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La stratégie collective

2. Éléments de l’efficacité stratégique

Après avoir examiné les caractéristiques fonctionnelles des stratégies, nous nous intéressons maintenant à son efficacité. Cette section se découpera en plusieurs parties. Nous allons dans un premier temps aborder ce qu’est l’efficacité stratégique et comment elle se construit. En effet, nous pensons que l’efficacité stratégique est relative à la perception de ceux qui la jugent. Elle dépend du niveau de leurs connaissances. Nous considérons que la stratégie peut être évaluée en terme d’efficacité de deux façons : l’efficacité de l’implantation de la stratégie (soit une performance organisationnelle) et l’efficacité de l’action stratégique. Nous montrerons que nous pouvons évaluer l’efficacité stratégique par un jugement externe qui nous semble pertinent, celui de la captation de la valeur dans une théorie des ressources. Nous nous intéresserons dans un second temps aux modalités du partage de la valeur se cristallisant, nous semble-t-il, dans les prix d’échange.

2.1. Le jugement d’efficacité

À la lecture de Mintzberg et Waters (1985), on peut se poser la question de ce que l’on pourrait qualifier de « succès » stratégique. En premier lieu, le succès peut être vu comme la réussite de l’implémentation d’une intention stratégique (performance organisationnelle). Le succès surviendrait alors lorsque l’implémentation s’est déroulée comme prévu. En second lieu, on peut penser le succès comme le résultat de l’action : l’implémentation d’une stratégie a eu un effet bénéfique (que nous pourrions qualifier de performance stratégique).

Pour une stratégie délibérée, le critère de succès peut être la réussite de l’intention stratégique. Mais qu’en est-il quand on ne se réfère pas à l’intention, dans le cas d’une stratégie non délibérée? Pour Mintzberget al.(2008, page 67), c’est plutôt le résultat qui compte que l’intention : «It is the performance of the organization that matters, not the performance of its planning». Ainsi, Mintzberg définit deux catégories d’échec et de réussite. Quand le plan a été suivi et qu’il conduit au succès, il y a unsuccès délibéré, signe d’une bonne rationalité des choix. Mais quand le succès est le fruit d’une stratégie modifiée, émergente, il parle desuccès émergent, témoin d’un bon apprentissage. En cas d’échec, il peut provenir de l’incapacité à modifier le plan (donc un échec d’organisation), à sortir du chemin, ou de mauvaises prévisions.

Cette question renvoie à celle de Hatchuel : finalement, le « succès » ne serait-il pas lui aussi une métaphysique de l’action? Ou bien peut-il être exogène à la stratégie? Qualifiable sans prendre en compte les critères de succès, d’efficacité, mobilisés par les acteurs? Nous pensons que les acteurs construisent leur mode de rationalisation de l’action et du succès, raisonnent en fonction d’une vision de la performance stratégique qui leur est propre. Mais les critères d’efficacité de leur action pourront être évalués au prisme de théories de la performance organisationnelle et stratégique. Il convient donc de s’intéresser à ces deux faces des théories

de l’efficacité stratégique : elles constituent une méthode de jugement externe de l’efficacité en même temps qu’elles peuvent être mobilisées par les acteurs comme connaissances pour construire leurs stratégies.

Nous devons ainsi nous interroger sur l’appropriation de ces théories de l’efficacité par les acteurs. L’action collective est le résultat d’une connaissance coconstruite et les concepts et théo-ries de la stratégie éclairent les décisions et les actions : on assiste à une transformation conjointe des doctrines (de stratégie, entre autres) et des formes de l’action collective (Hatchuel, 2001a). La rationalisation de l’action se fait au travers d’une mobilisation de ces doctrines par les acteurs. L’acquisition de connaissances par les acteurs sur les «bonnes façons d’organiser la stratégie» et sur les «bons objectifs» peut se faire par un transfert de connaissance (des chercheurs, d’ex-perts... vers des décideurs). Cette connaissance peut également se construire par les allers-retours des acteurs entre la formulation et l’implémentation stratégique, en en observant les consé-quences et, de ce fait, en construisant une connaissance empirique sur ce que doit être la stratégie et la performance.

Nous pouvons qualifier un succès stratégique en référence à une littérature sur l’efficacité stratégique, soit ce que Mintzberget al.(2008, page 5) qualifient d’écoles prescriptives de la stratégie. Il s’agit donc de définir une modalité d’évaluation externe de l’efficacité stratégique. Nous pouvons définir l’efficacité stratégique comme l’acquisition d’avantages concurrentiels. L’avantage concurrentiel constitue une forme de performance de l’entreprise, quelles que soient les motivations et la rationalisation des mécanismes qui ont conduit à sa création, que cela relève d’un choix stratégique construit ou non. Il sera donc question ici de développer un cadre théorique permettant de comprendre pourquoi une stratégie est efficace, ou finalement, comment un acteur ou un groupe d’acteurs développent un avantage concurrentiel pour créer ou capter la valeur. Nous pensons que l’avantage concurrentiel permet à l’entreprise de capter de la valeur qu’elle ou un concurrent auront créée. Il est classiquement distingué deux courants pour comprendre des avantages concurrentiels. Le premier, que nous qualifierons d’école du positionnement, postule que la valeur se crée en se positionnant de façon adéquate par rapport à son environnement. Le second met plus l’accent sur les ressources de l’entreprise, qui lui permettent de capter la valeur. Nous nous appuierons plutôt sur ce second courant, la théorie des ressources, car cela paraît central pour notre objet.

