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Les Guerres de l'Indépendance cubaine

A. Origines historiques

2) Le cas de Cuba

Nous allons rechercher, et ceci pour deux raisons, au début du dix-neuvième siècle les prémices des changements structuraux qui provoquèrent en partie l’éclosion et le développement de la pensée émancipatrice. En premier lieu, notre approche historique l’impose. Eduardo Torres Cuevas a insisté sur la nécessaire prise en compte de ces phénomènes :

« No es posible entender aspectos esenciales de las revoluciones de la segunda mitad del siglo sin entender el inicio y sistemático proceso de crisis y disolución de las relaciones esclavistas y de estructuración de las del capitalismo dependiente a partir de la década del 40 »55.

Parce que nous adoptons cette perspective, nous avons choisi de remonter à des mutations profondes de la société, et non de nous cantonner à l’exposé des causes directes et événementielles du déclenchement des mouvements indépendantistes.

En second lieu, nous pensons au corpus littéraire que nous étudions : ce roman fut le lieu d’une relecture de l’histoire coloniale56. C’est pourquoi il nous paraît d’autant plus

indispensable de rappeler le contexte historique qu’il fut l’objet, dans le roman, de retraitements, d’omissions et de dénis.

Le développement de l’agriculture d’exportation, commencé au milieu du XVIIIème siècle et porté par le boom sucrier de 1790, les conditions favorables du marché international

et les mesures prises par Carlos IV, entraînèrent des changements profonds dans l’économie agricole du pays.

Les cultures complémentaires d’exportation, particulièrement le café, d’abord réparties dans les régions de Pinar del Río, Las Villas et d’Oriente, se concentrèrent dans les régions orientales et centrales. La production sucrière était devenue un élément capital de l’économie cubaine, bien que, sous sa forme préindustrielle, elle ne se fût pas développée uniformément dans le territoire. La zone occidentale de Cuba – la région de La Havane et de Matanzas – en était le creuset57. La révolution industrielle dans le secteur du sucre avait été

rendue possible par la diffusion de nouvelles techniques : utilisation de la machine à vapeur58

, extension des réseaux de transports59. Entre 1837 et 1868, les activités commerciales

internationales et internes se développèrent et se diversifièrent. Mais cette croissance fut limitée par les nombreuses fluctuations de l’économie. Julio Le Riverend60 les interprète

comme le signe de la crise structurelle qui affectait le système colonial cubain, crise amplifiée par les variations du marché international.

En effet, le processus de modernisation engagé afin de développer le rendement des sucreries, était freiné par le maintien de la main d’œuvre esclave : coûteuse, elle requérait un investissement initial croissant ; récalcitrante, elle répondait à l’oppression et à l’intensification du travail par la révolte ou le sabotage. Refusant de renoncer au système esclavagiste de crainte de voir s’écrouler la production, l’oligarchie sucrière tenta soit d’accélérer le développement technique, soit d’employer en complément une main d’œuvre libre ou semi-esclave. Le recours à ces solutions intermédiaires ne put, finalement, que retarder l’inexorable crise qui se déclara vers 1840 et se développa jusqu’en 1868. Les révoltes esclaves des années 1840 contribuèrent à la prise de conscience, empreinte de réticences, que l’abolition de l’esclavage était nécessaire, pour des raisons d’incompatibilité dans la structure économique, pour des raisons d’ordre public, et parce que le contexte international y contribuait.

Ainsi, type d’exploitation, processus de spécialisation, qualité des infrastructures et exportation furent des facteurs qui allaient contribuer à la création de régions socio- économiques de monoculture spécialisée et de croissance inégale. Plus que le degré et les capacités de développement, plus que le type d’exploitation économique, les conditions de chaque région allaient créer les conditions favorables à la révolution ou les freiner, tout en dessinant la carte des régionalismes, futurs éléments de dissension des indépendantistes 61.

