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Une méthodologie basée sur le qualitatif

2.2. Choix des modalités de collecte de données

Le choix des modalités de collecte des données est un choix contraint par les ressources du chercheur, par la capacité d’accès aux données et par les biais liés aux modes de collecte.

Nous souhaitions, comme le propose Yin et Campbell (2003), multiplier les modalités de collecte de données pour limiter les biais dans la collecte. En effet, chaque moyen de collecte

présente des biais qui lui sont propres. Ainsi, les entretiens se complètent avec le recueil des données secondaires. Cela nous permet de confronter, quand cela est possible, les discours aux écrits. Nous l’avons vu plus haut, cela peut être essentiel, car le discours collecté par entretien peut être biaisé par les questions posées, l’acteur ayant une idée de ce qu’on attend de lui (mais également des objectifs de la recherche) pourra répondre de façon biaisée aux questions. La documentation, quant à elle, ne sera pas biaisée par cette relation acteur/chercheur. Cela nous permet de trianguler les différents modes de collecte de données même si finalement, les différentes sources peuvent présenter les mêmes biais.

Les contraintes de capacité d’accès aux données et de ressources en temps nous sont apparues comme contradictoires. En effet, la durée de la thèse, comme tout projet de recherche, est limitée. Nous ne pouvons donc pas viser l’accès à l’ensemble des sources de données concernant notre cas. Cependant, l’accès aux données est également limité, ce qui nous invite dans un mouvement contraire à collecter toutes les données auquel nous pouvons avoir accès sur notre cas pour constituer un matériel suffisant.

Nous avons choisi de ne pas rejeter de modalités de collecte de données, tout en ancrant principalement nos efforts sur une collecte de données par entretiens, complétée et confrontée à des données secondaires documentaires. Ces deux modalités nous ont semblé être les plus praticables et en tout cas le socle indispensable pour notre recherche. La documentation impor-tante de nos cas nous a incités à mobiliser des ressources conséquentes dans ce sens. Cependant, dans une démarche d’opportunisme méthodique, nous avons également cherché à mettre en place des protocoles d’observation participante. Cette méthode est, de notre point de vue, complémentaire des précédentes. L’accès à cette source de données nous paraissait très incertain et conditionné au bon vouloir des acteurs. Il s’avère que nous avons pu mettre en place cette modalité de recherche dans une organisation de producteurs.

2.2.1. Une étude de cas longitudinale et encastrée

Comme l’explique Yamiet al.(2007), «les stratégies collectives doivent être considérées comme un phénomène complexe», elles mettent en jeu de multiples relations, multiples acteurs, enche-vêtrement des stratégies, dynamiques de construction et de déconstruction qui justifient l’étude de cas approfondie. Nous pensons que les outils de gestion sont imbriqués pour construire des dispositifs. En outre, nous pensons que ces dispositifs sont des construits sociaux, cette construction se faisant sur un temps long. Comme le souligne Aggeri (2014), «le dispo-sitif stratégique est difficile à cartographier», car on n’en a souvent qu’une vision partielle. Cette vision partielle est à la fois à prendre en compte dans le temps, puisque les dispositifs se construisent sur des temps longs, et dans leur dimension collective et distribuée. Dumez et Jeunemaitre (2005) parlent, quant à eux, de la nécessité d’établissement de chronologie pour aborder la «la dimension stratégique pure, la dimension de la structuration des marchés et la dimension de la régulation» qui sont les éléments de ce qu’ils appellent ssm4.

Ainsi, pour pouvoir observer l’ensemble de notre objet de recherche, il nous a semblé per-tinent de mettre en place plusieurs niveaux d’analyses : un niveau national, qui constituera

4. Ce sont pour eux des «successions d’actions et de réactions stratégiques de firmes opérant sur un marché ou plusieurs marchés, développées selon trois types de stratégies : sur le marché, de définition des marchés et hors-marché.» Nous pourrions voir cela comme des constituants des stratégies collectives et de l’appropriation des outils.