2.2. Théorie des ressources et captation de la valeur

Nous avons pensé que la valorisation des ressources propres à entreprise, dans un univers contraint où ces dernières sont très faiblement mobiles, était une approche pertinente. Comme cela est expliqué par Depeyre (2005), les premières mentions aux «ressources» sont faites par Penrose (1959), qui explique la diversification des firmes par l’hétérogénéité des ressources. Certaines ressources sont peu mobiles (ressources organisationnelles). C’est l’hétérogénéité de ces ressources dans les firmes qui fait que les entreprises coexistent avec des performances et des modalités de fonctionnement différentes. Les travaux de Barney (1991) analysent le fait que les entreprises dans un secteur d’activité ne sont pas, sur le long terme, identiques en matière de stratégies et de ressources mobilisées. Ces différences sont liées à une mobilité limitée des ressources entre firmes et à une allocation des ressources différente entre les firmes. Ces ressources se révèlent être un avantage comparatif lorsqu’elles conduisent à la création de valeur que les

firmes concurrentes ne peuvent pas créer et ne peuvent pas copier sans cette ressource. Barney (1991) propose le modèle vrin, correspondant aux quatre caractéristiques fondamentales des ressources (Valeur, Rareté, Imitabilité et Non-substituabilité) pour caractériser les ressources occasionnant un avantage concurrentiel durable. Les ressources sont définies comme des actifs contrôlés par la firme de façon permanente. Les firmes sont capables d’accumuler des ressources et des compétences qui se transforment en avantage par rapport aux concurrents si elles sont rares, créatrices de valeur, non substituables et difficiles à imiter.

Nous ajouterons à cela que l’enjeu est aussi celui de la protection de ces ressources, de leur non-mobilité. D’un point de vue collectif, nous pouvons penser que certaines ressources sont partagées, mutualisées par un groupe d’acteurs, ou même qu’elles ne peuvent être contrôlées, voire exister, que parce qu’elles sont construites collectivement par un groupe d’acteurs. Les ressources auraient donc une dimension collective, qu’il conviendra d’aborder au prisme de la stratégie collective des acteurs.

2.3. Création et captation de la valeur

La question de la création et de la captation de la valeur constitue l’enjeu de la mobilisation des ressources stratégiques de l’entreprise. Bowman et Ambrosini (2000) se posent la question de ce qu’est la valeur, de la manière dont elle est créée et capturée. Ils s’essayent à trouver une définition valable dans le champ de la stratégie, plus particulièrement dans la théorie des ressources. C’est, pour la firme, l’utilisation de ses ressources qui donne lieu à la création de valeur, par l’action des membres de l’organisation. Pitelis (2009) retrace l’histoire de la notion de valeur, depuis Platon en passant par les économistes classiques. Une distinction classique peut être faite entre la valeur d’usage et la valeur d’échange. Ces définitions permettent de faire la distinction entre le concept de création de valeur, qui correspond à la différence entre la valeur d’usage du produit et la valeur des intrants utilisés, et de partage de la valeur (suivant ses modalités, nous pourrons parler de partage de la valeur, ou de captation/capture de la valeur). L’idée sous-jacente est que la valeur créée n’est pas forcément valeur ajoutée. La valeur ajoutée étant liée à la fois à la capacité de l’organisation à créer de la valeur et à la capter. La valeur capturée est le fruit de rapports de négociation entre les acteurs, processus au cours duquel les pouvoirs de marché, la stratégie, l’ingéniosité, la création de barrières à l’entrée sont déterminants. Ainsi, la capture de la valeur est liée à la capacité d’une entreprise à vendre ou à acheter à une valeur d’échange éloignée de sa valeur d’usage. Au même titre que la mise en place de stratégies de coopération ou d’intégration, la recherche des moindres coûts de transaction autorise la création de valeur. Mais en modifiant la structure de la filière, elle peut conduire également à une capture de la valeur par un type d’acteurs.

La construction et la captation de la valeur ont également une dimension collective. Lepak

et al.(2007), dans leur article introductif à un dossier spécial survalue creationduacademy of management review, exposent une perspective à différentes échelles de la création et capture de la valeur qui vont de l’individu à la société, en passant par la firme. Ils relèvent dans leur discussion l’importance d’une analyse à un niveau mésoéconomique : la valeur se crée en groupe, par la filière. C’est également ce que montre Teece (1986) lorsqu’il dit que les firmes sont complémentaires pour la création de la valeur, mais que le bénéficiaire de la valeur n’est pas systématiquement celui qui l’a créée en innovant. Nous reviendrons plus loin sur cette

dimension : la construction de la valeur peut être vue dans sa dimension collective, elle peut nécessiter la coopération. La captation de la valeur se réalise dans une démarche de confrontation, entre vendeurs et acheteurs.

