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Les limites des approches centrées sur les aménités et la localisation

mécanismes d’agglomération

3. Les travaux centrés sur les aménités culturelles comme déterminants de la localisation localisation

3.3. Les limites des approches centrées sur les aménités et la localisation

Cette section vise à mettre en évidence les principales limites et critiques à l’encontre des théories

évoquées dans la section 3. Elles concernent à la fois les approches axées sur les aménités, notamment celle de Glaeser, Kolko, et Saiz (2001) et l’approche par la classe créative de Florida (2002a). C’est l’hypothèse de la classe créative qui a fait l’objet des critiques les plus vives et les plus nombreuses.

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L’ensemble des critiques sont regroupées en trois ensembles en fonction de leur nature. Le premier ensemble de critiques est général aux approches développées dans la section 3 et les deux suivants sont

spécifiques à l’approche par la classe créative.

3.3.1. Les limites des approches par les aménités

Premièrement, les critiques d’ordre théorique concernent à la fois les approches à partir de la classe créative (Florida 2002a) et celle de Glaeser, Kolko, et Saiz (2001). Elles concernent les mécanismes

décrits dans ces travaux et notamment le sens des causalités évoquées et l’apparente « simplicité » des

approches pour étudier un phénomène complexe tel que la croissance urbaine ou le développement

économique d’une ville. Elles sont regroupées en trois sous catégories. La première porte sur les hypothèses posées par les modèles, la seconde sur le sens de la causalité entre les phénomènes étudiés et enfin, la troisième catégorie porte sur la déconnexion entre la simplicité des analyses et la complexité de la réalité.

3.3.1.1.Des hypothèses fortes sur les préférences des individus

Une première vague de critiques questionne les hypothèses posées sur les préférences individuelles des qualifiés et de la classe créative dans les différents travaux. Florida (2002a) suppose que les créatifs sont sensibles au niveau de tolérance des villes qui serait un indicateur d’ouverture d’esprit et favoriserait la

créativité des individus. Storper et Scott (2009) considèrent que cette hypothèse manque de preuves empiriques. Au niveau global, les sociétés modernes sont plus tolérantes, mais cela peut également être interprété comme une montée globale de l’individualisme, de l’indifférence à autrui et du narcissisme

ce qui ne traduit pas nécessairement une ouverture d’esprit. Par ailleurs, les auteurs ajoutent que la

diversité apparente à certaines échelles géographiques (souvent large) ne se vérifie pas à des échelles plus fines où la ségrégation spatiale peut exister et nuance le caractère diversifié de la population au

sein de certaines zones. Cela peut exister à l’échelle de quartiers ou entre une ville et sa périphérie

proche. La ségrégation peut être ethnique, sociale ou encore fonction du niveau de revenu (Brueckner, Thisse, et Zenou 1999).

De la même manière, Glaeser, Kolko, et Saiz (2001) posent l’hypothèse que les plus qualifiés sont

sensibles aux caractéristiques observables des lieux et aux aménités culturelles des villes. Storper et Scott (2009) expliquent que rien ne permet d’assurer que ces préférences soient réelles et qu’elles ne sont pas issues d’une interprétation fallacieuse de la corrélation entre présence d’aménité et des qualifiés au sein des mêmes villes. En d’autres termes, il serait nécessaire de s’assurer que les

préférences révélées par les statistiques sont bien les préférences réelles des qualifiés. Par ailleurs, Storper et Scott (2009) remettent en cause le calendrier fourni par Glaeser, Kolko, et Saiz (2001) pour expliquer les changements de hiérarchie dans les préférences des individus qui omettrait certains

126 phénomènes et ne serait pas suffisamment rigoureux. Plus précisément, certaines villes de la sunbelt (Charleston, La Nouvelle Orléans) ont prospéré avant l’invention de l’air conditionné dans les années 50 ce qui justifie selon eux que le climat des villes du sud devienne attractif. Ils évoquent également une baisse des crimes pour expliquer l’attractivité du nord-est des États-Unis. Storper et Scott (2009) opposent à cet argument le fait que le taux de crime, bien qu’il baisse plus rapidement dans cette zone,

reste toutefois plus élevé que la moyenne. Par ailleurs, le crime explique surtout la fuite d’individus et pas le fait d’attirer moins de nouveaux individus dans la ville (Cullen and Levitt 1999).

3.3.1.2.Des problèmes d’endogénéité

Certains problèmes liés au sens des causalités entre différents phénomènes sont également mis en

évidence. Un biais d’endogénéité peut apparaitre dès lors que l’on considère que le capital humain ou

les créatifs peuvent également être attirés par des régions économiquement dynamiques, c’est-à-dire

par des régions à forte croissance et proposant de nombreuses opportunités d’emplois (Scott 2006 ; Shearmur 2010).