notre casglobal, des niveaux régionaux et des niveaux de relations directes entre entreprises. Cette stratégie, allant du global au précis, doit permettre d’embrasser l’ensemble de ce dispositif difficile à observer. Chaque niveau présentera un degré d’analyse différent. Nous pensons que la construction du dispositif et des outils, dans sa profondeur temporelle, peut être vue soit par une approche historique (nous nous intéressons aux évolutions contemporaines et à l’histoire des outils) soit par une approche longitudinale (nous profitons du temps de la recherche pour observer comment évoluent dans le temps les outils et les dispositifs). Ainsi, le niveau global pourra avoir une profondeur historique importante, mais avec un degré de détail plus faible, alors que le niveau local pourra être beaucoup plus précis, grâce à une approche longitudinale. Pour Yin et Campbell (2003), quatre types d’études de cas peuvent être distingués, qu’ils classent dans une matrice 2x2 selon deux axes : (1) cas unique ou cas multiples et (2), unité d’analyse unique (qu’ils appellent holistique) ou unités d’analyse multiple (qu’ils appellent intégrés, ou enchâssés, en suivant la traduction de Musca, 2011). Cette distinction pose pro-blème pour la définition de notre étude de cas. Nous traitons des relations entre producteurs et transformateurs de lait, dont les modalités de gestion sont en partie déterminées par des règles nationales, discutées au sein des interprofessions et des ministères. Aussi, notre étude de cas peut être vue comme une étude d’un cas unique, à un niveau national. Cependant, nous nous préoccupons également des relations entre producteurs et entreprises à un niveau régional : plusieurs entreprises sont présentes sur la même zone, ainsi que plusieurs agriculteurs. Nous pourrions donc penser que notre étude de cas est une étude de cas multiples, portant sur plusieurs régions. Cependant, les entreprises présentes dans les régions ont, pour les plus importantes d’entre elles, des dimensions nationales, voire internationales. Enfin, nous nous intéressons au lien direct entre l’entreprise et les producteurs qui lui livrent. Nous aurions donc une multitude de cas, qui sont les couples op/entreprise. Cette définition des cas de Yin et Campbell (2003) ne permet donc pas de définir le modèle de notre étude de cas. Nous qualifions notre cas de «longitudinal et encastré».

2.2.2. Une méthode dynamique

L’intérêt de l’étude de cas, en lien avec une construction de la connaissance essentiellement abductive, est qu’elle conduit à une dynamique de la recherche, des allers-retours entre le terrain et la théorie qui permettent de construire la théorie en même temps que nous observons le cours des événements. Ainsi, l’étude de cas est en phase avec la dynamique de notre recherche, créant une rétroaction entre les connaissances empiriques collectées sur le terrain et la construction (ou la mobilisation) d’une théorie explicative des données observées. Pour Dubois et Gadde (2002), l’étude de cas ne suit pas un développement linéaire. La rétroaction entre terrain et théorie est plus complexe, elle permet de construire la théorie. Ces auteurs évoquent le concept de «Systematic combining» qui est pour eux « a process where theoretical framework, empirical fieldwork, and case analysis evolve simultaneously, and it is particularly useful for development of new theories».

En suivant cette démarche épistémologique prévoyant des allers-retours entre terrain et théorie, nous avons conduit une première étape exploratoire à un niveau national. Les enquêtes visaient les experts nationaux de la filière laitière française, les acteurs de la régulation publique ainsi que les représentants des acteurs de la filière au niveau national. L’objectif était de décrire finement les positions contrastées de chacun des collèges (producteurs, coopératives, industriels

privés et distribution) sur la régulation dans la filière et de cerner les évolutions passées, en cours et à venir, dans les dispositifs de gestion et la régulation de la filière au niveau national, ainsi que le poids de chaque type d’acteurs dans leur mise en place.

Nous avons donc accepté, en faisant une recherche par l’étude de cas, que l’objet de notre recherche, les théories mobilisées et construites ainsi que le protocole de collecte de données évoluent dans le temps du fait des interactions entre ces différentes composantes de la recherche. Ce parti-pris nous invite, plus que dans d’autres méthodologies de la recherche, à être op-portunistes. Nous pensons, à l’instar de Girin (1989), que l’opportunisme doit être partie intégrante de notre méthodologie de recherche. Plusieurs opportunismes sont possibles : sur la méthode, sur l’objet de la recherche et sur la question de recherche qui se construit. C’est cette démarche opportuniste, qui nous a conduits à mettre en place en cours de thèse une approche par observation participante.

2.2.3. Définition des contours de nos terrains

Nous pensons que la forme de notre étude de cas est hétérogène. Nous avons plusieurs cas encastrés. Nous aurons des attentions différentes à ces cas :

— En premier lieu, nous nous intéresserons donc au dispositif national, qui constitue un cas et qui nécessite, nous semble-t-il, la plus grande profondeur historique.

— Nous nous intéresserons également aux relations bilatérales entre entreprises et organisa-tions de producteurs, et à leur ancrage territorial.

