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Généalogie des outils et relations outils acteurs : appropriation et contextualisationacteurs : appropriation et contextualisation

Une analyse par l’appropriation des outils de gestion

2. Généalogie des outils et relations outils acteurs : appropriation et contextualisationacteurs : appropriation et contextualisation

Les outils de gestion se créent, sont appropriés puis existent ou disparaissent. Certains auteurs se sont intéressés spécifiquement à leur généalogie et la revueTravail et emploien a fait récemment un numéro spécial (Ghaffariet al., 2013). Pour Martineau (2008), les outils de gestion vivent et meurent, leur réussite ne va pas de soi. De Vaujany (2006), en s’appuyant sur les travaux de Moisdon, propose de considérer que l’outil de gestion soit marqué par (i) son caractère instrumental (il existe parce qu’il a été pensé pour une finalité, et il n’existe que dans l’usage qui en est fait), et (ii) son caractère contextuel (il évolue en fonction du contexte et de l’appropriation qui en est faite par les acteurs). Nous proposons ici d’explorer cette relation transformative entre acteurs et outils, dans ses deux dimensions : l’acteur transforme l’outil (c’est l’appropriation), et l’acteur est transformé par l’outil, car il modifie les savoirs et les rapports

de prescriptions dans l’organisation. Martin et Picceu (2007) proposent, quant à eux, de séparer deux phases, qu’ils distinguent de la séparation classique entre conception et exécution. Pour ces auteurs, il faut distinguer une première phase de mise en place (qui est composée de processus de création et d’usage), durant laquelle l’outil n’a pas encore acquis une stabilité; puis une seconde phase qu’ils qualifient de phase de «croisière», durant laquelle l’outil a acquis sa maturité, et pendant laquelle il est censé exprimer son plein potentiel d’efficacité. Pour Lorino (2002), l’outil de gestion est transparent, on ne se pose la question de son utilisation que dans les moments où l’on s’interroge sur sa conception, ou sa reconception.

2.1. Une théorie de l’appropriation

De Vaujany (2006), explique comment, dans une perspective d’appropriation, les outils de gestion se transforment au contact des acteurs. Il s’intéresse spécifiquement à la conception et à l’usage des outils de gestion, en développant la thèse selon laquelle ces processus ne sont pas dissociables. Il développe l’idée que l’outil de gestion présente une «certaine flexibilité instru-mentale et interprétative» qui permet le détournement de l’outil de gestion. L’appropriation passe par la conception et diffusion de l’outil, par des concepteurs, formateurs, qui ont (ou non) des préoccupations d’efficacité (c’est la perspective rationnelle). Puis des utilisateurs finaux qui peuvent mettre en place une régulation autonome permettant de contourner ou détourner l’outil afin de le rendre propre à l’usage local. L’appropriation se réalise de la conception de l’objet (première communication sur un projet) jusqu’aux premières routines d’utilisation. Cependant, la conception ne peut être dissociée de l’usage. Sur ce point, deux théories peuvent être mobilisées «la conception à l’usage» ou «la mise en acte». La première suppose des allers-retours entre conception et usage, la conception est intégrée au processus d’appropria-tion. La seconde suppose une alternance entre la conception et la mise en œuvre. Ces deux théories renvoient respectivement à la «théorie de la structuration» (Giddens, 1984) et aux «approches réalistes critiques».

L’exercice d’appropriation des outils de gestion traité par De Vaujany (2006) incite donc à s’intéresser aux rapports de prescription entre acteurs. Cette question de la régulation est ancrée dans les questions de sociologie du travail (Denis, 2007). L’appropriation passe par des processus de prescription qui sont, dans les faits, loin de la prescription parfaite et complète qui suppose qu’une règle décidée est respectée. En premier lieu, Crozier et Friedberg (2014) montrent qu’il existe un décalage entre la prescription et la réalité du travail. Reynaud (1988) insiste également sur le fait que la régulation n’est pas le propre d’un acteur particulier : la régulation autonome est réalisée par les exécutants eux-mêmes, contrairement à la régulation de contrôle. Enfin, sur cette question de la régulation et donc des rapports de prescription, il est utile de s’intéresser aux travaux de Hatchuel (1996) qui parle de prescription faible (portant sur des objets de travail plutôt que sur des objectifs ou des missions) et de prescription réciproque quand «l’apprentissage de l’un est modifié par l’apprentissage de l’autre».