Shearmur (2010) précise même, dans le cadre de l’approche par la classe créative que le talent et la

croissance pourraient s’autoalimenter du fait du caractère circulaire et cumulatif de la relation entre les

deux. On identifie là encore un lien avec l’approche par le modèle centre-périphérie. La localisation du talent serait fonction de la croissance et des opportunités d’emploi, mais aussi de la présence d’individus

talentueux et innovants sur le territoire. Shearmur précise que le processus cumulatif de croissance pourrait être expliqué par les effets d’agglomération des qualifiés sur le territoire. L’existence d’une

causalité à double sens entre croissance urbaine et présence d’aménités est également faite à l’encontre de Glaeser et al. (2001) par Storper et Manville (2006).

3.3.1.3.Des mécanismes simples pour une réalité complexe

Les travaux sur les aménités peuvent aussi apparaitre limités dans la mesure où ils ne s’inscrivent pas

dans des approches théoriques claires et établies. Ainsi, Glaeser, Kolko, et Saiz (2001) supposent la préexistence des villes et des aménités urbaines dans leur approche ce qui fait qu’ils n’expliquent ni la

formation des villes ni leur développement (Storper et Scott 2009) et restent donc dans une approche

relativement statique. Par ailleurs, ils n’abordent pas vraiment la géographie de la production dans leur approche et les firmes sont toutes relativement uniformes dans leur mode de fonctionnement (Storper et Scott 2009).

Les travaux sur la classe créative présentent aussi la limite d’identifier des mécanismes jugés

relativement simples comparés à la complexité des phénomènes expliqués : la localisation des individus et la croissance économique. D’après Shearmur (2010), un défaut de la théorie de Florida est de

127 considérer seulement l’influence de la classe créative sur la croissance sans tenir compte d’autres facteurs tels que la structure de l’économie, le positionnement de la ville par rapport à ses marchés ainsi

que les différents mécanismes d’agglomération. Storper et Scott (2009) soulèvent une limite similaire

puisque l’approche de Florida (2002a) laisse supposer qu’il suffit qu’une ville bénéficie du regroupement d’individus créatifs en son sein pour favoriser l’innovation. Cependant, le processus d’innovation est aussi fonction d’un cadre historique et géographique plus large que la simple densité de créatifs sur le

territoire. Ainsi, l’approche par la classe créative ne permet pas d’expliquer pourquoi certaines formes d’innovation prévalent dans certains lieux et pourquoi certaines villes sont historiquement dynamiques

tandis que d’autres voient leur croissance augmenter puis diminuer.

L’apparente simplicité de la thèse de Florida pose aussi la question du type de villes auquel les

recommandations formulées sont adressées. Certains travaux empiriques questionnent l’existence

d’effets de seuil sur la taille des villes à partir duquel les concentrations de classe créative commenceraient à jouer un rôle sur le développement économique des régions (Boschma et Fritsch 2007). Cela revient à se demander si les recommandations de Florida sont valables pour toutes les villes ou seulement pour celles présentant des conditions favorables à la mise en place d’une politique d’attraction de la classe créative. Par exemple, Lorenzen et Andersen (2007) mettent en évidence ces effets de seuil en montrant que la classe créative est plutôt attirée par des villes de taille relativement moyenne à l’échelle de l’Europe du Nord (entre 70 000 et 1,2 million d’habitants). La

relation entre le rang de la ville (déterminé par le niveau de population) et la concentration de classe

créative n’existerait pas en dessous de 70 000 habitants et des effets de congestion apparaitraient à

partir de 1,2 million d’habitants ce qui exclut les plus grandes villes dans candidates à une politique

orientée vers l’attraction de la classe créative.

3.3.2. Les critiques relatives au concept de classe créative

Un second ensemble de critiques peut être adressé au concept de classe créative dont la mesure constitue selon certains un proxy alternatif à la mesure classique du capital humain en termes de niveau

de diplôme. En ce sens, la mesure en termes de classe créative n’apporterait pas de réelle valeur ajoutée

à l’étude des dynamiques urbaines.

Glaeser (2004) vérifie cela en estimant plusieurs modèles explicatifs de la croissance urbaine d’un

échantillon de 242 aires métropolitaines américaines sur la période 90-99. Il montre que l’indicateur de concentration de la classe créative qu’il utilise (la part d’artistes dans l’aire) impacte significativement

la croissance urbaine sauf lorsque les deux aires pour lesquelles la corrélation entre la croissance

urbaine et la part d’artistes est la plus forte sont retirées de l’échantillon. Avec cet échantillon réduit, c’est l’indicateur représentant la proportion de diplômés (mesure traditionnelle du capital humain) qui

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de variables explicatives et que la part d’artistes ne constitue qu’un proxy de l’ensemble de la classe créative, cela permet d’attirer l’attention sur les potentiels effets d’observations atypiques dans les

échantillons de villes étudiées.

Une seconde critique cible le concept de classe créative lui-même qui comprend des occupations très différentes les unes des autres tels que des artistes, des analystes financiers, des professeurs des universités, des designers ou encore des juristes. Cela peut amener à se questionner sur les similitudes entre les logiques de localisation de ces différents groupes intégrés à la classe créative (Markusen 2006).

