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Les manifestations subsidiaires de substances d’espèce

Partie 2. Un mécanisme de protection des droits

B) Les manifestations subsidiaires de substances d’espèce

168. UNE CATEGORIE DE DROITS CLASSIQUEMENT ECARTEE. Il est maintenant proposé de se pencher sur des cas d’identification présentant des ressemblances avec la précédente catégorie dans leur référence à l’idée de substance du droit, alors qu’ils mériteraient a priori d’être écartés. En effet, ces exemples sont extraits de terrains à propos desquels la démarche absolue n’a généralement pas été développée : les droits susceptibles de « limitations explicites »382. Aussi, il faut insister sur la limite des illustrations proposées ici383, qui doivent être appréhendées comme des éléments additionnels d’information et de réflexion.

169. Présentons ces illustrations d’espèce selon leur proximité avec la conception absolue :

elles concernent, tout d’abord, le droit à la liberté d’expression (1), puis le droit à la liberté de réunion et d’association (2), et, enfin, le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion (3)384.

1) Une illustration d’espèce relative au droit à la liberté d’expression (article 10 CEDH)

170. L’ANALOGIE MAJEURE DE LARRET WOMEN ON WAVES. L’exemple le plus proche d’une identification spécifique de la substance, au sens de la conception absolue, a déjà été abordé. Il est extrait de l’arrêt Women on waves et autres385, relatif à la l’interdiction d'entrée dans les eaux territoriales d'un navire affrété par les associations requérantes en vue d'œuvrer pour la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse. La Cour européenne – dans le

382 Il est principalement visé par cette notion, opposée à celle de « limitations implicites », les droits prévus par les articles 8 à 11 de la Convention, dotés d’un second paragraphe appelé « clause d’ordre public », encadrant les restrictions à leur exercice, et dont le contrôle est principalement guidé par le principe de proportionnalité.

383 Notons que, suivant notre logique initiale distinguant « substance » et « protection » dans le cadre de la théorie absolue, il serait envisageable de concevoir une substance absolument entendue, sans que ce ne soit le cas de sa protection. Toutefois, un tel schéma manquerait de sens en pratique.

384 Ajoutant aux terrains choisis l’exemple de l’opinion dissidente commune aux juges WILDHABER,BRATZA, BONELLO,LOUCAIDES,CABRAL BARRETO,TULKENS etPELLONPÄÄ sous Cour EDH, Gde ch., 13 février 2003,

Odièvre c/ France, req. n° 42326/98, Recueil des arrêts et décisions 2003-III (note A.GOUTTENOIRE etF.SUDRE,

JCP G, 2003, II, 10049, pp. 561-566), § 11, dans laquelle ils ont souligné que « le droit à l'identité, comme condition essentielle du droit à l'autonomie (…) et à l'épanouissement (…), fait partie du noyau dur du droit au respect de la vie privée ».

385 Cour EDH, Women on waves et autres c/ Portugal précité (note n° 173), § 37 ; voir précédemment quant à cette formule, Cour EDH, 6 mars 2007, Çiloğlu et autres c/ Turquie, req. n° 73333/01, § 51.

87 :

?<B56B6>J =? J =45fE6B6 E<I5JIJ54 3J ==<E34gB6 E< mesure d’interdiction au titre de l’article 10 – a associé la liberté d’expression conjointement aux libertés de réunion et de manifestation, eu égard à la substance desdites libertés. Elle a ainsi considéré « que l’essence de ces droits est la possibilité pour tout citoyen d’exprimer son opinion et son opposition, voire de contester toute décision venant de tout pouvoir, quel qu’il soit ». Nonobstant l’expression apparemment directe et positive d’une substance commune aux différents droits, celle-ci se voit, en pratique, pleinement régie par le contrôle de proportionnalité, puisque le constat d’atteinte à la substance du droit en cause entraine le constat de disproportion entre le but visé et l’impact de la mesure prise.

171. Une autre référence positive et directe à l’idée de substance du droit peut être

observée sur le terrain de la liberté syndicale.

