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par les acteurs

2. Construction du dispositif de gestion de la transaction

2.3. Construction du prix payé aux producteurs

Les outils de gestion permettant la détermination du prix méritent qu’on s’attarde sur leur histoire pour comprendre leur évolution et leur place dans le dispositif de gestion de la transaction de lait cru.

Notons en préambule que le prix indicatif européen, et les outils de régulation de marché qui permettent de le mettre en œuvre s’imposent aux acteurs. Le prix indicatif reflète ainsi particulièrement bien le prix payéin fineau producteur. C’est donc essentiellement la régulation de marché qui impose le prix payé au producteur, durant toute la période pendant laquelle le prix indicatif était accompagné des mesures de régulations de marché permettant de l’atteindre. Ainsi, les prix à la production sont restés en Europe proches des prix indicatifs sur toute la durée de leur existence, jusqu’en 2004 (voir figure 6.3 page suivante).

En France, les prix du lait suivent la même tendance des prix indicatifs. L’écart avec les prix européens est relativement faible (voir figure 6.4 page 168)

Figure 6.3. – Prix nominal du lait à la production dans les principaux pays européens et prix indicatif

Source : Cour des comptes européenne (2009), Eurostat

2.3.1. A quoi renvoie le prix du lait? Besoin de définition pour construire les objectifs d’un outil de prix

La notion de prix et sa détermination renvoient à plusieurs types d’outils créés par les acteurs, pour permettre la détermination du prix payé aux producteurs. Il peut prendre en compte le point de vue du producteur (le prix doit couvrir les charges, suivre les évolutions des charges, permettre de dégager un revenu décent ou un niveau de marge pour l’entreprise), c’est ce que nous aborderons sous le vocable de «prix de revient». Il peut prendre en compte la question des marchés (le prix doit refléter les valorisations permises par les industriels, les industriels ne faisant que transmettre les évolutions de marchés aux producteurs). Enfin, le prix peut être vu sous l’angle de la sélection : plutôt qu’une défense des prix, il faudrait améliorer la productivité pour maintenir les marges, quitte à éliminer les entreprises les moins performantes.

Les revendications de prix, basées sur un prix de revient émergent des mouvements du début des années soixante-dix. Le recueil documentaire concernant la grève du lait de 1972 réalisé par Barrèset al.(1972) montre l’outil de calcul utilisé alors par les syndicats de producteurs pour calculer le prix de revient du lait. Il est mentionné qu’il «s’agit de définir le prix auquel le lait devrait être payé au producteur pour rémunérer son travail au smic». Pour Viauet al.

(1977), le calcul des «prix de revient» en prenant en compte le prix d’un salaire (le smic) équivaut à accepter que le prix du lait n’est pas considéré comme le prix d’une marchandise, mais comme le paiement d’une capacité de travail de l’éleveur. La fonction d’un calcul du prix de revient est donc, «au-delà du calcul d’un prix servant de base aux revendications d’affirmer

Figure 6.4. – Évolution du prix du lait à la production depuis 1977 en France en Allemagne et en Europe 150 € 200 € 250 € 300 € 350 € 400 € 450 €

Allemagne France Moyenne UE

(Prix en €/1000Là 37g/Lde matière grasse, trait gras = moyenne annuelle, pointillés = prix mensuels)

Source : Eurostat

la reconnaissance par les producteurs de leur propre situation50».

Dans la situation régulée des années soixante-dix, le décalage entre prix de revient (calculé par le syndicalisme) et prix «permis par la vente des produits transformés» peut être résolu non pas par une augmentation des prix payés, mais par un «plan d’amélioration de la compé-titivité des éleveurs» (OuestFrancedu 10 mai 1972, retranscrit dans Barrèset al., 1972, page 42). Cette quête de la compétitivité conduit à un mécanisme de sélection. Pour Viauet al.

(1977), «Le critère régulateur de cette production n’est pas le taux moyen de profit, mais le mi-nimum requis pour que les petits producteurs puissent se reproduire en tant que tels». Perraud

et al.(1984) parlent d’«un prix qui constitue la principale référence du processus de sélection et d’élimination».

La cause des prix considérés trop bas par la production est tout de même reportée sur l’action publique, puisque la première condition d’une amélioration durable du prix à la production est, pour les représentants de la profession, le relèvement des prix d’intervention. Les revendications locales bretonnes (et des Vosges avant elles) conduisent à une augmentation des prix, mais en aucun cas à une reconnaissance du prix de revient et de la rémunération du travail comme 50. En parlant de «leur propre situation», Viauet al.(1977) évoque la dépendance à la laiterie et la relation de subordination qui n’a pas besoin d’être contractualisée pour formaliser l’intégration, mais en a les mêmes conséquences : un rapport de contrôle et de contrainte qui fait que le prix du lait n’est autre qu’un «salaire aux pièces».