Chacun de ces niveaux de cas présente des unités d’analyse multiples. Nous avons déjà vu que nous focalisions notre analyse sur le cas du lait «standard» et de la transaction de lait cru. Mais les laits différenciés (ab, aop) pourront être des points de comparaison par rapport à notre travail.

L’environnement institutionnel peut être supposé relativement stable dans les différentes régions de France. De plus, les acteurs de la transformation ont une dimension nationale. Cela justifie notre approche à cette échelle. Cependant, l’environnement concurrentiel, la densité laitière et la compétitivité des exploitations laitières sont, quant à eux, très contrastés selon les régions, notamment entre les régions spécialisées du Grand Ouest et des régions en déprise telles que le centre. Cette situation justifie l’étude de plusieurs régions françaises. Nous proposons de travailler sur deux zones contrastées. À ce titre, nous avons retenu comme échelle d’étude les bassins laitiers. Ces nouveaux découpages administratifs devaient permettre, à partir de 2011, d’accompagner la restructuration laitière et la redistribution des volumes dans le régime finissant de contingentement de la production. Nous réutilisons cet outil ici, qui présente l’intérêt de découper la France en neufs zones laitières cohérentes. Nous choisissons donc comme terrain d’étude à ce niveau d’analyse :

— Le bassin Grand Est, qui représente 15 % de la collecte, en particulier la région Lorraine. À la fois du fait d’une production conséquente et variée, avec des zones à forte dynamique laitière et des zones avec risque de déprises, et aussi du fait de la variété des industries présentes (pme, coopératives transformant, coopératives de collecte, industriels privés). Ce choix provient également du fait que le processus de mise en place et de reconnais-sance des Organisations de Producteurs, et la mise en place des stratégies collectives des producteurs étaient déjà bien avancés au moment de la définition de nos terrains.

— Le bassin Grand Ouest, premier bassin avec 30 % de la collecte nationale, dans lequel il y a une forte concentration de producteurs et une très forte concentration de la trans-formation : 70 % sont assurés par Lactalis (2,4 milliards de litres), Sodiaal (2 milliards de litres) et Laïta (1,4 milliard de litres). La dynamique laitière est importante, avec une mise aux normes qui a permis une augmentation de la capacité de production des exploi-tations. Les demandes d’augmentation de quotas sont faites par 70 % des producteurs et l’ensemble des volumes libérés sont redistribués.

2.2.4. Méthode de collecte de données

Nos méthodes de collecte de données se basent donc sur des entretiens aux différents niveaux de nos études de cas, sur l’accès et le traitement des données secondaires pour compléter ces entretiens et donner une épaisseur historique à nos cas et enfin sur une observation que nous qualifierons de faiblement participante5.

2.2.4.1. Validité de la collecte de données

Nous suivons une démarche de triangulation comme proposée par Yin et Campbell (2003). Notre intérêt pour l’outil de gestion nous pousse à regarder l’artificiel et sa construction, donc des choses concrètes. Mais l’appropriation des outils est différente pour chaque individu, l’objectif étant de comprendre les points de vue par rapport à ces outils. Nous ne cherchons pas seulement à observer des faits, nous travaillons également sur leurs justifications et sur ces points de vue. Par exemple, lorsque nous questionnons un acteur sur les intentions stratégiques, nous chercherons davantage à comprendre son point de vue, qui pourra dépendre de l’environnement de l’enquête, de son état d’esprit, que de connaître la réalité d’une intention stratégique. En effet, notre cadre d’analyse postule que ces intentions, si elles ne sont pas cachées, peuventa minimaêtre sujet à une réinterprétationa posterioripar les acteurs enquêtés. Elles sont en tout cas singulières et peuvent difficilement être triangulées. L’action, quant à elle, peut laisser des traces et autorise la triangulation par la confrontation des discours, des écrits et d’autres artefacts que nous pouvons observer. Aussi, nous avons, autant que possible, privilégié des allers-retours entre construction de la donnée par l’entretien et consolidation grâce aux données secondaires.

L’approche historique a été privilégiée pour rendre compte de la temporalité des dispositifs, des construits de long terme. Celle-ci sera abordée par la littérature scientifique, grâce, entre autres, à un accès aux revues anciennes en ligne, à des données secondaires quand celles-ci pou-vaient se trouver disponibles et également par entretiens. Pour ajouter aux recommandations de Yin et Campbell (2003), nous pensons qu’approcher l’histoire par l’appel au souvenir des enquêtés lors des entretiens présente effectivement un biais, mais est intéressant, car le souvenir historique se crée aussi souvent collectivement.