C’est dans ce contexte que les Créoles des classes productives de Cuba souhaitèrent participer activement à la gestion de la colonie. Cette aspiration fut à l’origine de la pensée et du mouvement réformiste cubain, qui, pendant près d’un siècle, tenta de représenter et d’entretenir avec le gouvernement métropolitain un dialogue débouchant sur une gestion de la colonie qui prendrait en compte leur intérêt collectif. Les réformistes n’eurent cependant, entre 1790 et 1868, ni une activité constante, ni un discours linéaire. Episodiquement, sous cette même identité, ils représentèrent l’unique alternative politique admise par les autorités coloniales et métropolitaines. Le lobby des grands propriétaires esclavagistes, par les jeux de relations, réussit ainsi, à s’implanter dans les hautes sphères du pouvoir central.

Trois étapes politiques se succédèrent dans l’existence du mouvement réformiste. La première entre 1790 et 1820, correspond à un climat de croissance économique, et de participation, quoique informelle, des Créoles aux décisions du Gouverneur Général, participation souhaitée par Fernando VII afin de s’assurer de leur soutien. Le mouvement se reconstitua ensuite en 1830, à la faveur du changement de régime en Espagne, puis se heurta, en 1837, à l’expulsion des députés cubains des Cortès, et aux mesures « anti-créoles » du Gouverneur général Miguel Tacón. Enfin, il réapparut en 1854, constitué cette fois en parti politique : l’Union Libérale, soutenue par les Capitaines Généraux successifs62

, disparut sous cette forme63 avec la première guerre d’Indépendance.

Le caractère syncopé de la présence réformiste comme groupe de pression est à la fois imputable à l’attitude de l’Etat espagnol, des institutions coloniales et à des facteurs internes au mouvement. La pensée réformiste fonctionnait à partir de deux postulats en inadéquation avec la réalité. Le premier était que l’Espagne, ayant reconnu les réformistes en tant que représentants des intérêts économiques des Créoles dans le cadre national, changerait sa politique coloniale et son attitude intransigeante pour les considérer comme des sujets et des partenaires économiques à part entière. Le second postulat était que ce mouvement, rassemblant des membres de l’oligarchie créole aux activités et aux intérêts très divers, resterait uni et cohérent sur la base de revendications douanières, financières et commerciales minimales. Cette tentative conciliatrice à l’extrême les mena inéluctablement à l’échec politique et à la désagrégation.

Quant à l’évolution des demandes, elle correspondait au désir de s’adapter au marché international, et au souhait persistant de maintenir à Cuba des conditions favorables à l’enrichissement.

Ces revendications étaient de trois ordres. D’abord, les réformistes furent toujours partisans de l’autonomie ou de l’intégration à l’Espagne. Les revendications commerciales et fiscales du mouvement dépendaient de situations conjoncturelles64

. Mais le point de rupture entre les Créoles et le gouvernement colonial se situait bien sur la ligne d’incompatibilité de leurs intérêts économiques.

Ce fut dans le domaine du social que le discours réformiste évolua le plus notablement. En effet, si pendant la première période, les représentants de l’oligarchie cubaine revendiquaient unanimement le maintien du système esclavagiste, dès 1830, apparurent des points de dissension. José Antonio Saco, défendant les demandes des grands propriétaires, s’opposait à eux sur la question de l’esclavage au nom du développement à long terme. Dans sa troisième phase, l’analyse visionnaire de Saco s’étant révélée réaliste, le mouvement se déclara partisan d’une abolition progressive de l’esclavage. Cette évolution apparaît dans toute sa logique si l’on se réfère à l’analyse des structures économiques, que nous avons ébauchée plus haut. La demande abolitionniste de 1845 s’inscrivait dans la prise de conscience que l’utilisation de la main d’œuvre esclave se révélait plus un frein qu’un gain, d’autant plus que le recours à la main d’œuvre salariée s’était alors répandu.

Avec l’échec de l’option réformiste, fondée sur une lecture principalement économiste, les voies d’une réponse conciliatrice à l’extrême entre les intérêts de la bourgeoisie créole et de l’Etat colonial se fermaient.

Parallèlement à l’existence de ce mouvement, l’inconformité au régime colonial se traduisait par des tentatives de rébellions armées et par des réponses politiques. C’est dans ce passé de résistance – dont le premier fleuron est la résistance aux Anglais en 1762 – que les Indépendantistes de 1868 et de 1898 fondèrent la légitimité de leur engagement et les premières références d’une identité nationale.