élément constitutif du prix. Cet échec permet cependant d’ancrer l’idée de rémunération du travail dans les revendications des producteurs (qui sera surtout portée par le syndicalisme paysan travailleur, puis par la Confédération Paysanne, mais qu’on entend également depuis quelques années à la fnpl).

La question de l’utilisation du «prix de revient» comme revendication syndicale est dé-battue à la fnpl en 1970, à la demande des départements de l’Ouest51. Mais la fnpl décide de ne retenir que le «coût technique de production», en ne prenant pas en considération la rémunération du travail et du capital. Le problème est que ces coûts sont très variables d’une exploitation à l’autre, du fait des différences d’efficacité des exploitations. Axer les revendications de prix sur les coûts de production implique donc de devoir définir une exploitation type, qui serait de nature à exclure les exploitations qui s’en éloignent, alors que le syndicat se veut unitaire. La grande variabilité de ces coûts, qui ont fait l’objet d’une étude de la fnpl en 1973, conduit celle-ci à préconiser l’abandon de la référence aux coûts de revient dans l’élaboration des revendications. L’attention se porte alors plutôt sur des revendications pour une évolution du prix convenable, au regard d’un suivi de l’évolution des postes de charges. L’accent n’est plus mis sur le revenu, mais sur l’évolution des charges.

Cette vision du prix, déterminé par les niveaux de charges des producteurs, entre en tension avec la volonté des industriels d’avoir un prix reflet du marché, qui n’est finalement que le reflet de la régulation des marchés par les politiques publiques. de Wilde (1983), signant un article pour le cniel, explique :

«Ainsi aujourd’hui, la défense des prix à la production est avant tout l’affaire des organisations communes des marchés. Dès lors, la meilleure organisation des produc-teurs est celle de nature politico-économique qui leur permet d’obtenir la meilleure organisation commune des marchés en matière de prix. (...)Les producteurs re-groupent leur offre afin de disposer d’un poids économique suffisant face à leurs acheteurs : il est désormais mieux perçu que cette démarche n’est pas l’élément clé de la défense du revenu.»

C’est donc, dans cette vision, et dans une situation d’excédent et de marché commun, le consom-mateur et les pouvoirs publics qui déterminent les prix aux producteurs, l’industriel ne faisant que le transmettre. Le partage de la valeur est mécanique.

Deux visions antagonistes de la détermination du prix du lait se confrontent. Pour les producteurs un prix qui doit permettre de dégager un revenu, ou du moins suivre l’évolution de leurs charges et pour les industriels un prix déterminé mécaniquement par les marchés des produits finis.

2.3.2. La construction d’un prix interprofessionnel : un premier échelon régional

Le prix interprofessionnel n’était pas généralisé dans les régions avant les années soixante-dix. On note que cela était le cas dès les années soixante en Normandie, où le prix du lait était fixé après négociation dans l’interprofession (cir-lait) sous forme d’un acompte régularisé

en fin de campagne. Cette situation est permise par la prédominance de la coopération dans la région (avec la cln), qui joue un rôle moteur dans l’interprofession. Cependant, dans les régions où les industriels privés sont fortement présents, la détermination de grilles de prix se heurte à une forte réticence des industriels, mais également des coopératives qui voient là un affaiblissement de leur« emprise idéologique» (du fait de l’existence de ce pouvoir économique pour le producteur qui peut être une alternative à la coopération) et de leur liberté d’expansion (puisqu’une des autres ambitions de ces interprofessions est la gestion des zones de collecte). Dès 1970, la Seine-Maritime52franchit un nouvel échelon dans la fixation du prix en proposant une grille annuelle de prix. Dans les Vosges, la grille interprofessionnelle existe en 1970, la grève permet de remonter le prix (Viauet al., 1977), mais ces bénéfices ne sont que de courte durée. Dans le sud Ouest, l’interprofession Cilaisud fixe à partir du prix indicatif communautaire un prix moyen que les collecteurs s’efforcent de respecter (Charles, 1979). Malgré ces différences régionales dans l’organisation interprofessionnelle, Marcillac et Bonnays (1971) montrent la diversité des modalités de fixation du prix, et la convergence générale des prix par régions (surtout dans les régions très laitières) autour du plus gros faiseur. Ces auteurs ne questionnent pas le rôle de l’interprofession dans leur analyse, mais nous pouvons noter que l’existence d’interprofessions n’est pas de nature à améliorer les prix payés aux producteurs.

La fnpl attache une importance capitale à l’élaboration de ces grilles de prix en département et en région. En 1972, un protocole national entre les trois syndicats futurs fondateurs du cniel recommande la signature d’accords interprofessionnels au niveau départemental ou régional déterminant une grille annuelle de prix.

