• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE IV : PRÉSENTATION DES RÉSULTATS DE L’ENQUÊTE

4.2. Expériences socioprofessionnelles dans les premières années

4.2.1. Les doyens de l’arrivée à la première installation

Le terme « doyen » selon l’entendement de nos répondants membres de la CTC, signifie celui qui est arrivé plus tôt au Québec et qui détient une certaine expérience par rapport au « cadet 70» qui, lui, est venu plus tard au cours d’une autre période, ou encore celui qui appartient à une cohorte spécifique autre que le premier groupe. Ainsi le cadet selon un répondant peut, s’il le désire, s’inspirer de l’expérience du doyen. Mais il faut dire que les doyens ont une expérience particulière car ils n’ont bénéficié d’aucun réseau de togolais venus au Québec avant eux. Un répondant de cette cohorte de « doyen » a bénéficié de l’assistance de migrants provenant d’autres pays, qu’il a sollicités à son arrivée. Il se souvient de ses premiers moments à l’université, une quarantaine d’années plus tôt, et des gens qui l’avaient alors aidé :

Ma première journée, quand j’ai débarqué à 16h à Pierre Trudeau, Aéroport Dorval, je ne savais même pas dans quelle Université j’allais donc, cela a été assez ardu. À l’époque, les gens étaient beaucoup plus gentils. C’était un chauffeur portugais qui m’a pris dans un taxi et comme je disais que j’allais à l’Université, comme je lui disais que j’avais une bourse et par déduction, il m’a conduit à l’Université de [nom de l’université]. Je suis arrivé ici un vendredi soir et c’était un Gabonais que je ne connaissais même pas qui m’a filé [prêté] sa chambre, car il partait pour le week-end. Le lundi matin, à son retour du

70 Dans certaine tradition de l’Afrique de l’Ouest, ce rapport ainé entendu ici comme Doyen et Cadets est très important. Cet usage du terme s’inspire de la nomenclature des familles où on peut percevoir une certaine hiérarchie dans la distribution des rôles. Le premier est supposé subvenir en terme de ressources, jusqu’à un certain niveau, au besoin du second (cadet). Une observation des interactions dans la communauté togolaise au Canada, semble reproduire d’une manière ou d’une autre ce schéma entre les migrants togolais au Canada. Mais cette fois-ci, cela s’inscrit plus au niveau de la période d’arrivée. Ainsi dans leur conscience collective, on peut croire que ceux qui sont arrivés plus tôt jouent plus le rôle d’ainé et ceux qui sont venus plus tard jouent plus le rôle de cadet.

week-end, il m’a conduit chez le représentant de l’Agence canadienne de développement international (ACDI). Mes premières 48 heures ici, c’est par la grâce de Dieu et la solidarité africaine aidant. (Isis, 61, 1971, NM)

Un autre qui était aussi boursier a pu faire l’expérience de son premier emploi grâce à son réseau de contacts québécois.

Étudiant à un moment donné, la politique n’aidant pas [mon engagement politique contre le parti unique au Togo], je me suis retrouvé sans bourse. Donc là, j’ai travaillé au noir. Je travaillais dans les boulangeries la nuit pour payer mes études. [...] J’ai trouvé ce travail par des amis [de mon groupe de travail] qui étaient au courant de ma situation. À l’époque, il y avait des copains québécois qui avaient une compagnie. Pour le sabbat, ils allaient allumer et éteindre les lumières pour les juifs (rite des juifs). Donc j’ai commencé avec eux pour m’amuser un peu, mais c’est de là que j’ai connu une famille juive qui avait des boulangeries, chez qui j’ai commencé par travailler. [...]. Ce sont des amis québécois de polytechnique de mon groupe de travail à l’école, il y avait un qui était de la compagnie et m’avait demandé. Bon [...] j’ai accepté quoi [...] » (Apollinaire, 75,1968, M).

