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organisationnelle et les stratégies collectives

3.1. Les formes de relations entre entreprises

Les sciences de gestion se sont longtemps conformées au paradigme économique selon lequel le bien-être social repose sur une concurrence entre des entreprises indépendantes, en rivalité avec les autres entreprises du secteur. Bien que ce paradigme soit fortement ancré dans nos

sociétés et que le droit de la concurrence limite les relations entre entreprises, ce cadre d’analyse a été progressivement remis en question. Cette remise en cause du dogme de la concurrence comme idéal des relations entre entreprises s’est fait conjointement avec une évolution des politiques de la concurrence et un assouplissement de leurs règles, et également grâce à une évolution des cadres d’analyse permettant de comprendre les relations entre entreprises, au-delà de la simple concurrence (Hannachi, 2011).

3.1.1. L’évolution du droit de la concurrence

L’évolution du droit de la concurrence est importante pour notre travail, car comme nous le verrons par la suite, l’argument de la concurrence et du droit de la concurrence est prépondérant dans la justification des actions (et des non-actions) des acteurs de la filière laitière française. Il contraint les possibilités d’actions collectives des acteurs alors que dans le même temps les acteurs s’approprient et influencent ce cadre.

Au cours du xxesiècle, les États-Unis et l’Europe ont mis en place des réglementations visant à limiter les coopérations entre entreprises, en suivant les préceptes de la théorie néo-classique selon lesquels les relations entre entreprises sont assimilées à de l’entente, néfaste au bien-être des consommateurs.

Les premiers à légiférer sur la concurrence furent les États-Unis, avec leSherman Anti-Trust Act(1890). Il donna naissance au droit de la concurrence moderne et visait à sanctionner les ententes illicites et les abus de position dominante qui avaient proliféré aux États-Unis dans la seconde moitié du xixesiècle. Encaoua et Guesnerie (2006) notent que les justifications de cette loi ne sont cependant pas économiques, mais plutôt d’inspiration populiste. Elle fut initiée par ceux qui craignaient l’accroissement du pouvoir économique et politique des nouveaux géants industriels et ceux qui faisaient les frais de leur efficacité. En effet, lestrusts, ou cartels, étaient considérés par les mouvements populistes et agrariens comme responsables du déclin des agriculteurs et artisans. Cette loi fut prolongée par leClayton Actet leFederal Trade Commission Acten 1914. Au cours du xxesiècle, l’évolution de l’application du droit de la concurrence aux États-Unis a suivi les évolutions de la société et les théories économiques mobilisées. Ainsi, Kovacic et Shapiro (2000) distinguent quatre périodes. Jusqu’à 1936 la loi était mise en retrait du fait de politiques économiques planifiées des débuts duNew Deal, assez éloignées de l’idéal des marchés concurrentiels. Suit une seconde période jusqu’en 1972, durant laquelle le droit de la concurrence était pleinement appliqué : on se basait alors sur l’école structuraliste de Harvard, pour laquelle l’économie, pour être efficace, doit être proche des conditions de concurrence pure et parfaite. Ainsi, leCeller-Kefauver Act (1950) devait permettre de restreindre les fusions pour limiter la concentration, contraindre les relations commerciales et condamner tout accord horizontal entre concurrents. À partir de 1972, cette application stricte du droit de la concurrence fut remise en cause : les écarts de concurrence mis à jour entre les industries américaines et le Japon, ou l’Europe, ont été imputés à une application trop stricte du droit de la concurrence. Dans le même temps, Chicago remettait en cause les effets supposés sur le bien-être des restrictions de concurrence. Enfin, à partir de 1992, les avancées de la science économique (en particulier de la théorie des jeux) vinrent contrebalancer les deux extrêmes que sont les écoles de Harvard et de Chicago. Cet exemple américain montre l’imbrication des théories économiques, des volontés politiques et des règles de la concurrence qui s’appliquent et seront mobilisées par les acteurs économiques.

Ce qui est vrai aux États-Unis l’est aussi en Europe. La politique de concurrence européenne est basée sur une forme spécifique du libéralisme, l’ordo-libéralisme allemand (Denord, 2010) : le rôle de l’État dans l’économie est de donner un cadre normatif rendant possible une concur-rence libre et non faussée. L’État doit donc mettre en place des lois dont l’objet est d’empêcher les cartels, monopoles ou autres oligopoles qui émergeraient naturellement. Cette doctrine ayant acquis une légitimité en Allemagne de l’Ouest a finalement été adaptée à la construction du marché commun européen et du traité de Rome. Si pour Dumez et Jeunemaître (1991), la politique de concurrence est au cœur du processus de construction européenne dès le traité de Rome, pour Broussolle (2011), elle s’est plutôt imposée progressivement pour devenir un élément central, mais n’était pas à cette époque une préoccupation essentielle.

Le droit de la concurrence s’applique de façon particulière en Europe en ce qui concerne le sec-teur agricole (Marette et Raynaud, 2003), admettant des exceptions aux critères généraux du droit de la concurrence. Ainsi, des organisations de producteurs, des interprofessions (Ma-rette et Nefussi, 2003), ou même la détermination de prix indicatifs ont pu être permises. Nous verrons que c’est sur ces exceptions que peuvent se construire les stratégies collectives et nous nous pencherons plus loin sur le cas spécifique du secteur laitier.