2.3.3. Un outil national de détermination du prix interprofessionnel

2.3.3.1. Échec de la création d’un prix minimum garanti contractuel

L’objectif principal des représentants des producteurs de la fnpl lors de la création du cniel était d’aboutir à l’établissement d’un prix minimum garanti, défini de façon contractuelle avec les représentants des industriels et de la coopération. Comme nous l’avons vu, le fonctionnement du cniel, basé sur des décisions prises à l’unanimité des collèges a empêché la création de ce prix minimum garanti, du fait du refus des industriels de le mettre en place : pour eux, la définition d’un prix minimum garanti imposerait une gestion des volumes que personne n’est prêt à mettre en place dans les années soixante-dix. La stratégie des producteurs se heurte donc à la non-acceptation par les industriels de construire un outil de définition d’un prix minimum garanti.

2.3.3.2. Mise en place d’un système de recommandation de prix

Si la vocation du cniel, dès sa création, était d’aboutir à un prix minimum garanti, et de déterminer les prix du lait, cette mission est restée du ressort des interprofessions régionales et des accords locaux jusqu’en 1997. Ces accords se référent à l’évolution duprix indicatif

communautaire du lait. En 1997, les négociations régionales ne portent plus leurs fruits, faute de compromis. Les producteurs se plaignent de coûts de production en hausse53et d’une

52. L’interprofession de Seine-Maritime est précurseure : elle a été créée en 1937.

53. Charroinet al.(2004) leur donnent raison en montrant une forte augmentation des charges en 1996, liée principalement aux engrais, à la mécanisation et aux prix des tourteaux.

valorisation de la viande en baisse. En face, les transformateurs veulent des baisses de prix pour compenser une moins bonne valorisation des produits industriels (pi) depuis plusieurs années, une perte de valorisation dans les ventes aux grandes surfaces, et également une perte de compétitivité par rapport aux prix des voisins européens, plus bas d’environ 10 %54.

Il en résulte que les transformateurs imposent de façon unilatérale une baisse du prix. La contestation des producteurs passe par le blocage des centrales d’achat, dans le courant du mois de mai. La distribution est alors accusée par les industriels de casser les prix, ce qui concourt à accroître leurs difficultés. Suite à cela, une série de réunions sont initiées par le ministre de l’Agriculture, Philippe Vasseur, qui, malgré les réticences des industriels, aboutit à un premier compromis le 29 mai. Ainsi, on voit poindre la mise en place d’une stratégie collective, mais néanmoins éphémère, basée sur un nouvel outil impulsé par les pouvoirs publics. Cette concertation tripartite est animée par les pouvoirs publics. Elle permet la négociation entre producteurs, industriels et distribution. Pour permettre aux industriels de ne pas baisser leurs prix d’achat, il est acté une hausse des prix au consommateur, en contrepartie d’un gel des prix à la production pour une durée de quatre mois. En novembre de cette même année, le premier accord national sur le prix du lait est signé55. Cet accord est un compromis issu de la concertation entre acteurs. Il n’a rien d’obligatoire et n’a de vie que par l’acceptation des acteurs de le respecter. Les acteurs se contraignaient à respecter les accords même s’ils n’avaient pas d’obligation légale.

Ce premier accord national lie les évolutions du prix du lait à celles d’indicateurs de marché, et place l’échelon national comme niveau de détermination du prix de base français. Cette «recommandation nationale» était diffusée trimestriellement, et basée sur les cotations des pi et des produits de grande consommation exportés. La répercussion de l’évolution des marchés sur le prix était partielle, l’accord prévoyait également de discuter le prix en fonction de l’évolution des prix à la production (Charroinet al., 2001) et de la valorisation des pgc56au niveau national. Les recommandations étaient ensuite transmises aux criel, qui discutaient de la saisonnalité, du paiement à la qualité.

Dans ces conditions, et dans les régions où les criel prenaient effectivement en charge l’élaboration d’une recommandation régionale, le rôle des groupements de producteurs se voyait réduit à la négociation de quelques primes, et à la continuité d’une relation entre les producteurs et leur laiterie.

Cet accord n’a pas empêché des tensions importantes. Après une baisse du prix du lait de cinq centimes en août 1999, concédée dans un accord houleux, les producteurs se mobilisent. Mais c’est plus la distribution qui était alors visée, les producteurs voulant obtenir la «transparence sur la coopération commerciale qui consiste à faire payer aux transformateurs laitiers une partie des actions commerciales conduites par la grande distribution» et casser les prix des producteurs (Libération, 3 septembre 1999). L’industrie, partenaire de négociation du prix au cniel, n’était pas directement visée.