L’appropriation des outils se fait dans l’organisation, mais les outils peuvent être développés dans un objectif interorganisationnel. Pour De Vaujany (2006), objets, outils, dispositifs sont imbriqués. Selon l’échelle et les acteurs concernés, un outil pourra être vu comme un objet ou comme une règle, selon l’interaction que les acteurs ont avec cette entité. Cette perspective est intéressante et permet une lecture à plusieurs niveaux des intentions stratégiques des acteurs dans les dispositifs.

Cette imbrication fait que les outils peuvent aussi être d’une certaine façon exogènes, en-couragés dans l’entreprise par son environnement. De Vaujany (2006) explique que les or-ganisations sont de plus en plus exposées à des outils de gestion exogènes, et cela depuis de nombreuses années. Cette confrontation à des outils exogènes provient en premier lieu de la mutation d’entreprises familiales et locales vers des entreprises plus mondialisées; et en second lieu à l’ouverture, au siècle dernier, des entreprises à des réseaux plus larges qui imposent leurs outils. Nous ne discuterons pas ici de cet historique, mais constatons que, dans le cas de la filière laitière, et même si les processus y ayant conduit ne sont pas forcément les mêmes, les acteurs sont de plus en plus aux prises avec ces outils de gestion. Ainsi, nous nous intéresserons, dans le secteur laitier, aux contrats types et aux formules de calcul du prix qui sont proposés, voire quasiment imposés, par les représentants des acteurs au sein de l’interprofession. Nous verrons que ces outils sont adoptés tels quels ou subissent un processus d’appropriation les transformant par les acteurs qui les utilisent. Rouquet (2012) s’est intéressé particulièrement à cette question du développement d’outils interorganisationnels. Les contextes interorganisa-tionnels sont différents des contextes intraorganisainterorganisa-tionnels pour plusieurs raisons : nombre plus important de parties prenantes, problème de hiérarchie pour imposer un outil à diverses organisations qui rendent plus complexe la création de l’outil et qui allongent et rendent plus difficiles leur conception et leur mise en œuvre. Il montre dans une étude de cas portant sur un outil d’évaluation logistique à destination de l’industrie automobile (fournisseurs et clients) que, dans le cas d’outils interorganisationnels, la philosophie gestionnaire n’est pas partagée par les différents acteurs de l’outil. Il y a un décalage entre la vision des concepteurs de l’outil et celle de leurs utilisateurs. En gros, les utilisateurs auront une logique individuelle (l’outil permet de se démarquer ou de sélectionner les fournisseurs dans une logique marchande), alors que les concepteurs ont une logique collective (l’outil devrait servir un intérêt commun). Pour l’auteur, cette dichotomie est due au fait que l’outil est interorganisationnel. Nous pensons pourtant que cette situation est propre à tout outil de gestion impliquant une hétérogénéité d’acteurs, et qu’elle est le fruit d’une appropriation hétérogène de l’outil. Ceci est aussi montré par Chatelain-Ponroyet al.(2013). Dans le cas d’outils de mesure dans les universités, il y a des différences d’appréciation des outils de gestion entre d’une part les acteurs administratifs et les acteurs politiques et d’autre part le centre (services centraux, présidence de l’université) et la périphérie (composantes).

2.2. La contextualisation, ou quand l’outil est vecteur

d’apprentissages

Avec la question de l’appropriation nous avons abordé la première facette des relations outils/acteurs : l’acteur modifie l’outil par l’appropriation. Mais nous allons voir que l’outil modifie également l’acteur.

Pour David (1998), l’outil de gestion va s’intégrer dans l’organisation1 dans un proces-sus de convergence entre l’outil et l’organisation : la vision simplifiée des relations devra être concordante avec le système de relations de l’organisation, la vision gestionnaire portée par l’outil devra converger avec les connaissances de l’organisation. Pour résumer, la convergence outil/organisation se fera au prix de modifications à la fois de l’outil (son appropriation) et de 1. Rappelons ici que l’organisation est vue par David comme un système de relations et de connaissances.

l’organisation (des changements organisationnels), que David qualifie de «contextualisation». Vitry et Chia (2016) reprennent cette idée de la contextualisation, mais plutôt que de parler de modification de l’organisation, ils parlent de modification des acteurs. La contextualisation participe donc de deux événements, dont l’importance sera plus ou moins grande selon l’outil en question et le lieu de sa mise en œuvre : une modification des acteurs par l’outil et une modification de l’outil par les acteurs.

Nous pouvons reprendre les deux composantes des actions collectives de Hatchuel (2001a), relations et savoirs, pour analyser l’impact des outils de gestion sur les acteurs.

