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Les couleurs primaires fondatrices de Superman (1978)

Variations chromatiques des superhéros 2.2

2.2.2. Les couleurs primaires fondatrices de Superman (1978)

Les couleurs utilisées dans les films de superhéros ne sont pas anodines, tout comme dans les

comics, lesquels sont nés dans une presse américaine qui connut la quadrichromie283 dès 1892. Le superhéros au cinéma était initialement tributaire des caractéristiques chromatiques de la bande dessinée, c’est-à-dire un nombre limité de couleurs imprimables sur le papier en 1938, et un maximum de 64 couleurs distinctes plus tard, sans qu’aucun progrès véritable n’ait été enregistré dans ce domaine durant tout le vingtième siècle. En revanche dès 1978, fort naturellement, le décor qui entoure le superhéros ne subit pas cette limitation. Les décors de cinéma du superhéros sont bien des décors normaux et la plupart du temps réalistes, avec toutes les variantes et tonalités du spectre lumineux. On a droit par conséquent en ce qui concerne le film de superhéros des

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SHERMAN, Daniel et NARDIN, Terry (Dirs.). Terror, Culture, Politics: 9/11 Reconsidered. Bloomington, Ind.: Indiana University Press, 2006, page 101.

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Au même titre que les nombreux paramètres esthétiques d’un film, évidemment.

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GABILLIET, Jean‑Paul. « » Fun in four colors » », Transatlantica [En ligne], 1 | 2005. Dernier accès le 3 août 2013. URL : http://transatlantica.revues.org/319, paragraphes 5 et 16. Cependant, comme le note cet article, « la première bande dessinée en noir et blanc parue dans le New York World (…) daterait de septembre 1894 », et « les premières pages de bandes dessinées mises en couleur (encore par procédé lithographique) parurent à l’été 1888 dans Puck et Judge. » Le comic book ne vit le jour qu’en 1933, utilisant des pages déjà parues dans la presse dominicale.

années 1980 à un paradoxe tout à fait remarquable : celui d’un personnage en 64 couleurs très tranchées évoluant dans un monde en millions de couleurs.

Illustration 54 : Who Framed Roger Rabbit? (1988) et Superman IV - The Quest for Peace (1987) : deux personnages habillés de couleurs primaires, obtenues par addition du blanc, évoluant dans des

décors réalistes.

Superman 1978 est en cela assez comparable à Roger Rabbit, un personnage de dessin animé égaré dans un monde réaliste dix ans plus tard (cf. illustration ci-dessus). Les couleurs primaires sont celles qui peuplent l’univers des enfants. Le noir de Batman des années 1990 produit le même résultat, mais avec des conséquences distinctes comme nous le verrons dans un instant. Ce paradoxe visuel possède un corollaire abstrait : on peut dire sans crainte de se tromper qu’il déteint sur les principes moraux du protagoniste. Ceux-ci seront à l’emporte-pièce, très tranchés, sans nuances majeures jusqu’en 2001. Dans le même temps les principes moraux de base des autres personnages des récits superhéroïques ont évolué vers une plus grande subtilité. On a donc à faire à un superhéros qui, visuellement dans son environnement physique, et a fortiori moralement dans son environnement humain, est mal adapté au monde dans lequel il vit. En d’autres termes, le superhéros de cinéma n’est pas en adéquation, chromatiquement, avec son époque. Mais c’est aussi sa force : le message moral, voire idéologique, de Superman en 1978 est clair284. Cet homme (ce surhomme) est immédiatement identifiable comme un homme de bien prêt à tous les sacrifices personnels pour l’humanité tout entière. Pour utiliser une analogie avec la religion chrétienne, le coup de génie du christianisme, ce sont les Dix Commandements, et non pas le Nouveau Testament, qui donne lieu à de multiples interprétations. Un message d’une telle clarté met au chômage les exégètes de toutes les églises, mosquées et synagogues du monde entier, petits et grands. C’est donc l’immense mérite de Superman en 1978 : le message humaniste qu’il distille est immédiatement accessible au plus grand nombre. Les couleurs primaires, et le contraste lumineux, sont faits pour cela. Comme le disent Lawrence et Jewett, de tels raccourcis chromatiques