2) Une illustration d’espèce relative au droit à la liberté de réunion et d’association (article 11 CEDH)

172. L’ANALOGIE RESTREINTE DE LARRET WILSON, NATIONAL UNION OF JOURNALISTS. L’arrêt Wilson, National union of journalists et autres c/ Royaume-Uni386, du 2 juillet 2002, relatif au système entièrement volontaire de négociation collective prévu par la législation britannique (laissant la possibilité à tout employeur de reconnaître ou non un syndicat en vue de négociations collectives et d’avoir recours à des incitants financiers), paraît lui aussi illustrer d’une substance d’espèce conforme à la conception absolue. Effectivement, le juge de Strasbourg, au sein de l’examen de l’application de l’article 11, a affirmé d’une part que « l'essence d'un système de négociation collective volontaire est qu'il doit être possible à un syndicat qui n'est pas reconnu par un employeur d'entreprendre des actions, y compris, si nécessaire, des actions de grève, afin de persuader l'employeur d'engager une négociation collective avec lui sur les questions dont le syndicat estime qu'elles sont importantes pour les intérêts de ses membres » (nous soulignons) ; d’autre part, le juge a rajouté qu’ « il est de l'essence du droit des salariés d'adhérer à un syndicat pour la protection de leurs intérêts qu'ils soient libres de demander ou de permettre à leur syndicat de communiquer des revendications à leur employeur ou d'entreprendre en leur nom des actions pour protéger

386 Cour EDH, 2 juillet 2002, Wilson, National union of journalists et autres c/ Royaume-Uni, req. n° 30668/96 ; 30671/96 ; 30678/96, Recueil des arrêts et décisions 2002-V, § 46. Voir, également, l’opinion concordante des juges TÜRMEN,FURA-SANDSTRÖM etPOPOVIC sous Cour EDH, ch., 21 novembre 2006, Demir et Baykara c/

Turquie, req. n° 34503/97, § 1 ; comm. J.-P. MARGUENAUD et J. MOULY, JCP G, 2007, II, 10038, pp. 35-39 (l’arrêt de Grande chambre, le 12 novembre 2008, Recueil des arrêts et décisions 2008 ; GACEDH, 7e éd., n° 64, pp. 739-749).

87 ;

Ì©ËÈÉ ¬®«eÈ h«É » (nous soulignons). Des différentes mentions de l’essence, et notamment de celle du droit d’adhérer à un syndicat, la Cour européenne a tiré l’obligation positive pour l’Etat de veiller à ce que les possibilités ou droits mis en lumière soient respectés, afin que la liberté syndicale ne soit pas rendue illusoire387.

Rien ne s’oppose a priori à ce qu’une obligation positive se rapporte à une composante fondamentale du droit en cause, considérée comme la substance dudit droit388. Cependant, il faut bien constater que cette configuration est très rare dans la jurisprudence de la Cour européenne, et le fait qu’elle se manifeste sur le terrain d’un droit encadré par la clause d’ordre public (sans développer ici l’absence de rappel, dans cet arrêt, à l’essence au sein de la solution du contrôle) laisse peu de doutes sur la nature de l’essence sus-évoquée. Encore une fois, elle semble plutôt correspondre à un élément de contenu du droit symboliquement souligné du fait de son importance, qu’à une substance au sens de la théorie absolue.

173. Le dernier terrain d’analyse que constitue le droit à la liberté de pensée, de conscience

et de religion comporte les illustrations les plus éloignées de la conception absolue.

3) Les illustrations d’espèce relatives au droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion (article 9 CEDH)

174. LE PARALLELE ALLUSIF DES ARRETS SINAN ISIK, HASSAN ET TCHAOUCH etFERNANDEZ

MARTINEZ. Il est possible, finalement, de citer plusieurs formules plus ou moins assimilables à l’idée de substance du droit, telle que comprise ici, concernant la liberté de conscience et de religion notamment. A commencer par un extrait de l’arrêt Sinan Isik c/ Turquie389, du 2 février 2010, relatif à la mention obligatoire de la religion sur la carte d’identité prévalant jusqu’en 2006 en Turquie. Employant une tournure négative et indirecte, le juge de Strasbourg a souligné qu’était en cause en l’espèce le « droit de ne pas divulguer sa religion ou sa conviction, qui relève du for intérieur de chacun. Ce droit est inhérent à la notion de la liberté de religion et de conscience. A interpréter l’article 9 de la Convention comme autorisant n’importe quelle sorte de coercition visant à extérioriser sa religion ou conviction, on toucherait à la substance même de la liberté qu’il entend garantir (…) » (nous soulignons). Il est ainsi révélé une vision déjà observée en droit comparé, chez le juge

387 Cour EDH, Wilson, National union of journalists et autres c/ Royaume-Uni précité, §§ 46 ; 48.

388 Voir T.ZIMMERMANN, « Le noyau intangible des droits fondamentaux… », op. cit., p. 306, rappelant les implications positives pour l’Etat de la préservation du « noyau ».

kn]

Cour EDH, 2 février 2010, Sinan Isik c/ Turquie, req. n° 21924/05, Recueil des arrêts et décisions 2010, § 42. Voir également, Cour EDH, 12 juin 2012, Savda c/ Turquie, req. n° 42730/05, § 90, usitant le terme « noyau

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?J =>4 34A4 3J ==6EoA3> >6C >6EJn laquelle la substance de la liberté de religion se situe dans le for intérieur de chaque individu.