Cette modification des acteurs porte sur leurs savoirs, car l’outil est vecteur d’apprentissages. C’est ce qu’analyse Moisdon (2005) lorsqu’il affirme que l’outil n’a pas seulement le statut de conformation, il a aussi un statut d’apprentissage, à plusieurs niveaux (stratégique, pilotage et opérationnel). L’outil n’est pas neutre vis-à-vis du processus d’apprentissage : il lui impose des contraintes (Lorino, 2002). Pour Martineau (2008), la confrontation entre acteurs produite par les outils de gestion est une confrontation entre savoirs théoriques et pratiques, entre un savoir produit par le chercheur et l’action du praticien. Les acteurs des organisations peuvent assimiler ces savoirs du chercheur, au travers de l’outil qu’ils assimilent, mais ils auront aussi un impact sur la forme de l’outil, en intégrant les connaissances propres aux acteurs (des routines, des connaissances construites dans l’organisation). Des acteurs particuliers faisant le lien entre le réel et l’interprétation sont clés dans l’appropriation des outils de gestion (techniciens de maintenance ou de laboratoire) (Barley, 1996).

Cette modification des acteurs porte aussi sur leurs relations et leurs rapports de prescription. Grimand (2016) s’intéresse également à la relation entre acteurs et outils. Selon lui, les outils de gestion ne sont pas neutres, ils structurent les comportements des acteurs. Ils ont un impact sur les acteurs, à la fois dans une dimension habilitante et contraignante, faisant le parallèle avec la théorie de la structuration de Giddens (1984). Pour Foucault, les dispositifs ont un impact sur les comportements des acteurs puisqu’ils les contraignent. Foucault met l’accent sur la relation entre savoir et pouvoir, on peut l’interpréter ici en disant que les outils (ou dispositifs, pour respecter le vocabulaire de Foucault) de gestion, en construisant un savoir, permettent l’exercice du pouvoir. Ce pouvoir ne se limite pas à une discipline, mais également à la gouvernementalité (Chiapello et Gilbert, 2013).

2.3. Des échecs de la contextualisation

Nous allons voir que l’échec de l’implémentation d’un outil de gestion est souvent attribué à l’échec de sa contextualisation. Dans ce sens, et en référence à notre chapitre précédent sur la stratégie collective, nous pouvons penser que l’échec est lié à une défaillanceorganisationnelle. Quand il vient de l’extérieur, l’outil de gestion doit se contextualiser, s’adapter aux contraintes de contexte propres à l’organisation dans laquelle il sera utilisé. L’échec de l’implémentation de l’outil peut venir de résistances des acteurs ou de sa non-adaptabilité à un contexte particulier (Martineau, 2008). Les outils de gestion des établissements hospitaliers ont été un terrain d’étude privilégié de ces questions : de nombreux outils de gestion ont été testés pour rendre le service hospitalier plus efficace, et se sont heurtés à un problème d’appropriation par les acteurs des hôpitaux. Moisdon (2012) montre la difficulté pour un outil de gestion à être efficace quand le promoteur de l’outil de gestion reste en retrait des questions d’organisation. C’est le cas

pour l’hôpital lorsque l’État est passé d’une posture de planificateur à une posture d’incitation. Ce processus a été amorcé en s’appuyant sur de nouveaux savoirs mobilisés : l’État reconnaît son incapacité à avoir un savoir complet (et donc l’asymétrie d’information) lui permettant de planifier, et bascule vers une démarche incitative, s’appuyant sur la théorie de l’agence et des contrats pour piloter de l’extérieur l’efficacité des hôpitaux, grâce aux outils de mesure mis en place. L’initiateur de l’outil de gestion (ici l’État) ne veut plus ouvrir la boîte noire de l’organisation interne de l’hôpital. Mais en étant seulement incitatif, l’outil ne permet pas aux acteurs des hôpitaux de reconfigurer leur organisation. Moisdon (2005) pense qu’il serait pertinent, pour rendre efficace l’outil de gestion, de mettre en place des allers-retours entre constructeurs et utilisateurs de l’outil. Il faut pour cela une démarche volontaire du prescripteur de l’outil (ici l’État), puisqu’ici, les utilisateurs peuvent l’instrumentaliser ou le détourner, mais le subissent tout de même fortement. De même, Colasse et Nakhla (2011) s’interrogent sur les défaillances du contrôle de gestion à l’hôpital. L’outil de gestion étant utilisé seulement à des fins de contrôle2par les tutelles, il est resté externe à l’hôpital et n’a pas réussi le processus de contextualisation, car il est axé essentiellement, en raison de sa philosophie gestionnaire archétypale, à une connaissance des coûts. Cependant, en mettant en place des contrats de pôle dans les hôpitaux, c’est la démarche de construction de l’outil (le contrat de pôle3), qui a permis aux acteurs d’être sensibilisés au contrôle de gestion. La construction de l’outil est donc motrice d’une construction de connaissances partagées, même si ces connaissances n’ont pas d’effet direct sur les logiques de gestion de l’hôpital : l’outil de gestion, le contrat, n’est pas synallagmatique, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de mécanisme de sanction ou de récompense associé à l’outil. Les effets organisationnels apparaissent donc dans un second temps. Ils sont liés à des modifications des comportements liées aux connaissances induisant des actions volontaires et non à des moyens de coercition. De façon assez similaire, Aubouinet al.(2012), dans le domaine des organisations culturelles, montrent que, malgré un rejet assez généralisé des outils de gestion dans les milieux culturels, les acteurs adoptent tout de même des outils de gestion dans un objectif de rendre compte des actions et de leurs résultats, dans un contexte de rationalisation budgétaire. Ainsi, les échecs des contextualisations peuvent être des réussites pour l’apprentissage organisationnel : les acteurs utilisateurs et créateurs des outils apprennent de l’outil imposé ou de l’échec de son implémentation.