284 C’est le même principe qui régissait la bande dessinée des années 1940, les coloristes recevant des instructions dans ce sens. Voir à ce sujet Gabilliet, op.cit. paragraphe 20.

favorisent l’unité d’un peuple convaincu d’être confronté à de puissants ennemis : « The tapestry of the American monomyth is woven in bold and stirring colors. Its radiant, electronic aura dazzles the beholder's eye and conceals the discordant clash of its components. The intricately crafted message of paradise redeemed by heroes larger than life has appeals far deeper than reason, particularly to a culture believing itself besieged by ruthless foes.285 »

Illustration 55 : Les trois roues chromatiques primaires, secondaires et tertiaires.286

La notion de lumière nous semble aller de pair avec la notion de masculinité, vue au point 1.2. L’illustration ci-dessus propose trois représentations des couleurs primaires, secondaires et tertiaires obtenues par addition de lumière. Il ne semble pas y avoir, dans nos cultures occidentales, de corrélation formellement établie entre sexe et couleurs primaires. En revanche, cette distinction existerait dans le Ba gua287, les trigrammes chinois :

Red, green, and blue are often called the "additive" primary colors, and refer to light. These are the positive masculine colors. Cyan, magenta, and yellow are often called the "subtractive" primary colors, and refer to inks or pigments. These are the negative

285 LAWRENCE, John Shelton, et JEWETT, Robert . The myth of the American superhero. Grand Rapids, Mich.: Wm. B. Eerdmans Publishing, 2002, page 48.

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Ce montage a été réalisé à partir de documents graphiques du site de web design http://kattagami.com/.

feminine colors.288

Nous posons donc que les couleurs primaires sont avant tout masculines. L’Encyclopédie Universalis conforte cette assertion, en ce qui concerne le tao : « Yin et yang sont des indices dont se trouvent affectées les variations du qi. …/… Le changement est donc le procès foncier de l'univers et de ce qui s'y déroule : c'est la loi du yin et du yang. » La philosophie chinoise traditionnelle révèle ainsi le fait que la couleur noir du Yin est associé à la Lune, qui représente la part féminine de la nature, alors que le Yang blanc, associé au Soleil, en représente la part masculine. Toute addition, ou soustraction, de lumière, penche donc inévitablement d’un côté ou de l’autre.

Illustration 56 : La complémentarité du yin et du yang : également symbole de dualité homme-femme.

Nous devrons nous contenter de cette double appréciation, à défaut de trouver d’autres ouvrages de recherche, ou documents plus autorisés sur ce thème, dans notre culture. Ainsi, nous nous trouverions à nouveau dans un contexte où la masculinité, tout comme dans le chapitre précédent, est le trait numéro un des couleurs de Superman en 1978 : un corps d’homme, et des couleurs d’homme. C’est la leçon que nous voudrions tirer de ces premières observations sur les couleurs, avant de les comparer à celles des superhéros des époques suivantes.

Comme le dit Reynolds, « Costume functions as the crucial sign of super-heroism289 ». Le costume de Superman est en soi un symbole d’union, car il rassemble sur le plan politique les deux couleurs emblématiques des principaux partis américains : le bleu des Démocrates et le rouge des Républicains. Grâce à l’alliance de ces deux couleurs maîtresses c’est le pays tout entier qui est une

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HEYBOER, Li Se. YiJing, Oracle of the Sun. Extrait tiré du site web de l’auteur. Dernier accès le 3 août 2013. URL : http://www.yijing.nl/i_ching/trigrams/bigpattern.htm.

289 REYNOLDS, Richard. Super Heroes: A Modern Mythology. Jackson: University Press of Mississippi, 1992, page 26.

superpuissance, et pas seulement le parti du président en place, à la tête d’une nation bipolaire par essence. Le champ jaune du « S » ajoute une touche de maturité dont le personnage sait jouer, mais qui n’est pas essentielle à son personnage. En fait le jaune est très peu utilisé en dehors du costume pour ce qui est du marketing du film, et paraît peu significatif en regard des deux autres couleurs. On ne cherche pas à vendre le jaune de Superman, mais uniquement le rouge et le bleu. Le jaune peut aussi s’entendre comme un panneau signalétique sur une route : « attention, prudence ! » Le spectre lumineux de Superman (1978) allie donc couleurs primaires et lumière. Qu’en est-il des autres superhéros au travers des âges ?