• Aucun résultat trouvé

La raison du lait : la nature, la technique et la transaction

1. Le lait cru et son devenir

1.2. Devenir du lait cru

Bien que la machine n’intervienne pas directement dans la production du lait, ce sont les techniques qui ont permis d’apporter le lait à l’homme. Nous l’avons vu, le problème principal de la consommation de lait est lié à la difficulté de sa conservation avant consommation. Ainsi, selon Boisard (1994), «sans industrie, nous devrions tous renoncer au lait». Cette assertion est sans doute excessive puisque, même avant l’industrialisation, le lait arrivait dans les grandes villes et les moyens de conservation du lait par sa transformation existaient. Cependant, l’industrie laitière telle que nous la connaissons actuellement est un produit de l’histoire, qui offre une multitude de produits à partir de la matière première «lait cru».

1.2.1. L’évolution vers une industrie fluide

L’homme a cherché des moyens de conservation de cette matière première. Les premiers moyens de conservation ont été la fermentation qui transforme le lait en lait caillé, en yaourt ou en fromages, puis l’écrémage et le salage qui ont autorisé la conservation du beurre. En ce qui

concerne le lait liquide, les premiers moyens de conservation ont été le chauffage, ou le refroi-dissement. Plus tard, un troisième moyen de conservation a été développé, la déshydratation.

L’évolution technologique a eu des conséquences à la fois sur les consommations et sur l’organisation des relations entre acteurs, sur l’industrialisation de la filière. Au fil du temps, les technologies ont permis le développement de produits avec le lait cru qui ont fait passer sa consommation d’une consommation locale à des possibilités d’échanges mondialisés, d’une utilisation du lait complet, qu’on pouvait éventuellement écrémer pour produire du beurre à une gestion différenciée des besoins en matière grasse et en matière protéique.

Au tournant du xixesiècle, la filière s’industrialise. D’un côté, l’approvisionnement de Paris en lait tend à être réalisé par de grands groupes laitiers, assurant la logistique du transport et le traitement (thermique et filtration du lait), de l’autre, le développement de la centrifugeuse permet l’émergence d’une industrie beurrière. Dans le même temps, les productions fromagères se concentrent et la production fermière qui était jusqu’alors la norme devient petit à petit une production industrielle avec achat de lait cru (Vatin, 1990). La contrainte de la matière première se transforme, le lait devient ainsi un produit industriel. Elle entraîne la spécialisation des exploitations laitière, pour répondre aux besoins de lait cru et par attrait pour une production qui devient plus rentable. Vatin (1990) aborde ces mutations sous le terme de «fluidité» de la filière : «Pour que le flux de lait soit continu de la vache au consommateur, il faut d’abord éliminer toute rupture entre la vache et l’usine»3. C’est cette nouvelle contrainte qui crée le lien particulier d’interdépendance forte entre producteurs et industriels. Cela d’autant plus qu’avec l’augmentation des tailles des exploitations et la spécialisation des ateliers laitiers comme fournisseurs de l’industrie, les alternatives à la vente du lait cru qui existaient par le passé ont quasiment disparu.

1.2.2. Une diversité de produits complémentaires

Ainsi, une grande palette de produits peut être réalisée à partir de cette matière première « lait cru » (figure 4.2 page suivante). Chaque produit pouvant être défini par des réglemen-tations françaises, communautaires ou par une normalisation internationale (tel que lecodex alimentarius4de la fao). Nous pouvons ainsi distinguer les grands types de produits qui se caractérisent par leur bilan matière (production de coproduits ou utilisation déséquilibrée de protéine et de matière grasse), leur conservation (courte ou longue) et leurs modalités de consommation. Ces différents produits sont :

Le lait de consommation: Ce sont les produits qui se rapprochent le plus du lait brut. Ils sont distingués selon le traitement permettant leur conservation (cru, pasteurisé, stérilisé, stérilisé uht) et leur standardisation. Le lait de consommation peut être standardisé en matière grasse (entier5, demi-écrémé ou écrémé), mais la matière protéique ne peut 3. Vatin (1990), page 122.

4. Qui est défini par la fao comme : «un organe intergouvernemental mixte (FAO/OMS), qui comprend 187 États Membres et une organisation Membre (l’Union européenne). Depuis 1963, elle établit des normes alimentaires internationales harmonisées pour protéger la santé des consommateurs et garantir des pratiques équitables dans le commerce des denrées alimentaires».

5. Notons ici que même le lait entier, s’il est standardisé en matière grasse, est généralement partiellement écrémé : un lait entier standardisé a un tb de 35g/Lalors que le tb moyen en France est d’environ 41g/Lselon l’Enquête Mensuelle Laitière ssp/FranceAgriMer.

Figure 4.2. – Devenir du lait cru transformé en Union Européenne

pas faire l’objet d’une standardisation. Ainsi, le lait de consommation aura une durée de conservation plus ou moins longue selon le procédé (plusieurs mois pour l’uht) et aura un bilan matière excédentaire en matière grasse. Ce sont classiquement des produits peu différenciés. Il y a une prédominance en France de l’uht qui est le format privilégié de la grande distribution du fait de sa bonne conservation et de la facilité de sa manutention. — Les yaourts et autres produits ultrafrais: Ce sont des produits qui se caractérisent par

une fabrication rapide, avec peu de perte de poids, surtout dans le cas des yaourts et fromages blancs. Le fait que l’eau du lait soit en grande partie conservée et que le lait ne soit pas concentré a une conséquence sur la logistique : il ne coûtera pas beaucoup moins cher de transporter le produit fini que le lait cru. Ils se caractérisent également par une durée de conservation courte et la nécessité d’un maintien de la chaîne du froid jusqu’à la consommation. Ils ont un bilan matière variable. Une majorité des desserts lactés et des fromages frais riches, voire enrichis en matière grasse, imposent l’ajout de matière grasse. Mais certains produits allégés peuvent être excédentaires.