En d’autres termes, la question de l’homogénéité des préférences des individus censés appartenir à la

classe créative se pose et pourrait remettre en cause le lien qui est fait entre présence d’aménités et concentration de classe créative dont les caractéristiques individuelles (âge, nombre d’enfants, situation

de famille) pourraient aussi influencer les préférences en termes de localisation.

Enfin, une dernière critique concerne l’utilisation du terme de classe pour parler des créatifs qui suppose que les individus qui en font partie aient un sentiment d’appartenance à cette classe. Or, dans la mesure où la classe rassemble des groupes dont les caractéristiques socio-économiques peuvent être très

différentes, l’utilisation du terme de classe ne paraît pas adaptée puisqu’il suppose un ensemble

cohérent d’individus (Krätke 2010 ; Vivant 2006). Krätke (2010) montre que sur le territoire allemand, les concentrations de classes créatives ne sont pas corrélées au succès économique des régions. Les recommandations politiques de Florida pour attirer la classe créative ne seraient donc pas efficaces et auraient pour conséquence d’augmenter les inégalités au profit des professionnels créatifs qui constituent un des deux sous-groupes de la classe créative chez Florida (2002a).

3.3.3. Les critiques méthodologiques

Une dernière série de critiques est d’ordre méthodologique et concerne les traitements statistiques effectués par Florida (2002a) pour prouver ses hypothèses. Florida indique avoir élaboré sa théorie et ses hypothèses à partir de focus groupet d’entretiens, mais ne précise pas les sources de ses résultats ni la méthodologie adoptée pour ces entretiens (Peck 2005).

Les démonstrations statistiques utilisées par Florida sont également remises en question, notamment par Levine (2010). D’après lui, les démonstrations faites à partir des concentrations de classe créative dans chaque ville ne seraient pas significatives puisque cette concentration apparait comme très peu variable (moins de cinq points de pourcentage) entre 34 des 49 régions étudiées. De plus, Florida fausse les interprétations de ses données dans la mesure où ses statistiques sont mesurées au niveau des aires

129 métropolitaines et qu’il en tire des conclusions au niveau des villes. En effet, Florida considère que la classe créative mesurée au niveau de l’aire métropolitaine correspond à la part de classe créative présente dans la ville centre de cette aire. Levine (2010) montre que sur les 10 régions totalisant la part

la plus importante de créatifs, la part de créatifs vivant en ville par rapport à la périphérie n’est pas

significativement différente de la part du reste de la population vivant en ville. Par ailleurs, certains

indicateurs de diversité peuvent être valables à l’échelle des MSA, mais avoir un impact plus nuancé à

une échelle plus fine dans la mesure où la ségrégation spatiale peut exister (Storper et Scott 2009). Ce point de critique tient surtout à la rigueur du raisonnement plus qu’à la démonstration des relations entre tous les phénomènes étudiés. Lorsque le « biais d’agrégation » est identique pour toutes les

mesures, cela signifie simplement que les conclusions ne sont pas valables à l’échelle de la ville, mais plutôt à l’échelle de l’agglomération. Ce sont les recommandations faites aux villes qui peuvent alors

être remises en cause. Si le phénomène décrit concerne un ensemble de villes formant une agglomération et si elles ne bénéficient pas toutes d’un développement homogène, des problématiques de financement des dépenses pour attirer les créatifs peuvent se poser. La question est alors de savoir à quelle échelle géographique la théorie de la classe créative est valable ou non ? Une question du même

ordre se pose avec le modèle centre-périphérie où ce qui correspond au centre et à la périphérie n’est

pas clairement identifié dans le modèle laissant ainsi une certaine place à l’interprétation de celui utilisant le modèle.

Le recours au classement des villes selon plusieurs indicateurs contribue également à biaiser la perception des statistiques. En effet, Levine (2010) montre que le calcul de « l’indice bohémien » ne permet pas de vérifier une corrélation avec la croissance de l’emploi dans les régions pour lesquelles il est calculé. Cet indice présente très peu de variabilité (0,4 point de pourcentage entre les rangs 15 et 49 du classement des villes en fonction de cet indice) et l’utilisation de classements tend à amplifier les différences très marginales qui peuvent exister entre les villes.

L’ensemble de ces critiques pose plusieurs questions. Premièrement celle liée aux catégories d’individus

qui seraient les plus sensibles aux aménités, la classe créative est a priori un conglomérat d’individus

trop hétérogène pour avoir un comportement unique qui se dégage en matière de localisation.

Deuxièmement, l’unité territoriale d’analyse peut modifier la validité des théories axées sur les aménités

dans la mesure où les individus résidant en périphérie de ville centre peuvent également profiter des aménités qui y sont présentes. Un enjeu réside alors dans la sélection de l’échelle géographique à laquelle l’analyse est menée de manière à s’approcher au mieux d’une unité qui correspond le plus aux

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