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2. CADRE THÉORIQUE

2.1. Libertés et contraintes en contexte spécialisé

2.1.4. Quelles sont les libertés et contraintes issues de ce contexte ?

Cette brève présentation du contexte et de l’organisation de l’enseignement spécialisé à Genève, permet de remarquer des différences notoires avec ceux l’enseignement ordinaire. La structure et le fonctionnement de ces contextes particuliers amènent certaines libertés et contraintes que nous allons décrire dans ce chapitre en nous appuyant sur différents travaux.

En préambule, il faut souligner que tout processus d’enseignement en situation de classe engendre des contraintes. « L’enseignement étant ce que fait l’enseignant en classe lorsqu’il s’adresse à des élèves » (Smith, 1960, cité par Bayer, 1970, p. 254). Bayer modélise cela de la manière suivante :

S prof. I prof. R prof

S El. I El. R El.

Dans cette modélisation, on pose que tout comportement (R) est fonction d’un organisme (I) et d’un environnement (S). Bayer et Ducrey (1998) écrivent à ce sujet :

Le processus d’enseignement y est décrit comme un système d’interactions comportementales entre l’enseignant et les élèves, mais ce système interactionnel est lui-même inclus dans un autre système, de type entrée-sortie, composé, d’une part, des contraintes de la situation de la classe auxquelles sont simultanément soumis maître et élèves et, d’autre part, les effets attendus du fonctionnement du système interactionnel. (p. 254).

Bayer (1986) définit trois catégories de contraintes. Il identifie tout d’abord les contraintes de programmes. Elles sont issues des représentations des finalités de formation qu’ont l’enseignant et les élèves et qui agissent directement sur les interactions au sein de la classe. Ensuite, viennent les contraintes de fonctionnement. La classe fait partie d’un système d’enseignement qui fixe différents paramètres de fonctionnement comme la composition des effectifs d’élèves, le temps, l’espace ou les équipements. Pour

Contraintes définissant la situation de la classe

Effets attendus

finir, Bayer identifie les contraintes de forme qui découlent de la nature des activités et des tâches effectuées, elles-mêmes issues du curriculum assigné à la classe et à la position de cette dernière dans le système.

Si ces contraintes se retrouvent dans toute situation de classe quelle qu’elle soit, le contexte de classe spécialisée en présente d’autres, spécifiques. Selon Pelgrims (2001) :

Les enseignants disposent de libertés et de contraintes différentes de leurs collègues de classe ordinaire pour composer enseignement et obtention de la discipline. Selon nous, c’est ce système de liberté et de contraintes qui contribue à infléchir un ensemble de pratiques d’enseignement observées avec régularité en classe spécialisée et différentes de celles observées dans des classes ordinaires. (Pelgrims, 2001, citée par Pelgrims, 2009, p. 3).

Ce même auteur, (2001, 2006) décrit les particularités du contexte de classe spécialisée par :

− la liberté de programme (absence d’évaluation certificative et de rites de passages, travail pluridisciplinaire)

− La liberté de fonctionnement (effectif réduit d’élèves)

− Les contraintes de fonctionnement (hétérogénéité scolaire, absence de mémoire collective, culture de l’échec et des aides)

Nous partirons donc de ces particularités pour définir les différentes libertés et contraintes du contexte spécialisé.

Concernant le premier point relatif à la liberté de programme, Pelgrims (2001, 2003) dit qu’il existe effectivement des objectifs d’apprentissages officiels définis par le classeur des objectifs d’apprentissage de l’école primaire genevoise, cependant les enseignants du spécialisé doivent adapter ces objectifs en fonction des élèves. « Le spécialisé n’est ni banalisé par un programme établi, ni contrôlé par des examens et n’est donc pas orienté vers ce que l’on pourrait nommer « un produit » » (Wolf, 1996, cité par Maréchal, 2004, p. 9). Il n’existe alors pas d’évaluation certificative en spécialisé et l’enseignant est « libre » face aux choix de ses programmes scolaires. Toutefois, cette liberté ne représente-t-elle pas au final une contrainte ? En effet, puisqu’il n’y a pas d’évaluations certificatives qui jouent un rôle de contrôle externe, les élèves n’ont pas de

pression quant aux résultats finaux de l’année scolaire (redoublement par exemple). Ils pourraient profiter de cette liberté et ne pas entrer dans les tâches. Pelgrims (2006) résume cette idée en affirmant que :

Les enseignants disposent d’une grande liberté de programme : peu de choses, si ce n’est leur conscience professionnelle et leurs valeurs, les contraignent à fixer, à poursuivre et à atteindre des objectifs, à résister aux stratégies d’évitement et de négociation des élèves conscients de cette liberté. (p. 17).

