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Les Guerres de l'Indépendance cubaine

A. Origines historiques

4) Le projet martinien

Si nous abordons le projet martinien séparément des mouvements séparatistes initiaux, c’est qu’il s’en distingue par bien des aspects essentiels. Bien qu’il s’inscrive dans la continuité de la Guerre de Dix Ans et de la « Guerra Chiquita », bien qu’il s’appuie sur les expériences du mouvement révolutionnaire, il se caractérise par sa modernité à bien des égards.

Cette modernité est à la fois théorique et pratique. Du point de vue politique et social, le projet de société martinien est en effet un projet antillaniste et latino-américain, libéral, démocratique et égalitaire. Mais il faut souligner aussi que Martí, tirant les leçons de la première guerre révolutionnaire, articula l’élaboration de celle de 1895 sur une analyse lucide de la situation et sur des structures absolument nouvelles. La prise en compte de la donne sociale en est une des illustrations. Martí comprit en effet que l’indépendance et la construction de l’Utopie cubaine, à l’aube du vingtième siècle, ne pouvaient être uniquement le fait d’une élite créole éclairée, et devaient avant tout être portées comme un grand projet collectif populaire108

. Cette capacité à avoir tenu compte des mutations sociales et reconnu le rôle du monde ouvrier et de la population de couleur, sincèrement considérés comme des composantes de la Nation, est donc à mettre à son actif.

Le modèle même d’organisation du mouvement séparatiste reflète cette modernité : le temps des conspirations est clos. La création du Parti Révolutionnaire Cubain en 1892 place

au service de l’intérêt du plus grand nombre l’outil moderne de l’organisation politique. Les Bases du Parti, approuvées le 5 janvier, synthétisaient le pragmatisme martinien. Le parti est considéré comme le moyen d’obtenir l’Indépendance absolue de Cuba et de Porto Rico. Il se présente comme une agrégation d’associations indépendantes et locales, présidée par un Délégué élu. Cela respectait ainsi les sensibilités diverses au cœur du séparatisme en préservant l’existence et l’autonomie des clubs et courants indépendants. L’action préparatrice du mouvement se développa sur deux fronts : celui de l’exil et celui de Cuba, où la Délégation sera assurée par Juan Gualberto Gómez. Enfin si le parti avait pour objectif de préparer une guerre nécessaire, il était posé comme impératif qu’elle fût la plus brève possible.

Remarquons que ces bases ne rendent pas compte de l’effort organisationnel qui fut accompli tant avant le déclenchement de l’insurrection, que durant cette insurrection. Grâce aux clubs révolutionnaires et à leur autonomie, argent et sympathie furent inlassablement recueillis auprès des ouvriers du tabac et de l’émigration cubaine aux Etats-Unis. Les autres représentations cubaines à l’étranger, et particulièrement celle de Betances à Paris – il était quasiment le représentant du Parti Révolutionnaire Cubain pour l’Europe –, jouèrent également un rôle d’appui et de complémentarité. Les sommes récoltées étaient majoritairement utilisées pour alimenter l’insurrection : expéditions d’armes, de médicaments... Son efficacité se révéla remarquable lorsqu’il s’agit de donner aux Cubains les moyens de préparer et de mener la guerre contre la métropole coloniale.

Après la mort de Martí, ce fut celui qu’il considérait à la fois comme son « père » et son « héritier », Estrada Palma, qui assura la charge de Délégué. Il fonda en septembre 1895 la « Junta Cubana », afin d’accentuer les démarches auprès des autorités nord-américaines en vue de négocier une Intervention. Les structures d’aide aux combattants continuèrent à fonctionner malgré ces premiers signes de revirement stratégique consistant en la recherche d’une étroite collaboration avec les autorités nord-américaines, alors que le projet martinien était franchement anti-annexioniste et anti-impérialiste.

Le projet martinien tenait compte aussi de l’organisation et du maintien de la cohésion des forces révolutionnaires pendant le conflit, jetant par là même les bases des comportements d’avenir. Les caudillos de la Guerre de Dix Ans, et particulièrement Maceo et Máximo Gómez, malgré quelques tiraillements, quelques divergences, se rangèrent aux propositions martiniennes d’organisation du pouvoir politique et militaire de la République en Armes. Ces éléments furent en partie consignés dans le Manifeste de Montecristi, rédigé par Martí et

Máximo Gómez le 25 mars 1895, à la veille de leur départ pour rejoindre les insurgés de Cuba.

La Révolution, dès le départ, était multicéphale : Martí en était le Chef civil suprême, Máximo Gómez le Général en Chef, Maceo, le Général des forces orientales. Tous ces projets organisationnels, décidés dans l’urgence, furent entérinés et légalisés par la réunion d’une Assemblée Constituante – héritée de celle de Guáimaro le 10 avril 1869. Le 13 septembre 1895 vit l’ouverture des sessions de l’Assemblée de Jimaguayú, composée de Représentants élus des divers corps de l’Armée populaire « mambise ». Bartolomé Masó y fut élu Président de la République.

Enfin, même s’il peut sembler que ce projet révolutionnaire fut porté pendant des années par un seul homme, le souci constant de Martí de fournir les bases théoriques, démocratiques et légales de tout le processus, doit être reconnu. En effet, l’idée martinienne, héritée de l’utopie avortée de la République de Guáimaro, était de préparer la république démocratique au sein de la Guerre d’Indépendance. La volonté en était d’autant plus affirmée que Guerre de libération et création d’une république démocratique étaient intrinsèquement liées dans sa vision. En d’autres termes, l’objectif essentiel de la guerre de 1895 était l’établissement de la république démocratique de Cuba, « con todos y para el bien de todos »109. La volonté fédératrice et intégratrice, omniprésente puisqu’indispensable, se

présentait aussi comme une projection sur les pratiques de l’avenir.

C.

Mutations sociales et participation aux conflits

Nous avons retracé plus haut les changements structurels qui affectèrent la société cubaine à partir des années 1840. Nous allons évoquer maintenant les périodes immédiatement préparatoires aux différentes phases des Guerres, en insistant sur la configuration de la société cubaine antérieurement à chacune de ces étapes. En effet, les changements survenus ou induits au long de ce processus affectèrent non seulement les strates sociales, mais aussi, par conséquent, l’adhésion des divers groupes au projet séparatiste : les séparatistes de 1868 et les séparatistes de 1895 ne provenaient pas des mêmes milieux.