiques et religieux. Dans le livre

Initiation à la symbolique romane, Davy soumet une série de perspectives que nous

citerons rapidement. Isidore de Séville fait la différence entre « allégorie » et « symbole » : la première possède une signification différente de la forme qu’elle emprunte ; le symbole, au contraire, est un signe qui donne accès à une connaissance. Le philosophe Jamblique définissait le symbole comme « un signe qui établit un rapport », dans le domaine des cultes antiques. Le moine Jean Scot Erigène, philosophe irlandais, considérait qu’il s’agit d’un signe sensible qui ressemble aux réalités immatérielles286

. Ces pensées représentent les concepts philosophiques au sein des symboles anciens ; par rapport aux nouvelles références, Davy cite R.A. Schwaler, et Mircea Eliade, pour qui le symbole appartient à la substance de la vie spirituelle et se spécifie par la pensée symbolique, antérieure au langage. Finalement, elle souligne le travail de Jung avec sa conception psychologique, définissant le symbole comme un signe en rapport de complémentarité avec le conscient et l’inconscient, le passé et le futur287

.

Pourtant, c’est le courant de Husserl qui, pour l’auteur, éclaire le mieux le symbolisme comme science intelligible, en cela qu’il implique l’idée d’un « retour aux choses elles-mêmes » dans une recherche sans préjugés, et d’une lecture avec un certain recul de l’expérience de vie288. Se rapprocher donc de l’essence des choses et faire qu’elles deviennent « phénomènes », voilà ce que la phénoménologie husserlienne apporterait dans le travail scientifique des structures significatives. En effet, Husserl proposait une théorie de l’intentionnalité, « l’acte de prêter un sens », à partir de laquelle nous pouvons entreprendre une recherche de sens dans les symboles : « l’objet apparaît dans sa philosophie comme déterminé par la structure même de la pensée ayant un sens et qui s’oriente autour d’un pôle d’identité qu’elle pose. Ce n’est pas de la réalité de l’objet que Husserl part pour élaborer l’idée de la transcendance mais de la notion du sens »289.

Gilbert Durand, pour sa part, a consacré son travail à l’association de l’imaginaire dans le domaine de l’anthropologie, plus spécialement à la mythologie. Dans sa perspective appartenant à une philosophie pragmatique, il concède à l’imaginaire la part la plus essentielle de la formation des récits mythiques. En effet, par la « mythocritique », Durand identifie le « mythe directeur » sous-jacent des œuvres. Les images s’organisent autour d’un « archétype », dans le cas du mythe, le mythe directeur serait le noyau autour duquel gravitent les mythèmes. Les structures mythiques sont des formations qui nous interrogent, elles sont fondées sur la fonction symbolique, et c’est ainsi qu’elles perdurent. En ce qui concerne le symbole, Durand signale trois caractéristiques : d’abord, le signifiant a un aspect « concret », « optimal » pour mieux évoquer le signifié, et puis ce signifié ne peut se percevoir directement ou autrement290. Cela veut dire que, « le symbole est un système de connaissance indirecte ou le signifié et le signifiant annulent plus ou moins la « coupure » circonstancielle entre l’opacité d’un objet quelconque et la

286

Le concept que Jean Scot Erigène dessine relie l’exercice à travers lequel l’on en dégage des symboles comme un moyen de connaissance métaphysique.

287

DAVY, Marie-Madeleine, Initiation à la symbolique romane, op.cit., p. 95-96.

288

BUYTENDIJK F.J.J. « La signification de la phénoménologie husserlienne pour la psychologie actuelle », dans : Husserl et la pensée moderne [Texte imprimé] : Actes du deuxième Colloque international de phénoménologie, Krefeld, 1-3 novembre 1956, La Haye : M. Nijhoff, 1959, p. 98-114, p. 101.

289

LEVINAS E., En écouvrant l’existence avec Husserl et Heidegger, Paris : Vrin, 1949, 109 p., p. 22.

290

DURAND Gilbert, Figures mythiques et visages e l’œuvre : e la mythocritique à la mythanalyse, Paris : Berg International éditeurs, 1979, 327 p., p. 18.

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transparence un peu vaine de son « signifiant ». »291. Il est l’aspect concret du signifiant, mais il soulève le mystère : « Le mythe est un système de connaissance indirecte où le signifié et le signifiant annulent plus ou moins la « coupure ». »292.

Étudier les symboles présents dans la littérature serait dégager une part de la nature de l’homme, mais aussi de ce qu’il y a de constitutif et unificateur ; libérer le sens des symboles mythiques serait libérer la culture d’un peuple car le symbole « est un complexe non seulement de sensations, mais des significations affectives multiples, et d’un véritable apprentissage culturel. Le symbole c’est la conjonction étroite de la nature et de la culture »293.

Nous reprendrons les paroles de Mircea Eliade énonçant la survie de la pensée mythique : « la vie de l'homme moderne fourmille de mythes à demi oubliés, de hiérophanies déchues, de symboles désaffectés. La désacralisation ininterrompue de l'homme moderne a altéré le contenu de sa vie spirituelle, elle n'a pas brisé les matrices de son imagination : tout un déchet mythologique survit dans des zones mal contrôlées »294. Dans la poésie andine, trouve-t-on les réminiscences d’une telle matrice ? Dans l’acte poétique, l’image, qui par les mots construit le symbole, s’échafaude par un tissu de mots. Le sens de ces mots, tels que Bonnefoy le stipule, s’insère dans un échange ou plutôt un consensus entre des individus. C’est ainsi que l’interprétation des symboles mythiques peut se comprendre par un accord entre les lecteurs des poèmes à traiter.