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De l’économie industrielle au capitalisme artiste

mécanismes d’agglomération

2. L’essor de la ville créative et la formation de clusters cult urels

2.1. De l’économie industrielle au capitalisme artiste

L’intérêt croissant pour l’étude de l’impact de la culture et de la créativité sur l’économie depuis le début

des années 2000 va de pair avec plusieurs changements majeurs qui caractérisent les sociétés. Ces

changements sont à l’origine des politiques urbaines que nous décrivons dans cette seconde section.

2.1.1. La croissance des services et des activités intensives en savoirs

Parmi les principaux éléments de contexte, il y a tout d’abord l’idée d’aboutissement du processus de

mondialisation qui aurait tendance à rendre les territoires plus concurrentiels entre eux pour attirer les

actifs leur permettant d’assurer leur bonne santé économique. Cette plus forte concurrence serait à la fois interne à chaque nation, mais également internationale du fait de l’abaissement des barrières à l’échange qui favorise l’intégration économique. Dans le cas européen, l’intégration économique des territoires et la monnaie unique renforcent la concurrence entre villes dans le sens où les mécanismes de régulation des différences de performances économiques tels que les taux de change sont devenus inopérants. Ceci implique selon Camagni (2017) un retour à une compétitivité axée sur des avantages absolus liés au capital territorial dont disposent les villes, capital qui n’est pas transférable d’une ville à l’autre.

Le modèle CP de Krugman (1991) est précisément issu de réflexions menées en économie internationale

sur le thème de l’intégration des espaces économiques. Cette dernière impacte la division internationale du travail avec les pays en développement qui se concentrent sur des activités de production manufacturière, en raison d’une main-d’œuvre à bas coût, et des pays développés qui concentrent une plus grande diversité d’activités. Cette division du travail à l’échelle internationale est permise par une baisse générale des coûts de l’échange qui est équivalente à la baisse des coûts de transport activant le

processus d’agglomération dans le modèle de Krugman (1991). Cette baisse des coûts de transports constitue un élément de contexte cité dans de nombreuses théories sur le développement économique local portant sur la culture et place les territoires centraux au cœur de l’analyse des nouvelles

opportunités de développement économique.

Cette compétitivité accrue entre les territoires est souvent évoquée de concert avec le fait que les économies modernes sont de plus en plus tournées vers les activités de service, tant du point de vue de la contribution à la valeur ajoutée que du point de vue du nombre d’emplois dans ce secteur. Certains

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auteurs parlent plus globalement d’un passage à une « nouvelle économie » ou à une « économie post

-industrielle ». Cela se caractérise par l’importance croissante des services, mais également par le fait que la croissance économique est principalement assurée par les activités intensives en savoirs (Foray 2010). Cela peut s’expliquer par l’accroissement de la mondialisation qui a réduit la part de l’activité industrielle dans le PIB, mais également par le progrès technique qui a permis l’automatisation

de tâches routinières dans le processus de production. Cela a profité aux tâches non routinières telles que les activités de conception, de distribution, de diffusion, de marketing, de recherche et de développement, qui font appel à des travailleurs qualifiés. Ce « biais » du progrès technique en faveur des activités non routinières a beaucoup été discuté en économie du travail, notamment par Autor et al. (2003). Cette transformation de l’économie serait donc favorable aux individus les plus qualifiés qui apparaissent régulièrement dans la littérature portant sur les aménités culturelles.

La Figure 7 montre l’évolution de la part de la VA expliquée par les activités de fabrication et par les activités de service46.

Figure 7 : Part de la valeur ajoutée expliquée par les activités de services et de fabrication en France (Source : Banque Mondiale)

Sur la précédente figure, nous pouvons observer que les activités de fabrication contribuent de moins

en moins à l’explication de la valeur ajoutée depuis le milieu des années 60. En effet, la part du PIB expliquée par la fabrication passe d’environ 25 % en 1960 à un peu plus de 10 % en 2016. Les activités de services étaient déjà majoritaires dans la contribution au PIB dans les années 60 (environ 55 % en 1965) et atteignent près de 80 % depuis le début des années 2010. La Figure 8 montre une

46 Les services comprennent les activités de commerce de gros et au détail (hôtels et restaurants), les transports, les services gouvernementaux, les services financiers, professionnels et personnels tels que l’éducation, les soins de santé et les services immobiliers.

0 10 20 30 40 50 60 70 80 90 1965 1968 1971 1974 1977 1980 1983 1986 1989 1992 1995 1998 2001 2004 2007 2010 2013 2016

Fabrication, valeur ajoutée (% du PIB)

Services, etc. valeur ajoutée (% du PIB)

100 restructuration des emplois entre 1991 et 201647, bien qu’elle soit relativement moins marquée que le

changement de structure de la valeur ajoutée. La part des emplois dans le secteur industriel perd environ 10 points de pourcentage entre 1991 et 2016 tandis que la part de l’emploi dans les services

passe de 65,5 % en 1991 à 76,8 % en 2016.