Par ailleurs, toujours sur ce terrain, mentionnons un couple d’arrêts témoignant tous deux d’une expression similaire évocatrice de la substance. Il s’agit des arrêts de Grande chambre Hassan et Tchaouch c/ Bulgarie390, du 26 octobre 2000, concernant le remplacement de dirigeants de la communauté musulmane bulgare, et Fernandez Martinez c/ Espagne391, du 12 juin 2014, concernant le non-renouvellement du contrat de travail d’un professeur de religion et de morale catholiques, prêtre marié et père de famille, ayant obtenu une dispense de célibat et militant auprès d’un mouvement opposé à la doctrine de l’Église.

Dès la première affaire, la Grande chambre, au titre de l’applicabilité de l’article 9, déduisait d’une interprétation de ce dernier « à la lumière de l'article 11 de la Convention » le principe selon lequel « l'autonomie des communautés religieuses est indispensable au pluralisme dans une société démocratique et se trouve donc au cœur même de la protection offerte par l'article 9 » (nous soulignons) ; rajoutant que « si l'organisation de la vie de la communauté n'était pas protégée par l'article 9 de la Convention, tous les autres aspects de la liberté de religion de l'individu s'en trouveraient fragilisés ». Reprise dans le cadre de l’arrêt Fernandez Martinez, cette citation y est intervenue sur le terrain du contrôle de la proportionnalité de la mesure contractuelle litigieuse, au titre de l’article 8 de la Convention. Au sein de cette affaire, ladite formule relative à l’autonomie des communautés religieuses devient un élément parmi d’autres du contrôle à l’espèce du respect de la vie privée. Si on ne peut raisonnablement considérer qu’il s’agit là d’une manifestation de la substance absolument conçue, un parallèle peut être observé sur le plan de la logique générale. Il concerne la hiérarchisation, fréquente dans les formules proches de celle qui nous intéresse, opérée entre un élément en particulier – ici l’organisation de la vie de la Communauté – et les autres aspects du droit ou liberté en l’occurrence. Ces précédents exemples permettent, une fois de plus, d’éclairer la diffusion, particulièrement large, de l’esprit même de la substance du droit protégée et du flou généré par ses différentes utilisations.

175. BILAN DE LANALYSE. Sans surprise, l’examen des illustrations ponctuelles de substances a également pu se heurter à la limite d’une concordance avec le contenu global d’un droit, à l’instar du précédent angle d’étude propre aux exemples durables. A l’inverse, sont ressorties de notre analyse certaines formules susceptibles d’être considérées comme des

390 Cour EDH, Gde ch., Hassan et Tchaouch c/ Bulgarie précité (note n° 55), § 62.

391 Cour EDH, Gde ch., Fernández Martínez c/ Espagne, 12 juin 2014, req. n° 56030/07, Recueil des arrêts et décisions 2014, § 127 ; chron. E.DECAUX,P.TAVERNIER etM.BOUMGHAR, JDI, 2015, n° 4, pp. 1270-1272 ; chron. F.SUDRE, JCP G, 2014, doctr. 832, p. 1413.

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G<=3p6>4<4 3J => B6 >AP >4<=?6>, tandis qu’elles émanaient d’un contexte défavorable à la conception absolue. Il convient, en tout état de cause, de garder à l’esprit que les diverses illustrations proposées dans ce second Paragraphe n’ont qu’une portée limitée, eu égard à leur caractère isolé. Or, d’un point de vue plus large même, l’ensemble des informations qui se sont vues délivrées en matière de substance spécifique à un droit conduit à la conclusion suivante : il semble, à cet égard, falloir se contenter de ressemblances ou d’hypothèses, de déductions tirées de formulations le plus souvent négatives, indirectes et ponctuelles392.

Du moins, les dernières constatations valent et se justifient dans le cadre d’une lecture positive de la jurisprudence visée, ambitionnant de présenter les cas d’identification pratique et spécifique de la substance, telle que conçue au sein de cette première Partie. Toutefois, selon une autre approche que l’on pourrait qualifier de négative, on doit bien admettre la prévalence, dans la jurisprudence européenne, de l’absence d’identification de la substance absolue du droit. Preuve que les voix de la Cour de Strasbourg ne sont pas accordées en ce qui concerne notre sujet d’étude, et sont source de cacophonie ?