Jusque dans les années 2000, cette discussion était peut-être tendue, mais portait sur des variations à la marge, du fait d’un marché très encadré par l’intervention sur les pi. Comme cela nous a été rapporté, «Sans minimiser le rôle de la fnpl, c’était des négociations à la

54. Même si ce décalage était plutôt inversé les années passées. 55. Accord du 25 novembre 1997.

marge»57. Début 2000, malgré des fluctuations plus fortes des cours des marchés des pi, cet accord conduisait à un prix du lait stable en France, comparé à l’Allemagne dont les modalités de détermination du prix étaient plus en phase avec l’évolution des marchés des pi (Idele, 2005). Avec la diminution des niveaux de soutien au marché, et la fin du prix objectif, la fixation du prix à l’interprofession a été rendue encore plus compliquée. En effet, la valeur ajoutée apportée au lait variait en fonction des produits des entreprises, avec une forte variabilité dans le temps des prix des pi. L’ancien accord est dénoncé en septembre 2003, en anticipation de baisses possibles des cours des pi (Chausson, 2005). En outre, ces diminutions des prix relancent la discorde entre producteurs et transformateurs. Ces derniers dénoncent le système de lissage, limitant le réajustement du prix du lait en fonction de l’évolution des cours des produits industriels et des fromages importés, réduisant ainsi la compétitivité de l’industrie laitière française. Les négociations interprofessionnelles aboutissent début mars à un accord dit clause de paix valable jusqu’à juin 2004.

Un nouvel accord est trouvé en 2004. Il fait peser l’ensemble des variations de prix des pi et des fromages pour l’exportation sur le prix du lait payé au producteur, met en place un système de mesure de la compétitivité avec l’Allemagne, permettant de ne pas s’éloigner du prix allemand58, et prend en compte l’évolution du prix des produits de grande consommation, sortie usine, vendus en France. Enfin, les entreprises produisant plus de pi peuvent appliquer une «flexibilité additionnelle», leur permettant de répercuter aux producteurs la variation des prix des pi à hauteur de la part des produits industriels dans les productions de l’entreprise (plafonné à 40 %). Il instaure ainsi la possibilité pour les industriels de payer le prix du lait en fonction des transformations qui leur sont propres. L’égalité de traitement entre producteurs livrant à des laiteries différentes est donc rompue par cet accord. L’accord de 2004 n’a été que provisoire et après plusieurs échecs, un nouvel accord visant à renforcer la réactivité du prix de base aux évolutions des prix des produits de grande consommation, et de gérer la crise des produits de grande consommation basiques, a été conclu le 30 mai 2005.

Les difficultés de certains industriels font qu’ils sont autorisés, par l’interprofession, à ne pas suivre strictement les conditions de l’accord. Cependant, le non-respect de ce nouvel accord par les transformateurs remet en cause le principe d’accord interprofessionnel national. Les années suivantes voient finalement se succéder des remises en causes de l’accord et son réajustement.

2.3.3.3. De la rationalité de l’outil de fixation du prix

Le contenu de cet outil de calcul du prix peut finalement paraître abscons. Il est le reflet d’une succession de compromis qui, s’ils visent tous à le rendre plus pertinent, l’éloigne de plus en plus de toute légitimité économique. Il reste cependant nécessaire pour les producteurs comme garantie d’un prix qu’ils ne pourraient pas défendre individuellement et, pour les industriels, comme moyen de convergence des prix, limitant la concurrence des laiteries sur l’approvisionnement en lait.

Il permet également un lissage des prix plus important. Nous pouvons ainsi remarqué dans la figure 6.4 page 168, que les évolutions de prix en France sont, en dehors de la saisonnalité, plus amortis que les évolutions de prix dans le reste de l’Europe, et en particulier en Allemagne, qui

57. Entretien réalisé avec le directeur de la fnpl, Juillet 2013

58. Il prévoit la compensation des écarts de prix France/Allemagne, s’ils dépasse un certain niveau. Cela est mesuré sur les douze derniers mois pour la partie dépassant la zone−4 à+4 €/1 000L.

est le marché de comparaison utilisé dans la formule de calcul de prix que nous avons abordée plus haut.

Nous remarquons également la relative convergence, par construction de la formule de prix du lait, entre les prix des pi et les prix payés aux producteurs (voir figure 7.1 page 188).

Nous constatons cependant que cet outil de calcul du prix ne prend en compte que les conditions de marché des produits laitiers, et laisse donc de côté toute référence aux coûts de production des agriculteurs, alors que cela était une de leurs revendications principales.

Finalement, la rationalité de l’outil ne réside pas directement dans les éléments de calcul qui le composent, mais plutôt dans le fait que cette accumulation d’indicateurs, résultats de compromis interprofessionnels, fixe le partage de la valeur entre producteurs et industriels et limite les fluctuations de prix.

2.3.3.4. De faibles disparités régionales

La recommandation d’un prix en interprofession nationale puis son application par les