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Création, continuité, retcon, reboot, remake, et crossover 0.4

A ce stade, il est utile de définir quelques éléments de lexique qui vont mettre en lumière certains objets filmiques remarquables, pour leur singularité ou leur contexte, au sens le plus large. Cette terminologie sera utilisée ensuite pour l’étude comparée des textes du corpus.

Tout d’abord, les créations sont des figures de superhéros sans antécédent dans le monde de la bande dessinée. Une création est un prototype qui est le reflet de son époque, mieux que n’importe quel autre texte superhéroïque, sans le prisme parasitaire d’éléments définis préalablement ailleurs, et notamment dans la bande dessinée, pour d’autres motifs et d’autres configurations historiques et sociétales. Hancock (2008) est le meilleur exemple d’une création, mais également The Incredibles (2004), Volt (2008) ou Megamind (2010) pour ce qui est des dessins animés. Une création peut venir d’autres sources que les comics, comme Max Payne (2008), qui était à l’origine un jeu vidéo. La genèse du jeu, en 2001, n’a rien à voir avec le 11 Septembre, mais le film de 2008 porte des stigmates implicites de la guerre en Irak. En effet, au cours de son enquête, Max Payne découvre un complot militaire visant à créer un super soldat américain.

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DUPONT, Nathalie. » Hollywood adaptations of comic books in a post-9/11 context: The economic and cultural factors », Transatlantica [En ligne], 2 | 2011. Dernier accès le 3 août 2013. URL :

http://transatlantica.revues.org/5419.

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Il y aurait eu plus de 300 maisons d’édition de bande dessinée aux États-Unis, à travers les âges ; contre une douzaine de grands studios capables de monter un projet de financement de films de superhéros. Il en résulte donc un goulot d’étranglement sur les possibilités de production de projets multiples, eu égard à la taille de budgets, mais aussi en fonction des équipes techniques disponibles.

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La maison Image Comics fut fondée par des déçus de Marvel au début des années 1990. Tous ces artistes et scénaristes, créateurs de franchises de moindre renommée, étaient attirés chez Image par la

perspective de droits d’auteur qui leur étaient refusés ailleurs. Cet exode fut baptisé X-odus car bon nombre d’entre eux travaillaient sur les X-Men de Marvel avant leur départ. Image était en fait constituée de 6 petits studios indépendants. Voir à ce sujet l’ouvrage de KHOURY, George : Image Comics: The Road

La continuité concerne un superhéros décliné de la même manière sur plusieurs films. Chaque film est donc une « sequel », une suite plus ou moins logique de narrations engageant le même superhéros contre des ennemis généralement distincts les uns des autres. Contrairement au monde de la bande dessinée, la continuité au cinéma a une limite. Il est communément admis aujourd’hui à Hollywood, sans doute également par pure superstition, qu’on ne doit jamais produire plus de trois films du même superhéros à la suite. La raison en est historique. Les trois premiers films de la franchise Superman (1978, 1980, 1983) ont rapporté beaucoup d’argent à son distributeur, Warner Bros. Pictures. Le quatrième, Superman IV - The Quest for Peace (1987) a été un fiasco. Les trois premiers films de Batman (1989, 1992, 1995) ont été des succès. Le quatrième, Batman & Robin (1997) a été un fiasco. Il nous paraît, dans l’un et l’autre cas que cette loi du quatrième film fatidique est due à d’autres facteurs, et notamment à une désadaptation de chacun des quatrièmes films mentionnés ci-dessus à leur époque et au goût du public. Mais on a vu Christopher Nolan s’engager, en vertu de cette règle, sur une trilogie de Batman (2005, 2008, 2012). Le réalisateur se dit aujourd’hui prêt à consacrer le reste de sa carrière à d’autres projets. Notons au passage que la même poisse ne semble pas affecter The Amazing Spider-Man (2012), un reboot complet de la franchise après trois films de Sam Raimi (2002, 2004, 2007), ou bien encore la tétralogie Bourne (2002, 2004, 2007, 2012). Quoi qu’il en soit, les objets filmiques de ces continuités classiques, trilogies et quatrièmes films, seront tout à fait intéressants à observer les uns, isolément, et avec les autres, dans un contexte diachronique. Comme le souligne David Bordwell, « Rebooting modernizes the mythos by reinterpreting it in a thematically serious and graphically daring way.106 » Il existe un autre type de continuité, que nous qualifierons de « croisée ». Elle concerne une continuité logique qui dépasse le strict cadre des franchises, et fonctionne par héritage, d’un superhéros à l’autre, quelle que soit son écurie (DC ou Marvel). Avant 2005, en effet, il était hors de question pour Superman, Batman, et Spider-Man de fonctionner en même temps (voir tableau ci-dessous). La superhéroïtude pouvait être représentée par un seul superhéros à la fois, pour des raisons que nous verrons plus tard (voir chapitre sur les couleurs). Donc chacun de ces personnages va porter, successivement, les couleurs du mythe. La continuité croisée est d’autant plus facile à appréhender, et à admettre, que certaines familles (virtuelles, et limitées en nombre) de créateurs tirent les ficelles des blockbusters les plus populaires, après 1995 environ. Ainsi Christopher Nolan, auteur de la trilogie de Batman (2005-2012) est aussi le producteur de Man of Steel (2013), dont le scénariste est David Goyer ; lequel David Goyer a commis lui-même une douzaine de films