392 Jörg-PaulMÜLLER n’en disait pas moins sur la jurisprudence constitutionnelle suisse relative au « noyau intangible », qu’il jugeait résolument « ponctuelle et pragmatique » (J.-P.MÜLLER (dir.), Éléments pour une

87 [

¨©ª«¬­®½° Une absence prédominante d’identification de la substance du droit absolue

176. UNE PERSPECTIVE PARADOXALE. L’objet de cette nouvelle Section peut paraître plus stérile, puisqu’il est maintenant choisi d’analyser la question de l’identification sous son aspect inverse. Cette volonté part d’un constat irrécusable : la prédominance des cas dans lesquels la substance d’un droit n’est pas spécifiquement identifiée. Il semble donc tout aussi important d’étudier les formes de la non-identification, afin d’essayer d’en comprendre les causes. Remarquons que si un tel angle d’approche ne remet pas directement en cause les hypothèses d’identification précédemment exposées, il marque certainement un éloignement (plus ou moins profond) de la conception absolue, au prisme de laquelle notre examen est mené.

177. UNE PROPOSITION DE CLASSIFICATION. Si deux cas de figure ressortent principalement de la recherche, il faut signaler la porosité de la frontière les séparant, en raison du caractère flou, vague, et donc sujet à multiples interprétations, des cas jurisprudentiels qui s’y inscrivent. Le premier regroupe les cas de non-identification « stricte » – qui ne donnent que très difficilement, voire aucunement lieu à une potentielle précision quant à la substance propre à un droit, essentiellement révélateurs d’une défaillance de mise en œuvre de la conception absolue (§I) ; la seconde, les cas de non-identification « combinée » 393 – qui se voient doublés d’une référence plus ou moins directe à l’atteinte radicale au droit, autrement dit à un contenu minimal, marquant une véritable dérive à l’égard de la théorie absolue même (§II).

393 Signalons, à toutes fins utiles, qu’une telle dénomination catégorielle recouvre, potentiellement, plusieurs formes. Au-delà de celle visée par ce second Paragraphe, il est également possible de rattacher à la catégorie de la non-identification complexe ou combinée les cas jurisprudentiels renvoyant à la distinction « jouissance/exercice » pré-évoquée (voir supra, n° 28). En témoigne principalement l’arrêt Winterwerp c/

Pays-Bas précité (note n° 231), § 60, distinguant la restriction ou modification des conditions d’exercice du droit, de

l’atteinte à son essence même (notons aussi, dans la doctrine, les propos d’OlivierDE FROUVILLE (L’intangibilité

des droits de l’Homme en droit international…, op. cit., p. 166) quant à l’arrêt Brogan et autres c/ Royaume-Uni

précité (note n° 49)). A titre plus implicite, voir Cour EDH, Appleby et autres c/ Royaume-Uni précité (note n° 52), § 47, relatif à la campagne de militants d’une association écologiste luttant contre un projet d’urbanisme, sur la propriété d’un centre commercial. La Cour européenne fait référence dans cet arrêt au cas où « l’interdiction

d’accéder à la propriété a pour effet d’empêcher tout exercice effectif de la liberté d’expression ou lorsque l’on peut considérer que la substance même de ce droit s’en trouve anéantie » (nous soulignons), repris par le juge

PINTO DE ALBUQUERQUE, dans son opinion dissidente sous l’arrêt Cour EDH, Gde ch., 13 juillet 2012,

8^]

§ I. Des cas de non-identification « stricte », principalement déficients

178. ELEMENTS DE METHODOLOGIE. Une première forme, apparemment simple, de non-identification dite stricte de la substance du droit peut être distinguée. Les manifestations qui lui sont attribuables témoignent, à tout le moins, d’un manque de rigueur dans l’application incomplète de la conception absolue, renforçant éventuellement les doutes quant à sa pleine adhésion par le juge de Strasbourg. Sans s’égarer dans le détail des cas qui en ressortent, il semble pertinent d’observer – au moyen d’une analyse globale, illustrée d’exemples modèles – les types de configurations de cette non-identification stricte, afin d’en relever les enseignements relatifs à la mise œuvre de la conception absolue, s’agissant de la substance. Signalons, à toute fin utile, qu’un tel examen se fonde sur des cas jurisprudentiels au moins représentatifs de la théorie absolue dans le volet relatif à la protection, en particulier394. En définitive, deux domaines, évoqués dans la première Section, se distinguent particulièrement quant au présent axe d’analyse : le droit à un procès équitable et celui à des élections libres. Il s’agit d’en offrir une autre lecture, nourrissant les questionnements à l’égard des substances supposément identifiées dont est soulignée la portée variable. A côté de cas généraux et élémentaires (A), émanent de la jurisprudence des manifestations de non-identification stricte qui suscitent plus particulièrement l’ambiguïté (B).

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