Figure 8 : Évolution de la répartition des emplois selon le secteur d’activité

(Source : Banque Mondiale)

2.1.2. La hausse des revenus et l’intérêt croissant pour la qualité de vie

Un second élément contextuel à l’origine de ces théories correspond à la hausse continue des revenus

(Glaeser, Kolko, et Saiz 2001) qui va de pair avec l’idée que les aménités seraient des biens supérieurs

d’autant plus recherchés et consommés que les revenus augmentent (Partridge 2010).

L’augmentation durevenu réel a également pour effet d’augmenter le coût d’opportunité du temps ce

qui signifie que les activités intensives en temps, comme le transport d’une région périphérique à une

région centre provoquera une désutilité pour les individus. Le coût d’opportunité du temps jouerait

donc comme une force centripète et comme un facteur d’attractivité pour les villes proposant des aménités et une diversité de services locaux. Glaeser et al. (2001) notent ainsi l’existence de plus en

plus fréquente aux États-Unis de « reverse commuting », phénomène qui se caractérise par le fait que les individus vivent en centre-ville, mais travaillent en périphérie. Cela rejoint d’une certaine manière l’hypothèse de Clark et al. (2002) selon laquelle la ville de l’information est une ville dans laquelle on

réside pour le loisir et non seulement pour le travail.

47 Les données Banque Mondiale ne sont pas disponibles avant 1991 pour ces indicateurs ce qui peut expliquer que la modification de la structure des emplois apparaisse comme moins marquée que l’évolution de la structure de la valeur ajoutée qui est observée sur une période plus longue.

0% 10% 20% 30% 40% 50% 60% 70% 80% 90% 100%

Emplois dans les services (% du total des emplois)

Emplois dans l’industrie (%du total des emplois)

Emplois dans l’agriculture (%du total des emplois)

101 En France, la durée moyenne annuelle du travail salarié est passée d’environ 1800 heures en 1970 à un peu plus de 1400 heures depuis le début des années 2000 (cf. Figure 9) ce qui suppose que le temps disponible pour les loisirs est en moyenne plus élevé pour l’ensemble de la population salariée.

Toutefois, la durée moyenne hebdomadaire du travail non salarié reste de 51,2 heures en France en 2016 contre 39 heures pour les salariés48.

Figure 9 : Durée annuelle du temps de travail salarié (Source : INSEE, comptes nationaux - base 2010)

Si le temps de travail prend une place de moins en moins importante dans le temps total disponible, au moins en ce qui concerne les salariés, les non-salariés et certaines catégories de salariés (les cadres et professions intellectuelles supérieures) présentent quant à eux des horaires de travail relativement atypiques. En effet, parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures, 34 % travaillent le soir (entre 20 heure et minuit) et 37 % travailleurs à leur domicile (lorsque leur domicile n’est pas le lieu de travail) en 2016. Chez les non-salariés, ces chiffres s’élèvent à respectivement 41 % et 40 %49. La baisse

générale du temps de travail salarié, l’existence d’horaires atypiques chez certaines catégories de population et le développement du télétravail alimentent la réflexion sur la pertinence de la déconnexion entre lieu de résidence et lieu de travail. Si le temps passé au domicile augmente (que ce soit du temps travaillé ou du temps de loisir), on peut se questionner sur l’impact de la localisation du lieu de travail sur les choix résidentiels des individus. Si le lieu de travail n’est plus aussi important, on

peut supposer que le degré de liberté dans le choix du lieu de résidence devient plus important ce qui justifie les questionnements sur le rôle de la qualité de vie des territoires sur la localisation.

2.1.3. Les coûts de transport

Tout comme dans le modèle de Krugman (1991), la baisse des coûts de transport est évoquée comme étant l’un des éléments fondamentaux dans l’explication de la croissance urbaine par Glaeser et al. (2001). En effet, l’amélioration des technologies de transport concerne à la fois les biens, les individus,

48 Source : Eurostat — extraction du 7 novembre 2017

49 Source : INSEE, enquête Emploi

1 300 1 400 1 500 1 600 1 700 1 800 1 900 2 000 1950 1953 1956 1959 1962 1965 1968 1971 1974 1977 1980 1983 1986 1989 1992 1995 1998 2001 2004 2007 2010 2013 2016

102 mais également les idées du fait du passage à l’économie de la connaissance et des services intensifs en savoirs. La baisse des coûts de transports, et donc la moindre importance des distances géographiques, auraient pour conséquence de laisser plus de libertés aux individus dans leurs choix de localisation. On

peut ici se questionner sur la stabilité d’un niveau faible des coûts de transports dans un contexte où les préoccupations environnementales amènent à s’interroger sur une modification de la fiscalité. La

taxation des transports polluants pourrait ainsi amener à une augmentation des coûts de transports, tout comme des arbitrages publics et individuels en faveurs de technologies de transports plus écologiques mais aussi plus coûteuses.

