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Un effet gentrification qui remet en cause l’idée de non -exclusion

Réflexions préliminaires sur le concept

4. Les enjeux liés aux aménités culturelles en milieu urbain

4.2. Un effet gentrification qui remet en cause l’idée de non -exclusion

Dans la section 2.5, nous avons décrit les aménités comme un phénomène non exclusif et rival. Non

exclusif parce qu’il suffit d’être sur le territoire pour en bénéficier, et rival parce que le sol urbain est une ressource rare.

La formation d’une rente urbaine, couplée à l’inégalité des individus face à la transformation des

aménités36 en utilité, contribuent à alimenter le phénomène de gentrification. Ce dernier amène à

considérer l’aménité non plus comme un bien commun (rival et non exclusif) d’un point de vue externe à la ville, mais comme un bien club (non rival et exclusif) du point de vue des habitants de la ville.

52 4.2.1. L’inégalité entre individus face aux aménités

En adoptant une lecture de la ville à partir des théories de Lancaster (1966) et de Becker (1964, 1965)

qui ont tous les deux contribué à renouveler l’analyse des préférences du consommateur, on peut essayer d’expliquer pourquoi tous les individus ne sont pas sensibles de la même manière aux aménités

ni aux mêmes types d’aménités.

Dans la théorie de Lancaster (1966), l’individu ne tire pas sa satisfaction d’un bien, mais des différents

services rendus par ce bien. En transposant ce raisonnement à la ville, on peut penser qu’un habitant

ne tire pas de satisfaction de la ville dans sa globalité, mais des différents services qu’elle offre. Certains

individus ne vont valoriser que les services utilitaires de la ville, par exemple l’accès à un logement ayant les caractéristiques intrinsèques souhaitées ou encore l’accès à un emploi dont la rémunération en est

adéquation avec l’investissement en capital humain réalisé précédemment. D’autres individus peuvent valoriser ces aspects utilitaires, mais également des services qui attraient à la qualité de vie que l’on peut qualifier d’hédonique. Les aménités peuvent dans ce cas-là jouer un rôle dans la décision des

individus de s’installer dans la ville.

C’est sur ce point quel’analyse de Becker est intéressante puisqu’elle suppose que l’individu agit comme

un entrepreneur transformant des inputs en utilité, mais que la capacité de transformation n’est pas la même pour tous les individus. Elle dépendrait d’un certain nombre de caractéristiques individuelles. Dans le cas de la ville, on peut supposer que la perception des aménités et donc, leur transformation en utilité, peut dépendre du niveau de revenu, du niveau de capital humain ou culturel, etc.

4.2.1.1.Le rôle du revenu

Selon Partridge (2010), les aménités seraient des biens supérieurs, c’est à dire des biens dont l’élasticité -revenu est positive. Cette affirmation ne concerne pas les aménités culturelles en particulier, mais les

aménités en général. Selon lui, l’augmentation générale du niveau des revenus au cours du temps

explique que l’on introduise de plus en plus les aménités dans les modèles explicatifs des choix de

localisation et que ces aménités aient un pouvoir explicatif de plus en plus fort. L’augmentation générale

des revenus aurait pour conséquence d’orienter les préférences des individus vers des environnements

de vie de qualité, et ne plus simplement rechercher à satisfaire leurs besoins primaires (logement,

travail) comme si l’on observait une sorte de montée en gamme lors du choix de localisation.

Dans une perspective moins globale, on peut penser que les différences de revenus peuvent encore influencer la capacité des individus à prendre en compte les aménités dans leurs choix de localisation, la question étant de savoir à quelle échelle ce phénomène est observable. Brueckner, Thisse, et Zenou (1999) montrent ainsi qu’à l’échelle d’un territoire urbain, les logiques de spatialisation diffèrent entre

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deux groupes d’individus aux revenus différents lorsqu’il s’agit de se localiser dans le centre ou dans la

périphérie. Ils étudient notamment le cas parisien en concluant que ce sont les aménités historiques et patrimoniales situées dans le centre de la ville qui expliquent la présence du groupe à hauts revenus dans le centre.