2.4. La question de la détermination des prix

La question du prix est essentielle pour la captation de la valeur, puisque c’est par l’intermé-diaire du prix, de lavaleur d’échange, que se cristallise le partage entre le vendeur et l’acheteur. Cette question est d’autant plus importante pour nous que les outils mobilisés pour la transac-tion qui nous intéresse dans cette thèse, celle du lait cru, visent en grande partie à déterminer la valeur d’échange du lait, et donc d’une certaine façon, visent au partage de la valeur entre les acteurs de la filière.

Notre posture est que nous ne pouvons pas considérer le prix comme un résultat mécanique d’un marché déterministe. Nous pensons les prix comme des construits sociaux. Bréchet (2013) aborde l’organisation des marchés par la théorie de la régulation sociale et l’analyse stratégique des organisations. Se saisir des fonctionnements réels des marchés suppose de reconnaître leur caractère organisé, ou régulé. Le marché n’est pas un état d’équilibre, mais une dynamique de régulation. Le problème est celui de la rencontre de l’offre et de la demande, qui impose une organisation. Le fait est que, même pour des produits aussi standard que les produits industriels laitiers, il existe également une place pour une construction sociale du prix. Ainsi Pinaud (2014), traitant de la spéculation dans les marchés des produits industriels laitiers, met en avant le fait que, même pour les produits industriels, les marchés sont construits. Il n’y a pas de marché centralisé pour un produit standard, même pour le beurre/poudre et les produits liquides qui, bien que standard à première vue, se caractérisent par une variation de qualité. En outre, leur périssabilité limite les acheteurs potentiels.

Dans un état de l’art sur les apports de la sociologie économique sur le sujet de la création des prix, Beckert (2011) montre que le prix n’est pas le résultat unique des préférences indi-viduelles, mais un construit social. Il traite de trois courants de sociologie : l’approche par les réseaux, l’approche institutionnelle et l’approche culturelle. Il part de l’assertion de Durkeim selon laquelle les prix ne peuvent être compris que par référence aux normes sociales. Le prix se construit sur le «market field» par un jeu de forces sociales et politiques. Les rapports de forces entre les firmes déterminent leur capacité à influencer la formation des prix. La fixation des prix rend les objets et les services commensurables, et contribue à la distribution des richesses (et donc au partage de la valeur).

Dans une perspective de sociologie des réseaux, les prix dépendent de la structure des relations dans les marchés. Le pouvoir des firmes peut leur donner la possibilité de déterminer les modalités de fixation du prix. Les réseaux des acheteurs peuvent lever l’incertitude sur les prix pratiqués grâce aux échanges d’information qu’ils permettent. Ils améliorent l’information et évitent la discrimination. Les liens sociaux entre les acteurs rendent publiques les déterminations de prix qui paraîtraient déviants de la modalité admise socialement, sanctionnant les acteurs la pratiquant. Ainsi, la norme sociale peut être une référence à un marché, mais également un maintien d’un prix par tradition, comme cela était le cas dans les sociétés post-industrielles. Les réseaux peuvent également avoir un impact sur les prix du fait d’une certaine différenciation de la firme, par la confiance ou le statut perçu de la qualité des produits. L’idée est que les réseaux

permettent de limiter les problèmes d’information.

Le rôle des institutions est également important dans la construction du prix. Outre les effets de normes sociales, ou de traditions évoqués ci-dessus, la régulation a un impact sur la construction des prix. Roy (1997) traite des lois antitrust américaines du début du xxesiècle et montre que, outre le fait que ces lois ont fait déplacer des entreprises vers des États plus libéraux, elles ont également conduit à un avantage des grosses firmes qui peuvent fixer les prix au détriment de petites entreprises qui sont empêchées de s’entendre entre elles et ne bénéficient donc pas d’un pouvoir de marché.

Enfin, la sociologie de la culture traite de la valuation. Les prix peuvent être fixés du fait d’une culture partagée sur la façon de les fixer. Ainsi, les modèles financiers de fixation de prix sont utilisés parce que, dans le temps, les intervenants des marchés ont en commun des schémas cognitifs et le prix est le résultat de la mise en application de ces schémas, permettant de calculer le « juste » prix (Mackenzie et Millo, 2007). Ces schémas, c’est le cas dans l’exemple sur les marchés des textiles traités par Çalişkan (2007), peuvent être basés sur une petite part des échanges et s’imposer de façon beaucoup plus large.

Il nous a semblé que cette façon de considérer le prix comme un construit social plutôt que comme une convergence naturelle et déterministe des intérêts individuels vers un prix d’équi-libre nous permettrait de mieux comprendre la construction du prix. Il n’est pas ici question de remettre en cause les forces économiques qui influencent le prix, mais de comprendre sa construction sociale. Cela est d’intérêt pour notre objet d’étude puisque les discussions sur les niveaux de prix se font à plusieurs niveaux (entreprise/producteurs, interprofession régionale, interprofession nationale, régulation publique) et reposent sur une longue histoire.