La baisse des coûts de transports inter ou intra-urbains peut se manifester de plusieurs façons : par une augmentation de la vitesse de déplacement, par un confort plus élevé ou par des moyens de transport

moins énergivores et/ou moins coûteux. L’effet d’une baisse des coûts de transports interurbains a pour conséquence dans l’analyse de Krugman (1991), de favoriser la concentration des activités dans une région du fait de la mobilité des travailleurs. Lorsque les coûts de transports intra-urbains sont faibles,

la tendance à l’agglomération est elle aussi montrée (Gaigné et Thisse 2013). Concernant la circulation des idées et connaissances et malgré l’amélioration des technologies de communication, le transfert

des informations tacites reste difficile lorsque le contact en face à face n’est pas possible pour les

individus. La proximité géographique reste donc nécessaire même si une proximité temporaire peut être suffisante pour cela (Bouba-Olga et Grossetti 2015).

Par ailleurs, dans le cas de la culture, même si une partie des consommations peut se faire à distance via les outils numériques (Streaming, Vidéo à la demande, etc.) certaines pratiques restent liées au

territoire. C’est le cas de la consommation des biens culturels immobiles qui sont contraints dans le temps et l’espace (Scott et Leriche 2005) comme le théâtre ou le cinéma qui impliquent des coûts de déplacement. Dans le cas où les coûts de transports sont bas et si les individus sont effectivement sensibles à la variété des services offerts, alors les villes proposant des biens culturels immobiles sont avantagées par rapport à des villes proposant moins de variété selon les prédictions théoriques du modèle de Gaigné et Thisse (2013).

2.1.4. L’ère du symbole : le capitalisme artiste

Pour certains auteurs, au-delà des activités intensives en savoirs, ce sont les dimensions symboliques, esthétiques et culturelles qui deviennent stratégiques dans la conception de nouveaux produits et services offerts aux consommateurs. Les biens matériels étant de plus en plus fréquemment fabriqués dans les pays à bas coûts de production, les entreprises ne peuvent plus miser sur une compétitivité-prix pour se différencier et se développer. Ce sont désormais ces dimensions symboliques et immatérielles qui fondent la valeur des biens et qui permettent de distinguer des biens ayant une

103 fonction similaire (Scott et Leriche 2005). Ce phénomène correspond pour certains au passage à un

« capitalisme artiste » (Lipovetsky et Serroy 2016) où les biens marchands ne sont plus seulement fonctionnels, mais comportent également une part importante de créativité et de références esthétiques renvoyant aux émotions des consommateurs et à l‘expérience.

« Dans cette nouvelle économie qui repose sur les technologies de la communication, le marketing, les industries culturelles et le tourisme, la priorité ne porte plus seulement sur la fabrication matérielle des produits, mais tout autant sur la création d’images, de spectacles, de loisirs, de scénarios commerciaux permettant la distraction et des expériences excitantes. » (Lipovetsky et Serroy, 2016, p.72)

Le capitalisme artiste correspondrait ainsi à une sorte de quatrième âge du capitalisme selon les auteurs qui ne serait plus seulement celui des services, mais également celui qui incorpore des dimensions

relatives à la production de divertissements, d’ambiances et d’émotions. Les deux auteurs prennent notamment comme exemple le succès d’Apple dont les efforts sur les dimensions ergonomiques et esthétiques des produits qui ont fortement contribué au succès économique de la marque. La question

de l’ambiance urbaine est également intéressante puisque cette notion est relativement proche de celle d’aménités culturelles au sens où elle est définie dans le premier chapitre de cette thèse.

Du point de vue de la structure de l’économie, le capitalisme artiste se composerait de quatre cercles

non exclusifs correspondants aux industries de la culture et de la communication ; aux éléments physiques tels que l’architecture, le design, la mode ou les paysages ; aux beaux-arts et ses lieux de

diffusion (musées, galeries et autres lieux d’exposition) et enfin au cercle correspondant aux industries

classiques produisant les biens nécessaires aux consommations culturelles. Au-delà d’un simple passage à une économie des services culturels, le capitalisme artiste est une lecture de l’économie à travers la

dimension culturelle qui est de plus en plus présente dans les produits consommés.

Toutes ces transformations ont donné naissance à des réflexions portant sur la culture et la créativité

comme nouveaux moteurs de développement pour les zones urbaines. On retrouve d’une part, une

littérature relative aux clusters culturels qui auraient pour fonction principale de créer de la valeur pour

le secteur culturel, mais également pour d’autres secteurs par le jeu des spillovers de connaissances.

D’autre part, un second courant de littérature s’est développé autour de la question de l’attraction des individus qualifiés et/ou créatifs. Ces derniers constitueraient une ressource fondamentale pour la nouvelle économie, à la fois pour le secteur culturel et pour les clusters culturels, mais également pour les autres secteurs où les activités nécessitant créativité et qualifications élevées deviennent

104 ville créative qui est discutée dans la sous-section suivante. La littérature portant sur la localisation en fonction des aménités culturelles sera traitée plus en détail dans la section 3 de ce chapitre.