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Dérives du corps monomythique 1.2

1.2.9. L’aberration du superhéros en tant que père

Le même principe s’applique à un superhéros père, comme c’est le cas dans Hancock, The

Incredibles, Hellboy II ou encore Superman Returns. Car ce statut ramène de facto le superhéros au

ras du sol, au niveau de sa descendance, pourrait-on dire. Mary Embrey rappelle par exemple à Hancock que, dès lors qu’ils sont ensemble, ils perdent leurs superpouvoirs, et notamment l’immortalité. Cette notion peut paraître paradoxale en soi, mais un superhéros qui mûrit n’est plus un superhéros. On pourrait bien sûr imaginer Superman volant de conserve avec son rejeton au-dessus de Manhattan, ou bien encore Batman perché au sommet d’un gratte-ciel surveillant la ville de son regard panoptique, avec un fils à ses côtés (à l’instar de Tarzan dans l’illustration ci-dessous), mais ce type d’imagerie n’est pas à l’ordre du jour dans les années 2001 à 2010.

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GUMPERT, Gary. « The Wrinkle Theory: The Deconsecration of the Hero », in DRUCKER, Susan J. et CATHCART, Robert S. (Dirs.). American Heroes in a Media Age. Cresskill, N.J.: Hampton Press, 1994, page 58.

Illustration 28 : Image de Tarzan Finds a Son! (1939), sorti avec la tagline suivante : « Super Story of a Super Man ! The Titan of all Tarzans... Giant of all jungle thrills... worth the years it took to make! » Ce fils n’est, malgré tout, pas le fils naturel de Tarzan, mais un enfant trouvé après le crash

d’un avion dans la jungle.

Car d’une manière plus générale la superhéroïtude ne se transmet pas. Superman n’hérite pas de son père sur ce terrain-là. Ce que Jor-El transmet à Kal-El est purement conceptuel, et non physique. On naît superhéros comme Superman, ou bien on le devient quand une vilaine araignée vous pique, mais la superhéroïtude, innée ou acquise, n’est pas un patrimoine qui se transmet de père en fils. Elle est avant tout le résultat d’une expérience de type initiatique dont le modèle est difficilement transposable d’une génération à une autre. Le superhéros est avant tout un self-made

man. C’est donc une représentation qui allait comme un gant à l’Amérique du vingtième siècle mais

que le siècle suivant peine à faire sienne. Il n’y a véritablement aucun bénéfice à tirer d’un superhéros père. Sinon peut-être dans l’argument qui suit, dans un souci d’hétéronormalisation. Pour faire bonne mesure et exposer également le bon côté des choses, il nous faut admettre que le retour à des valeurs masculines stricto sensu opéré en ce siècle nous éloigne du modèle homosocial incarné au cinéma par le Batman des années 1990, ou tout au moins de la féminisation du héros en général, évoquée par Susan Jeffords, parmi d’autres. Gardons-nous d’entrer dans le détail des errements déviants recensés par certains commentateurs, tels le sadomasochisme, le fétichisme, voire la pédophilie175. Le code Hays a vécu. Une chose est certaine : le modèle militaire des années

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Voir MANDEL, Susannah, essentiellement à propos de la bande dessinée. MANDEL Susannah. Mask and

Closet (or, "Under the Hood" : Metaphors and representations of homosexuality in American superhero comics after 1985). Harvard, 2003. (Mémoire de mastère). Dernier accès le 3 août 2013. URL :

Reagan a fait long feu ; le modèle sexuellement ambigu des années Clinton également176. Désormais un choix sexuel hétéronormé, délibérément assumé, se veut exemplaire chez le superhéros. Il nous semble qu’il vient en réaction aux évocations troubles de la décennie qui a précédé autant qu’à la réaction suscitée par le 11 Septembre et la Guerre au Terrorisme. D’une certaine manière, afficher Superman ou Spider-Man dans le même lit que leurs dulcinées équivaut à couper court aux rumeurs les plus folles qui ont pu courir sur le compte du superhéros avant 2001. Sa masculinité est rétablie de manière évidente, et l’on enfonce même le clou : le superhéros imprègne l’objet visible de son désir, et transmet la vie dans Superman Returns, Hellboy II, voire The