L’échec peut également être dû à des routines, qui empêchent les acteurs d’adopter des outils nouveaux. De Vaujany (2006) parle de la difficulté d’implantation des outils de gestion en se référant à Rabardel (2005), pour qui l’organisation des instruments en systèmes4limite l’émergence d’un nouvel outil, qui viendrait remettre en cause le fonctionnement de l’ensemble. Leur existence dans le système ne peut souvent se faire qu’en prenant la place d’un outil déjà existant et vivant dans le système.

Enfin, ces échecs peuvent être liés à une divergence des rationalités entre l’implémentation et l’utilisation de l’outil. Dans ce cas, Berry (1983) évoque une situation qu’on pourrait qualifier d’échec de contextualisation, qui conduit des acteurs à agir de façon opposée aux objectifs 2. Il faut comprendre ici «contrôle» dans le sens de vérification. Le deuxième sens de contrôle (avoir un effet sur l’action) est absent des résultats de cet outil. Pour les auteurs, cette ambiguïté sur le sens du mot, et donc le rôle de l’outil, est une des causes de sa défaillance.

3. Le contrat de pôle est une délégation de gestion (du personnel, de l’investissement...) de l’hôpital vers ces pôles d’activité, qui sont des regroupementsad hocde services hospitaliers.

poursuivis par l’outil. Il prend l’exemple d’un outil d’incitation pour le personnel du service achat d’une entreprise : il doit permettre de vérifier que ses employés, les acheteurs, achètent à un bon prix. Basé sur l’évolution des prix d’achat, l’outil est utilisé par les acheteurs qui profitent d’une faille : le prix d’un nouveau type d’achat ne peut pas être estimé. Ainsi, Berry montre que l’outil, tout en reposant sur une rationalité particulière (qui est, pour l’entreprise, de limiter les déviations des prix d’achat), conduit les acteurs utilisateurs de l’outil à agir, en toute logique et pour poursuivre les objectifs prescrits par l’outil, en suivant une rationalité locale tout à fait contraire à une supposée rationalité universelle portée par l’outil. Ce qui est surprenant dans ce cas est que, malgré le caractère flagrant de l’utilisation d’une faille, cela ne remonte pas à la hiérarchie initiatrice de l’outil. La faille se perd dans la hiérarchie puisque, chacun ayant des objectifs à respecter (du chef de section au chef de service) et leurs résultats dépendent directement des résultats de leurs subordonnés. Il apparaît donc, au travers de l’outil, des conflits de rationalités, entre différentes rationalités locales. On parlera alors derationalité éclatée. Berry (1983, page 16) réfute donc cette rationalité universelle, mais il existe selon lui, «La foi dans l’existence d’une rationalité supérieure (...)qui fonde encore aujourd’hui le système de valeur dominant». La poursuite de cette rationalité supérieure qui n’est autre qu’un construit de la connaissance, peut être directement contre-productive, quand elle ne reflète finalement pas les contraintes cachées de l’organisation. Ces éléments montrent qu’il n’y a effectivement pas de critères universels auxquels chacun devrait souscrire.

Finalement, l’échec de la contextualisation est bien un échec organisationnel de stratégie col-lective : les attentes des implémenteurs ne convergent pas avec celles des utilisateurs. Cependant, l’échec est partiel puisqu’il permet, souvent, des apprentissages : apprentissages stratégiques (au sens de Mintzberg et Waters (1985)), mais également apprentissage de ceux qui utilisent l’outil.

3. Adaptation d’un cadre d’analyse des outils de