Le revenu peut donc constituer un premier élément influençant la capacité des individus à transformer les aménités (y compris culturelles) en utilité. On peut également penser que si le revenu ne joue pas directement sur la transformation des aménités en utilité, il joue un rôle de contrainte budgétaire

lorsqu’une rente foncière doit être acquittée pour vivre sur les territoires avec aménités. Dans ce cas, on se situe plutôt sur un enjeu de gentrification des territoires que nous discuterons dans la section 4.2.2.

4.2.1.2.Le rôle du capital humain

Un autre facteur que l’on peut identifier dans la littérature et qui expliquerait l’hétérogénéité des

préférences pour les aménités culturelles correspond au niveau de capital humain des individus. En effet, ce sont les individus les plus éduqués (Glaeser, Kolko, et Saiz, 2001 ; Clark et al., 2002) ou les individus ayant une occupation créative (Florida 2002a) qui seraient attirés par les aménités culturelles. Autrement dit, ce sont ces individus qui seraient le plus en capacité de transformer les aménités

culturelles en utilité. L’explication peut-être qu’ils disposent d’un capital culturel ou humain plus

important ce qui leur permet de transformer les émotions liées à l’art en utilité (Stigler et Becker, 1977). En d’autres termes, le capital culturel, mais également probablement une part d’aléatoire permettrait

de comprendre pourquoi un individu porte un intérêt particulier à la culture et est en capacité

d’identifier des aménités culturelles au sein d’une ville. Par exemple l’architecture industrielle d’une

ville peut paraitre anodine, mais renvoyer à de nombreux événements historiques. Les individus disposant du capital culturel adéquat pourront alors être en mesure de traduire cette architecture et de comprendre la symbolique qui y est associée pour transformer cette caractéristique en aménité. Cette inégale capacité à transformer les aménités en utilité peut alors être reliée au phénomène de

gentrification à l’œuvre dans les centres où la culture joue un rôle dans la définition de l’espace

(Zukin, 1987).

4.2.2. La gentrification : les aménités culturelles en tant que « biens club »

L’existence d’une rente urbaine et de l’inégale capacité à transformer les aménités en utilité posent la question de la gentrification des territoires. En effet, le caractère de bien supérieur des aménités (Partridge, 2010) implique des sensibilités différentes selon le niveau de revenu. Nous avons vu que le niveau de capital humain et culturel pouvait également jouer un rôle (Stigler et Becker, 1977).

54 Bailoni (2014) propose une description du processus de gentrification qui débute par l’arrivée d’artistes

dans les anciens bâtiments industriels inoccupés et peu onéreux. Ils y lancent une dynamique de création qui va attirer des artistes plus reconnus tout en contribuant à créer une ambiance particulière dans ces quartiers avec une multiplication progressive des actifs culturels qui y sont implantés. Ce sont

ensuite les individus qualifiés et disposant de revenus élevés qui commencent à s’y installer, contribuant au passage à la formation d’une rente foncière et remplaçant ainsi l’ancienne population plus modeste

(Zukin, 1987). Ce phénomène a notamment contribué au déplacement du quartier culturel de Soho vers

Camden Town à Londres (Landry, 2008) et marque l’importance de l’ancrage des actifs culturels au territoire pour préserver les aménités culturelles sur un territoire particulier.

La rente urbaine et la gentrification par la culture tendent à rapprocher les aménités culturelles de biens clubs puisque les aménités sont non rivales pour ceux présents sur le territoire, mais exclusives du fait

de la rente urbaine qu’il faut supporter pour devenir résident. Une partie de la valeur des aménités est

donc privatisée par un groupe d’individus disposant de revenus suffisants pour vivre dans les quartiers

culturels. Les individus n’appartenant pas au club peuvent toutefois profiter des aménités, mais en tant

que touristes, promeneurs ou navetteurs, la question étant de savoir s’ils en profitent de la même manière ?