La validation de la donnée collectée nous apparaissait particulièrement importante, car nous travaillons sur un sujet sensible et d’actualité. La filière laitière et les relations entre producteurs subissent de profondes mutations. Ces mutations contemporaines rendent notre terrain riche. En contrepartie, nous pensons que dans ces conditions, notre sujet «brûlant» est de nature à conduire, plus que pour d’autres, à des mouvements d’instrumentalisation de la recherche par 5. En ce sens que notre intervention dans le processus observé était limitée, par choix, à la rédaction des comptes rendus des réunions.

les acteurs rencontrés et à des craintes des acteurs quant aux résultats de notre recherche et à leur utilisation. Girin (1990) revient sur cette question en s’intéressant à l’«interaction entre la recherche et le terrain». Pour lui, «les acteurs, à juste titre, se méfient, car la question n’est pas de savoir si les intentions des chercheurs sont pures, mais si la recherche elle-même peut être une opération neutre pour la vie de l’organisation.» Au-delà des considérations épistémologiques, il faut donc bien prendre en compte le fait que la recherche peut, au moins aux yeux des acteurs sur lesquels elle porte, être vue comme non neutre. Leur comportement peut donc s’adapter en conséquence.

2.2.4.2. Conduite des entretiens

Les acteurs enquêtés ont été, pour chacun des terrains, des acteurs économiques de la filière et de son encadrement. Ainsi, nous avons rencontré producteurs de lait, représentants des producteurs de lait, acteurs de la transformation, acteur des organisations tierces. Du fait de l’encastrement de nos cas, nous avons essayé de rencontrer des acteurs intervenant aux différentes échelles que nous souhaitions étudier. Par exemple, dans le cas des entreprises à dimension nationale enquêtées, nous avons —autant que ces acteurs nous le permettaient — privilégié des rencontres avec les responsables de l’approvisionnement au niveau local et au niveau national, ainsi que d’autres intervenants de l’entreprise au niveau national (relations aval, relations extérieures).

Les entretiens ont été réalisés sous un format semi-directif. Comme cela a déjà été abordé, du fait de notre objet, nous avons de façon classique abordé la question du « comment? » dans nos entretiens, plus facile d’accès pour l’enquêté, mais nous nous sommes beaucoup attardé sur les justifications des actions.

D’un point de vue technique, nous avons privilégié lors des entretiens l’enregistrement audio, qui laisse au chercheur la liberté de ne pas se concentrer sur la retranscription lors de l’entretien. Cela nous a amenés à nous poser la question du biais induit par cet outil dans le discours des enquêtés. Nous avons demandé l’autorisation d’enregistrer à chaque entretien. Nous pensons cependant,a posteriori, que l’outil est oublié par la plupart des enquêtés. Les entretiens ont été ensuite retranscrits enverbatim.

2.2.4.3. Mise en place d’une observation participante

Notre observation participante avait pour objectif de suivre dans le temps les négociations entre une organisation de producteurs et la laiterie à qui le lait de ses producteurs est livré. L’ob-servation participante a été rendue possible par l’acceptation de notre présence par l’ensemble des acteurs de la négociation entre cette entreprise et cette op6. Elle vise également à observer la gouvernance de cette organisation de producteurs et la façon dont les décisions sont prises. Dans le cadre de l’observation, nous avons perçu une difficulté dans le fait de dénaturer l’objet observé par notre présence, ce qui est indissociable de l’observation. Le parti pris a été de faire une observation participante, avec une participation se limitant à la rédaction de comptes rendus, pour rester le plus neutre possible, même si cette action n’est évidemment pas neutre. Cette observation présente un biais que nous qualifions de biais de sélection. Sachant que nous n’avons qu’un cas, il n’est pas question d’une généralisation. Nous accordons ici un

intérêt à ce cas particulier. Mais il nous semble que sa singularité réside aussi dans le fait que l’observation a été acceptée ici et pas ailleurs. Nous avons systématiquement sollicité les acteurs pour mettre en place une observation participante. Ces demandes se sont soldées par des refus indirects et polis. Dans la plupart des cas, les enquêtés précisant «je ne crois pas que ce sera accepté»). Dans les entreprises à dimension nationale, les refus étaient également justifiés par le fait que «ce n’est pas le moment», dans un contexte de tensions fortes entre industriels et producteurs au moment de la collecte de données pour cette thèse. Ainsi, nous pensons que l’entrée négociée dans cette op, qui a permis la mise en place de cette méthode d’observation participante, a été rendue possible parce que l’entreprise laitière en question travaillait justement à la réalisation d’outils particuliers et à l’élaboration d’une relation particulière entre producteurs et transformateurs.