Ainsi, le jeu concurrentiel est un jeu réglé : quand apparaissent de nouvelles stratégies, de nouvelles règles sont pensées pour les encadrer (Dumez et Jeunemaître, 2009). Ceci implique de faire intervenir les économistes en tant qu’experts (Dumez et Jeunemaître, 2001). Selon Dumez, trois types d’encadrement sont nécessaires.

1. Lesstratégies horizontalesne doivent pas conduire à une entente entre concurrents. C’est, nous le verrons plus loin, ce qui interdit aux producteurs de lait de discuter du prix entre eux sans passer par la forme dérogatoire qu’est l’op1.

2. Lesstratégies verticalessont plus dures à encadrer : en fonction du contexte, une restric-tion verticale (distributeurs exclusifs par exemple) pourra être vue comme favorisant la concurrence ou comme un abus de position dominante selon que l’entreprise aura une part de marché élevée ou faible. Cependant, les stratégies d’indications de prix telles que ce qui s’est fait dans la filière laitière jusqu’en 2009 sont condamnables. Le cas du «cartel des endives», dans lequel des producteurs s’étaient entendus dans leurs organisations pour fixer des prix de vente minimums ainsi que l’entente sur les prix du bœuf entre la fnsea et la fédération des industriels et du commerce de gros de viande en sont d’autres exemples.

3. Lesfusionsseront analysées pour vérifier qu’elles n’aboutissent pas à une situation dans laquelle l’entreprise fusionnée serait dans une position dominante sur un marché perti-nent défini. Cela a également été le cas pour les grandes fusions qu’a connu le secteur laitier récemment (Sodiaal et 3A en 20132).

Selon le degré de liberté laissé aux entreprises, ces règles de la concurrence pourront, ou non, permettre aux entreprises de développer des stratégies de coopération. C’est ce degré de liberté par rapport à une règle qui s’impose, le droit de la concurrence, que nous souhaitons analyser dans cette thèse.

1. Organisation de Producteurs.

2. Décision no13-DCC-162 du 15 novembre 2013 relative à la prise de contrôle exclusif de la société coopérative agricole Alliance Agro Alimentaire Coopérative par la société coopérative Sodiaal Union.

3.1.2. Relations entre concurrents

Le management stratégique, au même titre que l’économie, s’est intéressé tardivement aux relations entre entreprises dépassant le paradigme de la concurrence. Les relations entre concur-rents, qui étaient assimilées à de l’entente, néfaste au bien-être du consommateur, se sont avérées dans certains cas bénéfiques. Ainsi, l’analyse stratégique ne doit pas reposer uniquement sur la recherche individuelle (ie.au niveau de l’entreprise) d’avantages concurrentiels mais sur d’autres modes relationnels : en plus de l’affrontement, les entreprises peuvent poursuivre une straté-gie d’évitement ou de coopération. Ainsi, comme nous pouvons l’observer dans la figure 2.2, Koenig (1996) donne une dimension collective aux stratégies des acteurs. Dans ce gradient de

Figure 2.2. – Les modèles relationnels

Coopération

Affrontement Évitement

Différenciation Distinction

D’après Koenig (1996)

relations entre les acteurs, les relations entre entreprises se positionnent entre trois pôles, l’af-frontement, la coopération et l’évitement. Les formes de coopérations peuvent être des formes intermédiaires entre ces cas extrêmes, plus ou moins proches de l’évitement et de l’affrontement.

L’affrontement est la vision classique des relations entre entreprises. Pour Porter, ou les classiques du management stratégique (Boston Consulting Group, école de Harvard), l’af-frontement est implicite, désincarné. En effet, l’entreprise modèle sa stratégie en fonction d’un environnement concurrentiel, ou de forces de concurrence, mais sans que ses adversaires soient identifiés, sans considérer la relation. Dans une vision opposée, l’affrontement peut être «social» : les firmes ne s’ignorent pas, elles s’identifient comme rivales et adaptent leurs comportements par rapport à ceux de leurs principaux rivaux. La réciproque de cette relation sociale est que les firmes peuvent décider sciemment de s’éviter. Le Roy (2004) distingue ainsi deux approches de la stratégie. La première, approchestructurelle, correspond à la concurrence

anonyme, où les relations entre firmes sont asociales. La seconde, approcherelationnelle, corres-pond à une concurrence «personnalisée», dans le cas où les relations entre firmes sont sociales, qu’elles interagissent. Cependant, pour Le Roy (2004), l’affrontement entre entreprises est

médiatisé et non direct comme c’est le cas pour un affrontement militaire : les firmes ne se combattent pas directement. L’affrontement se fait sur un marché, que ce soit sur les marchés de leurs produits, mais également sur les marchés des capitaux, des approvisionnements, du travail...

Les stratégies de coopération entre acteurs sont de deux types selon qu’elles visent à coopérer sur un domaine en même temps qu’elles s’affrontent sur d’autres (c’est la coopétition), ou à instaurer une forme organisée d’évitement sur les marchés (c’est l’entente, qui est classiquement condamnée par le droit de la concurrence). Cette coopération est le socle des stratégies collectives que nous développons ci-après et que nous souhaitons observer dans le cas qui nous intéresse, la transaction de lait.