Incredibles. Le superhéros des années 2000 est bien masculin, même si sa puissance intrinsèque a

faibli. Il est géniteur. Il procrée. Le rejeton devient en soi l’alibi nécessaire qui concrétise l’acte sexuel au-delà de la simple façade formelle d’un homme et d’une femme allongés dans le même lit177. Ce qui est par ailleurs une ambiguïté cultivée encore aujourd'hui par Batman dans The Dark

Knight, voire même par Iron Man dans sa relation immature avec le personnage joué par Gwyneth

Paltrow. Mais, selon James Iaccino, aucune ambigüité ne subsisterait par rapport aux relations hésitantes de Batman avec les femmes à la fin du siècle dernier :

Bruce [Wayne] possesses some other eccentric qualities, which make the character appear very human, comparable to "any man off the street" who has a myriad range of troubles with which to deal. An absentminded man, he forgets the names of several of his guests and requires Alfred's (Michael Gough) assistance in finding his socks. Like a typical voyeur, he monitors people within the confines of the Batcave to see what they are saying about him as well as to "call up" a reality he has missed out on because of the all-consuming crime-fighting priority. The hidden cameras focus on one lovely photojournalist in particular, Vicki Vale (Kim Basinger), to whom he is sexually drawn yet intimidated by. Eventually, Bruce does seduce Vicki by getting her (and himself) drunk. When Vicki wants to develop a serious relationship with the man she has "bedded," Bruce invents some rather lame excuses not to see her again to maintain his secret identity. 178

Et nous voulons bien le croire. La relation désinvolte du superhéros n’est plus de mise au vingt-et-unième siècle. La tendance est clairement à un sérieux de bon aloi et à un engagement affectif fort. C’est la raison pour laquelle Rachel Dawes (Maggie Gyllenhaal) se détourne de Bruce Wayne dans

176

Voir à ce sujet le point 1.3.6.

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Laissant de côté l’impossibilité physique qu’il y aurait pour un superhéros de s’accoupler avec une

humaine évoquée par Larry Niven, et illustrée dans Hancock (2008) par le phénomène d’orgasme létal qui conduit Hancock à écarter sa partenaire au moment de l’éjaculation par un supercoitus interruptus qui lui évite une mort certaine.

178 IACCINO, James F. Jungian Reflections Within the Cinema: A Psychological Analysis of Sci-fi and Fantasy

The Dark Knight et lui préfère Harvey Dent. Ce n’est pas en soi une surprise car Rachel (Katie

Holmes) avait montré la voie à la fin de Batman Begins en refusant à Bruce Wayne un baiser superficiel et en lui annonçant que leur relation serait possible le jour où Gotham n’aurait plus besoin de Batman. Dans le film qui suit, The Dark Knight (2008), le côté playboy de Bruce Wayne n’est plus qu’une façade qui masque les affres d’une jalousie résolument hétérosexuelle. En résumé on doit considérer que cette maturité fait du superhéros un homme, et qu’il y perd au passage le préfixe de super- qui était l’apanage de sa jeunesse.

Une autre interprétation, dans la ligne de ce qui précède, mais également dans le contexte des remarques sur les tétramythes que nous avons faites ci-dessus, consisterait à dire que la paternité aurait le mérite de reconstituer la cellule familiale, et donc le pays tout entier, autour un superhéros en guerre. Ce qui rejoint l’analyse de Enloe (in Jeffords et Rabinovitz, op. cit.) utilisée précédemment :

Superman: You will be different, sometimes you'll feel like an outcast, but you'll never be alone. You will make my strength your own. You will see my life through your eyes, as your life will be seen through mine. The son becomes the father and the father becomes the son.179

Enfin, une dernière hypothèse serait de considérer qu’un rejeton constitue la relève d’un superhéros fatigué, et inadapté à son époque, ce qui rejoint le sens premier de notre travail. Les paroles ci-dessus, adressées par Superman à son fils endormi, en 2006, font écho, implicitement, à celle de Jor-El en 1978, lorsqu’il envoie son fils Kal-El (Superman) sur Terre pour échapper à la planète Krypton au bord de l’explosion.