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Les Guerres de l'Indépendance cubaine

A. Origines historiques

1) Les séparatistes de

Avec l’incorporation de Cuba au marché international capitaliste, incorporation liée à l’industrialisation des secteurs exportateurs de l’économie insulaire, des modifications essentielles s’opérèrent dans la société. La plus fondamentale de toutes fut le déclin de la société esclavagiste, amorcé depuis les années quarante, qui s’accéléra alors. Cela créa les conditions susceptibles de générer des conditions sociales et politiques propices à la rupture. En ce sens, l’articulation des discours indépendantiste et abolitionniste se révèle un facteur idéologique central.

L’augmentation de la production sucrière et son traitement pour le marché extérieur impliquaient une restructuration du monde agricole. Une de ses conséquence serait la scission de la bourgeoisie du sucre en deux groupes désolidarisés.

Certains planteurs eurent les capacités et les moyens de l’opérer. Cette bourgeoisie agricole et industrielle réunit bientôt un capital énorme. Essentiellement installée dans la région occidentale, elle concentra la main d’œuvre esclave dans les sucreries. Liée à la grande bourgeoisie commerçante qui avait investi dans ce secteur, elle seule put continuer à supporter le coût de l’esclavage et assumer les dépenses supplémentaires et les risques consécutifs au recours à la traite illégale. Ces deux groupes soutenaient le maintien du système esclavagiste.

Parallèlement, d’autres propriétaires ne surent pas, ou ne purent pas, assurer les transformations rendues nécessaires par les nouvelles règles du marché et de l’enrichissement. A la tête d’unités de production restées traditionnelles et « artisanales », ils se détournèrent du recours à la main d’œuvre servile pour chercher des solutions moins onéreuses, et recoururent aux immigrations plus ou moins libres (travail forcé de l’immigration de travailleurs asiatiques ou yucatèques, puis dans une moindre mesure pour ces années-ci l’encouragement de l’immigration espagnole). Comme les producteurs de café, qui affrontaient des mutations similaires, cette population créole en arriva à ne plus soutenir l’esclavagisme, puis à prêter l’oreille aux propos abolitionnistes propagés par les Anglais, considérés comme les représentants d’un modèle efficace de développement. Les années 1860 voyaient donc s’articuler indépendantisme et abolitionnisme dans ces catégories-ci de la bourgeoisie localisées dans le Centro et en Oriente.

Ces modifications accompagnèrent également une évolution du monde paysan. De nouveaux bras – affranchis et colons, petits propriétaires sucriers ruinés – se consacrèrent à la culture vivrière et à la vente sur le marché interne. L’augmentation du nombre des

exploitations de tabac pesa également : elles étaient plus importantes, reliées à l’industrie naissante du tabac et au marché extérieur. Bien que ces hommes-là aient pesé bien peu au regard du poids économique du secteur sucrier et du poids financier des fortunes qui s’y étaient constituées, ils se comptaient... Ils se compteraient tout particulièrement dans les rangs indépendantistes de 1868.

La limitation géographique et sectorielle de l’esclavage dessina une nouvelle carte démographique : la population blanche se retrouvait largement majoritaire dans l’île. Cela contribuait à éloigner le spectre de la guerre sociale, au moment où la population affranchie augmentait à la suite de la crise des secteurs agricoles autrefois esclavagistes et de l’augmentation des procédures de manumission. Professionnellement, ces hommes se dirigèrent vers le petit paysannat – le plus souvent comme journaliers mais parfois aussi comme petits propriétaires – ou, dans le milieu urbain, vers les professions artisanales. Ainsi, la petite bourgeoisie de couleur, dont la première apparition avait été réduite à néant par la répression consécutive à la « Conspiration de la Escalera », réapparaissait dans des conditions plus favorables à sa survie en tant que classe.

Ce renforcement de la petite bourgeoisie urbaine, et des secteurs les plus humbles, amplifia les possibilités du marché intérieur. Il contribua au développement du petit commerce, de l’atelier, voire de la manufacture artisanale produisant pour le marché interne. Le développement de ces activités – et particulièrement la constitution d’un secteur manufacturier du tabac à La Havane et dans les provinces – accompagna la structuration d’un prolétariat urbain, dont les premières activités collectives, qui seraient interrompues par la guerre, dateraient des années soixante.