L’absence de rites de passage traduit une absence de degrés et d’objectifs à atteindre en fin de cycle (Pelgrims, 2003, 2006). En effet, en ordinaire l’enseignement des disciplines académiques dépend des attentes précises régies pas le plan d’études. A chaque degré correspond des compétences scolaires spécifiques. En spécialisé, les objectifs sont fixés sur la base d’un projet pédagogique individualisé propre à chaque élève. Les élèves n’ont donc pas forcément d’objectifs précis à atteindre dans chaque discipline scolaire, car ces derniers sont établis par l’enseignant en fonction de leurs compétences de base mais également en fonction de leurs besoins principaux. Ces objectifs ne sont alors pas fixés par des documents officiels mais par les observations des enseignants notamment grâce au portrait d’élève et aux apports des synthèses effectuées en équipe institutionnelles.

Le travail pluridisciplinaire résulte aussi de cette liberté de programme dont jouissent les enseignants. L’étude de Gantner et Petrucciani-Juvet (2006) concernant les représentations des enseignants spécialisés genevois par rapport à leur identité professionnelle, met en valeur les différents objectifs poursuivis en spécialisé. Elles définissent trois types d’objectifs : scolaires, éducatifs et thérapeutiques. Les priorités de ces derniers varient en fonction des enseignants et des caractéristiques des élèves de la classe.

Selon Biffiger (2004), les objectifs pluridisciplinaires de l’enseignement spécialisé sont les suivants : assurer, rechercher, développer les conditions qui permettent à l’enfant-élève :

- « de communiquer, d’interagir, de développer des relations ;

- d’accéder aux conventions sociales et scolaires ;

- d’apprendre, en traitant et en produisant des informations ;

- d’être conscient de ses capacités et de ses limites ; de jouer un rôle, d’avoir des satisfactions, d’éprouver du plaisir » (p.37).

L’enseignant doit placer ces heures d’enseignement en fonction d’un planning corroboré par les diverses autres activités présentées par les professionnels de l’équipe.

Entre les temps d’activités de type thérapeutique et celles de type éducatif l’enseignant doit trouver le temps d’organiser les apprentissages des élèves afin de suivre les objectifs scolaires. Il est donc important de rappeler ici que les objectifs scolaires ne représentent pas la seule priorité. En effet, pour que l’enfant puisse acquérir de nouvelles connaissances, certains professionnels enseignants pensent, sous l’effet du travail pluridisciplinaire avec des spécialistes médico-psychologiques, que leur premier objectif est de permettre à l’enfant de retrouver un bien-être, une satisfaction personnelle et une bonne estime de lui. Il traite l’information en fonction des structures mentales dont il dispose. Il apprend grâce aux pratiques d’enseignement dont il bénéficie, parfois aussi par imitation et par entraînement des savoir-faire qui deviendront petit à petit des compétences nouvelles.

La deuxième particularité définie par Pelgrims est la liberté de fonctionnement, donnée par l’effectif réduit d’élèves. Certains auteurs pensent que la liberté de programme et la liberté de fonctionnement devraient faciliter les tâches d’enseignement individualisées ou différenciées. Cependant, il faut rappeler que les enseignants travaillent avec des élèves qui présentent des particularités sur le plan scolaire. Cela peut créer une dynamique relationnelle en mouvance car ils bénéficient de diverses prises en charge. En effet, les mouvements qui opèrent dans la classe sont nombreux. Ils sont dus aux départs et aux arrivées des élèves. Comme mentionné précédemment, le travail pluridisciplinaire impose une adaptation des horaires en fonction des diverses prises en charges, par le logopédiste, le psychothérapeute ou le psychomotricien par exemple.

Les contraintes de fonctionnement concernent quant à elles l’hétérogénéité scolaire, l’absence de mémoire collective et la culture de l’échec et des aides. En effet, il

n’y a pas plus hétérogène qu’une classe spécialisée, au niveau de l’âge mais surtout au niveau des compétences scolaires. Selon Pelgrims (2003, 2006), cette l’hétérogénéité est telle qu’elle peut faire obstacle à l’enseignement. En effet, quoi de plus difficile que d’enseigner et de créer des situations d’apprentissage avec des élèves dont les compétences et les difficultés scolaires varient et qui parfois, ont des réactions face aux tâches d’apprentissage et face aux obstacles qui rendent difficile l’enseignement en collectif.

Effectivement, en institution les relations entre enfants et professionnels sont particulières et singulières. Bussat (2005) explique que « l’investissement de l’enfant, de ses paroles et de ses actes, l’intérêt pour son histoire et son contexte de vie (famille, foyer, culture) sont logiquement au centre du dispositif du centre de jour » (p. 3).

Les adultes font quotidiennement face à ces enfants épris de grandes souffrances qu’ils éprouvent parfois à leur insu dans un contre transfert. Ce processus, qui reste essentiellement inconscient touche à leurs attitudes, leurs réactions, leurs investissements, leurs sentiments et leurs capacités.

La violence, le caractère irruptif ou intrusif de certains comportements, et le sentiment de haine qui s’installe en nous-mêmes, le vécu de perte de contrôle, l’impression d’incompétence, de vide ou de désarroi qu’ils (les enfants) peuvent générer parfois ébranlent naturellement tout un chacun quelque soit son expérience.