106 BORDWELL, David. « Superheroes for sale », David Bordwell’s website on cinema, 16 août 2008. Dernier accès le 3 août 2013. URL : http://www.davidbordwell.net/blog/2008/08/16/superheroes-for-sale/.

superhéroïques, en tant qu’auteur ou metteur en scène. Bryan Singer réalise l’iconique X-Men (2000), et quelques-uns des suivants, mais aussi Superman Returns (2006), etc. On va donc nécessairement retrouver les mêmes thématiques, voire les mêmes obsessions, d’une franchise à une autre, parce que nombre de créatifs sont communs à ces cercles, quels que soient les décisionnaires et bureaucrates en place dans les différents studios.

Le terme reboot, que nous venons d’utiliser fait référence à une réécriture partielle du mythe selon des lignes narratives diamétralement opposées les unes aux autres. Par exemple, The Amazing

Spider-Man (2012) donne à l’homme-araignée une petite amie nommée Gwen Stacy107, ce qui le situe dans un passé antérieur au film de 2002 et aux deux suivants, où l’objet de son amour s’appelle Mary Jane Watson. En 2002, Spider-Man était transhumain (partiellement araignée). En 2012, les toiles qu’il projette sont le résultat de la mécanique, et non de la biologie. Un reboot offre des points de vue contrastés sur une figure de superhéros dans des contextes culturels différents. Il est donc tout à fait intéressant de pouvoir comparer deux de ces textes dans une perspective diachronique. Chaque film de la franchise The Punisher (1989, mais surtout 2004 et 2008) est un

reboot, avec un nouvel acteur dans le rôle éponyme (Dolph Lundgren, Thomas Jane, et Ray

Stevenson), et une histoire des origines sensiblement distincte. La motivation du personnage de Frank Castle pour tuer tout criminel se trouvant sur sa route est la même. Ce anti-héros cherche à venger la mort de sa femme et de sa fille, mais les circonstances de ces deux morts est chaque fois différente, comme le sont ses cibles.

Continuité classique

Superman (1978) Superman II (1980) Superman III (1983)

Continuité croisée

Superman (1978) Batman (1989) Spider-Man (2002)

Le reboot fait le plus souvent intervenir une notion de « retcon » (ou « retroactive continuity »), c’est-à-dire justement cette faculté de changer des traits plus ou moins marquants d’un mythe, comme ci-dessus. Le retcon a néanmoins ses limites, qui sont sous-entendues plutôt qu’explicites. On n’a jamais vu, par exemple, Clark Kent (franchise Superman, avec cinq films au total) troquer son

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Gwen Stacy est la première petite amie de Peter Parker en 1965. Elle est aussi le seul personnage qui meure dans la bande dessinée de 1973. Elle ne fut jamais ressuscitée, contrairement à ce qui se fait généralement dans les comics.

stylo de journaliste contre le micro d’un présentateur, comme il aurait pu le faire en 2006. Le retcon au cinéma ne va donc pas changer les contours de la silhouette du superhéros. Il est intéressant de noter que le retcon ne touche pas non plus ouvertement à des sujets sociaux. Des thèmes sociopolitiques, tel l’avortement ne sont jamais abordés dans ces textes. On n’a jamais vu non plus, par exemple, Batman, Iron Man ou Superman, être victime d’un chantage sexuel ou autre tentative d’extorsion, tous faits divers dont la presse américaine est friande. On pense notamment aux problèmes rencontrés par certains athlètes108, comme Kobe Bryant, Magic Johnson ou Tiger Woods. Comme l’exprime Terry Kading, il n’y a aucun « Policyman » (ou Ethicman) au panthéon des superhéros :

These [Superheroes] are not beings, or « philosopher kings » with intentions to pontificate on « human issues » or prescribe a « proper course » of action (i.e. Superman on abortion, Batman on taxation). There are no policy experts in the superhero line-up, no « Policyman! »109

D’une manière générale le monde des superhéros n’est pas affaire de mœurs, mais plutôt de richesse (financière, matérielle, intellectuelle, scientifique, industrielle, technologique, etc.) et de morale vis à vis de cette richesse, laquelle constitue en soi un pouvoir, et dont le contrôle mesuré est l’enjeu du film superhéroïque traditionnel. Et tout contexte social y est suggéré plutôt qu’exprimé ouvertement, selon la règle du « show, don’t tell ». Dans ces conditions, toute exception à ce principe devient remarquable. C’est le cas notamment du film The Punisher - War Zone (2008), avec le dialogue suivant :

Loony Bin Jim: That was fun... Now, let's go kill Castle in his miserable hole.