Il va sans dire que ces facteurs eurent une influence directe sur le déroulement de la Guerre. En effet la participation et l’implantation régionale de la guerre sont les conséquences directes de la carte socio-économique. Schématiquement, les régions révolutionnaires furent les régions les moins consacrées à l’activité industrialisée du sucre, et, de manière liée, les régions dans lesquelles la population esclave était moindre. Il s’agit des provinces d’Oriente, de Camagüey et de Las Villas.

Ces évolutions majeures dans la structuration de la société cubaine contribuèrent à faire du maintien du système esclavagiste une aberration. Elles n’en étaient qu’à leur début et le cheminement vers la modernité ne se révélait pas dépourvu de contradictions, d’oppositions et de réticences.

Les batailles politiques entre indépendantisme, annexionnisme, autonomisme ou réformisme, illustraient clairement la difficulté à assumer ces mutations économiques et sociales. Mais ce débat se jouait dans le monde limité des élites et laissait relativement indifférente la majorité de la population.

La paix sociale n’était d’ailleurs pas la règle. Le « petit peuple » des villes se montrait enclin à fomenter des incidents au caractère anti-espagnol : les idées démocratiques se développaient dans le milieu des artisans et des petits commerçants. Des tentatives de rébellions ou d’émeutes informelles se répétèrent en milieu urbain ou rural. Elles furent imputées à la population de couleur, mais semblent avoir rassemblé en terme d’appartenance sociale plutôt qu’en fonction du teint110. La masse de la population paysanne et urbaine se

trouvait dans une situation de difficulté économique. Les premiers groupements ouvriers apparurent, et fonctionnèrent comme des associations d’entraide, confirmant que la majorité de la population affrontait des problèmes bien concrets. L’éventualité d’exclusion sociale – vagabondage et banditisme rural – n’était jamais loin. La précarité était à Cuba dans les années soixante, le problème de l’énorme majorité des habitants. Mais n’oublions pas non plus les exclus de tout : 27,44 % de la population était encore esclave111.

Dans ce contexte, le poids de la fiscalité se révéla un des éléments qui cristallisa l’opposition au système colonial. Si ces taxes étaient critiquées par les élites, dans la mesure où elles ne finançaient même pas le développement du pays, elles allaient l’être également parce qu’elles entretenaient les aspects les plus contestables de l’Espagne à Cuba : dépenses militaires destinées à sa politique internationale112

, dépenses de la bureaucratie coloniale. Par ailleurs, dans ces années, par le biais de la constitution d’associations d’intérêts, le système bancaire commença à se développer avec des capitaux créoles. Néanmoins, dans les provinces, la banque, ou plutôt l’usure, demeurait aux mains de commerçants espagnols, véritables profiteurs113

bâtissant un bien conséquent sur la misère paysanne.

Ces éléments permettent de cerner les raisons profondes, et les causes plus directes, de l’insurrection et de son succès populaire.

Les figures du mouvement étaient issues des secteurs sociaux les moins compromis avec l’institution servile, et très particulièrement du monde des propriétaires terriens du Centro et d’Oriente. Si leur ralliement à la cause indépendantiste, et abolitionniste, est explicable par les mutations structurelles de la société, c’était surtout à des critères idéologiques qu’ils répondaient. L’évolution des idées, le républicanisme, la laïcisation,

l’aspiration à une société plus moderne, plus proche des utopies du siècle les menèrent à remettre en cause l’édifice colonial et esclavagiste.

Le rôle formateur et fédérateur de la maçonnerie dans cette évolution fut primordial. Par ailleurs, dans une moindre mesure, la maçonnerie forma également des hommes non plus seulement issus de l’élite, mais des couches moyennes, blanches ou de couleur. Le cas de Maceo prend, à ce titre, valeur d’exemple et montre comment ces structures clandestines permirent la solidarisation de secteurs a priori sans contact ni projet commun. Néanmoins, la direction révolutionnaire et les cadres militaires appartenaient quasiment exclusivement à l’élite. Le contingent provenait de la paysannerie, des couches moyennes urbaines blanches et de couleur, des couches sociales les plus démunies, et de la population en esclavage.