(Dufresne, 2007, p.6).

Ceci empêche une certaine compréhension de l’enfant, inhérente et nécessaire afin de soigner l’enfant et de se protéger de soi-même.

Comme nous l’avons mentionné dans la partie consacrée au dispositif de l’enseignement spécialisé publique à Genève, la population accueillie dans les établissements spécialisés présente des caractéristiques spécifiques et des troubles de l’apprentissage. Ces élèves qui rencontrent des difficultés sur le plan scolaire ont des besoins différents qu’en classe ordinaire. Il convient alors à l’enseignant de prendre en compte cette population hétérogène et d’adapter son enseignement à chacun d’entre eux.

Il faut avoir en tête que l’enfant apprend en agissant sur ce qui l’entoure. C’est lui qui

donne du sens aux informations et qui les construit. Ainsi on ne peut pas dissocier la matière à apprendre du monde extérieur et du vécu de l’enfant. La plupart de ces enfants ont vécus des expériences différentes et ont souvent fait face à des échecs scolaires.

Goigoux (1998), identifie cinq grands types de difficultés d’élèves qui mobilisent l’attention des enseignants : Un comportement inadéquat, un déficit d’expérience, une insuffisante motivation, un déficit cognitif et une faible estime de soi. (Goigoux, 1998).

Selon lui, « l’activité des professeurs est avant tout une réponse aux problèmes qu’ils identifient […] ces problèmes sont essentiellement liés aux caractéristiques de la population scolaire dont ils ont la charge » (p. 154).

Pelgrims (2007) rapporte que dans la littérature le manque d’engagement dans les apprentissages de la part des élèves est souvent attribué à trois types de causes. Des causes affectives ; certains auteurs affirmant qu’apprendre provoque chez ces élèves des angoisses et des peurs qui se traduisent par des comportements de retraits ou d’oppositions. Le deuxième type de cause serait d’ordre motivationnel, bien des auteurs affirment que le manque d’engagement est lié à un sentiment d’impuissance acquis par la répétition des échecs scolaires. Finalement, elle cite la fréquence avec laquelle les pédagogues pensent bien trop facilement que le faible investissement scolaire des élèves est dû à un manque d’estime de soi engendré par la dévalorisation sociale de la filière d’enseignement spécialisé.

Selon Pelgrims (2006), ces élèves, auxquels les enseignants de classe ordinaire ont promis qu’ils bénéficieraient de toutes les aides en classe spécialisée, et qui sont conscients des libertés de programme, arborent des stratégies d’évitement et négocient les objectifs, les tâches et les conditions de leur accomplissement. La réponse des enseignants face aux comportements des élèves est bien souvent de proposer des tâches simplifiées et de créer des effets topaze, à savoir donner les réponses à la place des élèves.

Ces formes d’expérience de réussite permettent certainement d’obtenir et de maintenir plus d’ordre en classe, d’occuper plus d’élèves qui paraissent engagés dans des activités. Mais elles ne permettent de garantir ni l’engagement dans une véritable activité mentale et cognitive d’apprentissage, ni l’expérience d’apprentissages réussis. (Pelgrims, 2007, p. 15).

Ensuite, il y a le peu de culture cognitive et affective commune à l’ensemble des élèves d’une classe spécialisée. L’enseignant doit créer une dynamique relationnelle afin de pouvoir enseigner dans un cadre adéquat avec des élèves qui ne partagent pas de mémoire commune. En effet, les élèves ne se connaissent généralement pas ou alors peu car ils ne sont pas issus de la même volée ou viennent d’une autre école. Ils vivent souvent dans des quartiers différents. Il n’y a alors pas de mémoire didactique et socio-affective commune et l’enseignant doit prendre des ressources en temps pour créer une dynamique de groupe (Pelgrims, 2006).

Maintenant que les contraintes et les libertés du contexte spécialisé ont été mises en lumière nous pouvons nous demander comment l’enseignant adapte ses pratiques par rapport à ces dernières.

Si l’on se réfère aux textes de lois concernant la fonction professionnelle des enseignants du primaire, l’enseignant ordinaire et l’enseignant spécialisé ont la même fonction. Toutefois, même si :

Le rôle des enseignants spécialisés s’apparente à celui de tout enseignant […] leurs activités se distinguent essentiellement et en apparence de par des pratiques effectives de pédagogie adaptée, différenciée, individualisée (implicite ou pensée a priori) d’une part, de collaboration avec d’autres spécialistes d’autre part.

(Chatelanat & Pelgrims, 2003, cité par Maréchal, 2004, p. 14).

Dès lors, comment l’enseignant spécialisé met-il en place son enseignement dans un contexte différent de celui d’une classe ordinaire ? Où va-t-il chercher ses outils ? Comment construit-il son programme ? Comment gère-t-il la progression des élèves ? Nous tenterons de répondre à ces questions grâce à l’analyse de nos observations sur le terrain en faisant des liens avec les contraintes et les libertés définies auparavant.