Ceux que nous appelons les doyens nous ont dit qu’à leur époque, ils n’avaient pas le droit de travailler puisque leur bourse était supposée couvrir tous leurs besoins académiques, d’hébergement et de pension alimentaire. Nous avons voulu connaitre leur parcours professionnel à moyen et long terme. Un répondant nous a parlé des années avant 1980. Il avait une autre conception de la vie socioéconomique que celle des autres répondants notamment des réfugiés et certains migrants économiques, qui voulaient, a priori, s’insérer dans des emplois liés à leur formation:

Quand j’ai fini mon bac en gestion à l’Université ici, il y avait à ce moment des Québécois de ma génération qui étaient aussi nombreux. C’était à l’époque où on fait beaucoup d’enfants à Québec, donc après j’ai envoyé plus de 400 CV, mais j’ai eu à peine deux entrevues. Lorsqu’on savait que tu es un noir, on ne te prenait plus. Alors j’ai [décidé] de retourner à la livraison [que je faisais avant]. Je vise encore plus haut [chercher à gagner beaucoup de salaire]. Et je suis devenu [le nom de son travail]. Et je suis parti apprendre comment conduire les remorques de l’ [organisme] et je gagne plus que mon directeur. Et donc je trouve que cela est une bonne chose. (Isidore, 58, 1983, M)

Un autre, venu en 1971, nous raconte son expérience professionnelle parsemée, pour lui aussi, de changements de secteur d’emploi.

J’ai eu ma maitrise [dans une Université du Québec] en le nom de son programme] [programme] et ma maitrise en production dans le [le second nom de son programme d’étude] de [nom de la ville]. [...] mes amis me disent que pourquoi tu as de la difficulté à trouver un emploi, je leur dis que c’est ma [couleur de] peau. Je travaille à fond [beaucoup], mais ce qui m’a le plus frustré et je me suis mis dans le [nom son emploi actuel] à mon propre compte, c’est que quand il manque du travail [quand l’entreprise devrait licencier], nous [les migrants] sommes les premiers à être congédiés. (Rodrigue, 70, 1969, M)

Dans les propos de ces deux répondants, on peut noter qu’ils associent leurs difficultés sur le marché de l’emploi a priori à la discrimination. On note également les diverses stratégies auxquelles nos répondants ont eu recours. Pour le premier, ce fut le changement de secteur d’emploi. Pour le second, l’installation à son propre compte. La différence qui se dégage est que leur motivation diffère. Le premier ne semble pas donner d’importance au fait de travailler dans son domaine de formation initiale, contrairement au second répondant. Ce qui l’a d’ailleurs amené à choisir de travailler désormais à son propre compte pour éviter de «subir», selon lui, les discriminations des employeurs sur le marché de l’emploi.

On peut noter que certains ont gardé des liens étroits et à long terme avec la CTC (nous y reviendrons). Un répondant a débuté ses études supérieures dans une Université du Québec en 1972. Son expérience à long terme est assez différente de celle des autres répondants.

Je n’ai jamais fait un CV pour aller demander un emploi. Dieu merci ! C’est toujours à travers les publications, les conférences, les réseaux d’amis, pas les réseaux d’amis en tant que tels [c’est à dire] les profs à l’Université qui, bon [...], c’est toujours comme cela que j’ai opéré. Même en quittant polytechnique pour aller à la fonction publique, c’est qu’à un moment donné, ils avaient des problèmes, ils m’ont demandé. Et je suis resté jusqu’à présent. Mon premier vrai emploi, je l’ai eu à San Francisco, après une conférence, j’ai été abordé par un professeur qui m’a demandé si je pouvais les aider. Donc de San Francisco je suis allé à Halifax, et entre temps j’avais aussi des charges de cours [dans une Université du Québec], et voilà [...] (Isis, 61, 1971, NM)

Mais le même répondant, sur le plan de son intégration sociale, dit avoir côtoyé beaucoup de groupes de réflexions philosophiques, le groupe des prêtres Jésuites et l’Opus Dei à l’Université où il enseignait et du Village africain71 à Montréal. Il pense que ce sont ces groupes qui l’ont aidé dans son intégration sociale. « Ces groupes m’ont aidé à aider les

71C’est un groupe d’entraide pour les africains à Montréal qui opérait dans les années 1970. Ce groupe n’existe plus.

autres, c'est-à-dire que si quelqu’un vient me voir pour un travail d’été par exemple, je fais le suivi auprès de mes relations » (Isis, 61, 1971, NM).