Les fromages: Ce sont des produits laitiers ayant subi une coagulation. Celle-ci séparant le caillé qui formera le fromage du lactosérum qui en est le coproduit. La valorisation de ce coproduit est variable selon les types de fromages, mais pourra constituer une part importante de la construction de sa rentabilité. Ainsi, le fromage est caractérisé par une perte de matière du produit initial. Il est également réalisé à partir de lait qui pourra être enrichi en protéines laitières ou en gras, ou réalisé à partir de lait partiellement ou totalement écrémé. De façon générale, c’est la matière protéique, en particulier la caséine, qui est importante pour la préparation des fromages. C’est elle qui est coagulée par l’acidification du milieu ou par des enzymes ajoutées au milieu (classiquement la présure). Ainsi, il sera recherché pour ces fabrications un lait riche en protéines. On pourra distinguer plusieurs types de fromages selon leurs procédés de fabrication : les pâtes fraîches, les pâtes molles, les pâtes pressées cuites (ppc) et non cuites (ppnc) et les pâtes persillées. Ces différents types de fromages se caractérisent par des durées de conservation et d’affinage variables (courtes pour les fromages frais et pouvant être de plusieurs mois, voire années, pour les pâtes pressées). Paradoxalement, on trouvera dans cette catégorie les produits les plus basiques et les plus différenciés. Ainsi, il existe des produits standardisés, tels que le gouda, l’édam, l’emmental standard, ou d’autres fromages ingrédients, particulièrement utilisés par l’industrie et à faible valeur ajoutée (bloc et pains de Gouda ou d’Edam). À l’opposé, on trouvera une grande majorité des produits laitiers bénéficiant d’un siqo dans la catégorie des fromages (Comté aoc, label rouge pour l’emmental grand cru...). Le lactosérum produit par l’étape de coagulation pourra également être valorisé en iaa.

Crème et beurre : Ce sont historiquement des produits fermiers destinés à la vente. Avant l’industrialisation du lait, le beurre était vendu et le lait écrémé utilisé soit pour l’élevage, soit pour l’alimentation domestique (Vatin, 1990). Ils ont aujourd’hui deux destinations : soit en tant que produit de grande consommation disponible pour le consommateur final (plaquettes de beurre, pots de crème fraîche ou uht), soit une vocation d’ingrédient pour les iaa. Notons également que la transformation de la crème en beurre produira un nouveau coproduit, le babeurre, qui pourra être transformé (fromages, lait Ribot), ou être déshydraté pour constituer un ingrédient des iaa et de l’alimentation animale (poudre de babeurre).

poudres de lait: Ce sont des produits réalisés par déshydratation du lait. On distingue classiquement la poudre maigre réalisée à partir de lait écrémé et la poudre grasse. Ces produits se caractérisent par une forte concentration des éléments valorisables du lait (par élimination de l’eau) et par une grande durée de conservation, du fait de cette élimination de l’eau.

éléments du «cracking» du lait: l’introduction de technologies à membranes (Lortal et Boudier, 2011) a permis de séparer les différents éléments du lait, en particulier ses protéines, utilisées comme additifs dans les iaa, mais surtout comme ingrédient dans la préparation des laits infantiles. De nombreux autres produits sont également en cours de développement grâce à ces techniques de séparation, permettant d’isoler des éléments présents naturellement dans le lait et utiles en alimentation ou en pharmacie (prébiotiques, facteurs de croissance, immunoglobulines...). Ces procédés permettent d’apporter une très haute valeur ajoutée à des produits tels que la poudre de lactosérum ou la poudre de lait.

Cette description des différents produits laitiers est intéressante à plus d’un titre :

— Elle montre l’interrelation entre les différentes fabrications, du fait (i) d’un bilan matière déséquilibré entre la matière grasse et la matière protéique, qui impose l’ajout de crème ou de protéine ou la constitution d’un excédent de protéine ou de crème, et (ii) du fait de la production de coproduits (babeurre, lactosérum).

— Elle montre également une distinction entre des produits à faible durée de conservation, qui restent fragiles, tels que l’ultrafrais, les laits frais et certains fromages, et des produits de grande conservation, tels que les poudres, les laits et crèmes uht, et les fromages de garde.

— Enfin, elle montre une différence entre des produits standard, ingrédients de l’industrie, qui sont appelés par les acteurs de la filière (et suivant un anglicisme) «commodités», ou Produits Industriels (pi), tels que le beurre, les différentes poudres et des produits de grande consommation, plutôt à destination d’un producteur final.

Ainsi, nous voyons qu’au travers de cette diversité des transformations, nous pourrions définir plusieurs catégorisations des produits laitiers. La distinction classique entre d’un côté des pi, à faible valeur ajoutée et standardisés et plutôt à vocation d’export, et des Produits de Grande Consommation (pgc) à plus grande valeur ajoutée, et à destination de marchés plus locaux ou nationaux est bien sûr éclairante, mais néanmoins simpliste. Les pi peuvent être à haute valeur ajoutée (dans le cas des produits de «craking» du lait), et les pgc les plus basiques (lait de consommation et yaourts nature premier prix). L’industrie laitière devra donc gérer, en fonction de la capacité de ses actifs, des marchés des produits et des coproduits, de la saisonnalité de la production laitière et des consommations, et de la possibilité de stockage des produits, le devenir de son lait.