Jigsaw: No, not yet. We're gonna have ourselves a little bit of fun with this. Next time he has to face us and a fucking army.

Loony Bin Jim: Where do we get the army from?

Jigsaw: Just like Uncle Sam, Bro. We recruit in troubled neighborhoods. Offer a hundred grand towards a college education they'll never get, and promise nobody ever has to go to Iraq. 110

Cet échange entre le superméchant et son frère dément est tout à fait inhabituel dans un genre qui

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L’athlète de haut niveau, comme nous le verrons dans ce travail, est à la base du corps superhéroïque.

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KADING, Terry. « Drawn into 9/11: But where have all the superheroes gone? », in MCLAUGHLIN, Jeff (Dir.). Comics as Philosophy. Jackson (Miss.): University Press of Mississippi, 2012, page 210.

cherche avant tout le consensus. Mais il s’explique en partie par le fait que la réalisatrice Lexi Alexander est citoyenne allemande. Un long combat l’a d’ailleurs opposée à Lions Gate à la sortie de cette production (qui n’a pas connu un grand succès), pour une multiplicité de raisons, dont la violence extrême du film111. Ce texte nous a conduit à mesurer l’influence de l’étranger dans l’univers des superhéros. Lexi Alexander est une femme, contrairement à l’immense majorité de ses confrères aux commandes d’une telle production. Mais elle est également étrangère, comme 40% des réalisateurs de films superhéroïques de 2000 à 2012. Nous reviendrons sur cet aspect des choses tout au long de ce travail.

La différence entre un reboot et un remake est subtile. On peut dire qu’un remake est censé raconter la même histoire à des années de distance. Il n’y a pas, dans notre corpus, de remake au sens strict de cette définition. Batman (1989) apparaît bien distinct de The Dark Knight (2008), puisque les deux films ne racontent que partiellement la même histoire. La valeur du supervillain, le Joker, dans l’un et l’autre texte est complètement opposée, comme nous le verrons dans le cadre de ce travail. Il en va de même pour Superman (1978) et Superman Returns (2006), puisque le premier présente un superhéros triomphant, alors que le second le montre déclinant.

Le terme « reboot », utilisé partout pour The Amazing Spider-Man (2012), paraît cependant inadapté dans ce cas précis. Le terme « prequel » serait plus juste, puisque ce film reprend les fils narratifs de l’homme-araignée avant la trilogie de Sam Raimi. Un autre exemple de prequel est

X-Men - First Class (2011) qui relate la création du groupe de mutants en 1944, puis leur rôle dans la

crise internationale de la Baie des Cochons. Ce texte ne fait que réécrire avec humour un épisode de l’histoire humaine. Alors qu’un film comme Watchmen (2008) la réinvente tout à fait. La diégèse de Watchmen intervient dans une Amérique uchronique qui n’a pas mis Nixon à la porte de la Maison Blanche, et où la menace soviétique est plus prégnante que jamais. Ces deux textes nous ont conduit à examiner les interactions entre l’histoire humaine et les diégèses superhéroïques, ce dont nous parlerons dans la partie sur la mémoire et le monde, au point 3.4.

Le phénomène du crossover se manifeste à plusieurs reprises à l’intérieur de notre corpus. Il est de nature multiple. Il peut s’agir, par exemple, d’une apparition furtive (anglais : « cameo ») d’un superhéros dans le film d’un autre superhéros (Nick Fury, patron du S.H.I.E.L.D, et maître à penser des Avengers, dans Iron Man 2) ; mais également d’une production où plusieurs superhéros sont

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STEWART, Ryan. « Lexi Alexander on Punisher's Behind The Scenes War Zone », in www.SuicideGirls.com, 5 décembre 2008. Dernier accès le 3 août 2013. URL :

réunis, comme The Avengers (2012). On constate fort logiquement qu’une telle configuration ne fait pas la part belle à chacun des superhéros invités, ce qui, en soi, n’est pas un signe de prospérité. Il y a toujours un superhéros qui est mis en avant, comme c’est le cas pour Iron Man dans The

Avengers (2012). Mais ces observations du phénomène du crossover nous ont permis de réfléchir à

la manière dont certains autres objets filmiques, Max Payne (2008) par exemple, sont construits comme des crossovers, pour la raison que nous avons évoquée plus haut. D’une certaine manière, le superhéros peut donc être ailleurs, au sein d’un film donné.

Enfin, deux notions lexicales, qui concernent les mythes multiples et les corps multiples, méritent un développement à part.

Monomythes et polymythes