Pour ceux qui sont arrivés avant 1980, la migration fut plus ou moins préparée par le gouvernement togolais de l’époque en lien avec l’Agence canadienne de développement international (ACDI), qui était l’organisme qui se charge de coordonner leur inscription dans les différentes universités qu’ils ont choisi. L’ACDI s’est chargée aussi d’assurer leur logement et leur pension alimentaire par l’octroi, chaque mois, des bourses d’études à leur arrivée au Québec. Ces boursiers avant leur arrivée, n’ont donc pas eu à solliciter de l’aide ou à mobiliser d’autres personnes, sinon que le ministère de l’éducation du gouvernement togolais, qui les a aidé dans la préparation de leurs dossiers de bourses. Il faut dire qu’ils ont immigré à une époque où il n’y avait pas Internet et où il n’existait pas d’association de Togolais au Canada formellement constituée. Établir des liens avant de partir aurait été bien difficile sinon impossible.

Il y a deux groupes au sein de cette cohorte. Ceux qui ont été reçus dans des familles d’accueil durant les premiers moments de leur séjour et ceux qui ont vécu dans les résidences universitaires. Après leur installation, les premiers disent avoir bénéficié d’un environnement accueillant qui a facilité leur intégration sociale. Ils disent aussi avoir maintenu des liens à long terme avec leur famille d’accueil québécoise et leur réseau social d’amis d’origine africaine rencontrés sur le campus universitaire. Deux d’entre eux disent avoir bénéficié du soutien des membres de ces familles d’accueil surtout au moment où ils ont eu besoin de conseils relatifs à leur projet professionnel ou pour s’insérer professionnellement après leur étude ou dans l’organisation des évènements importants de leur vie (mariage, réception de diplôme, baptême d’un enfant etc.).

Par contre, en comparant leur discours on peut entrevoir que ceux qui ont d’abord logé dans les résidences universitaires ont été désavantagés par rapport à ceux qui sont accueillis dans les familles. En effet, le soutien des familles d’accueil a facilité les choses pour ceux qui ont été reçus par elles, les aidant par exemple à comprendre la manière dont la vie universitaire et les choses fonctionnent dans la société québécoise. Ceux qui sont restés dans les résidences ont développé des liens avec les étudiants africains qu’ils ont rencontrés

dans les associations d’étudiants sur leur campus. Ces liens reposent le plus souvent sur un partage d’intérêts a priori, comme le fait de suivre les mêmes cours ou d’appartenir au même groupe de recherche. Des fois, ces liens dépassent le cadre structurel de l’université et se prolongent dans la vie active. Dans les trajectoires de ceux qui ont ainsi développé des liens avec des migrants africains, on remarque qu’ils font plus souvent référence à et insistent sur la solidarité vécue dans le cadre de ces liens. Un répondant de ce groupe se souvient des premières heures de son arrivée dans son université à Montréal et mentionne avoir été hébergé par un ami gabonais qui partait en vacances sans le «connaitre». Selon lui, agir de la sorte est important et semble déterminer ces futures relations que ce soit avec les migrants togolais ou avec certains migrants africains. Il semble mettre au cœur de ses relations cette solidarité et mentionne qu’il a des difficultés à se lier d’amitié avec les gens qui ne partagent pas ses valeurs. On peut penser qu’il a un attachement à ses référents culturels même en étant au Québec.

Concernant les doyens, on peut retenir que le facteur le plus déterminant du genre de liens qu’ils ont développés (avec des Québécois ou avec d’autres Africains) est le mode de résidence qui fut le leur à leur arrivée : en famille d’accueil ou dans une résidence étudiante. Quatre ont souligné leur premier déménagement où ils ont sollicité leurs amis Togolais avec qui ils sont venus au Québec, pour les aider. Il faut dire aussi que leurs liens se basent sur l’appartenance à leur groupe d’âge et d’identité, de même qu’à leur genre. Concernant ceux qui sont restés dans les familles d’accueil, certains disent avoir gardé contact avec les membres de ces familles qui sont devenus comme leur tuteur au Québec. Les associations et organismes leur ont été utiles essentiellement à leur arrivée et à la fin de leur étude, également dans le but de s’insérer professionnellement.