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Dérives du corps monomythique 1.2

1.2.7. Constructions polysomatiques

Les années 2000 voient apparaître des équipes de superhéros, que nous estimons être des

154 Hancock (2008).

représentations de la famille nucléaire, comme nous allons le voir dans un instant. Comme dans toute famille qui se respecte, la cohabitation et les relations peuvent se révéler malaisées. Certains membres de l’équipe échappent parfois au contrôle central. La Chose, chez les Fantastic 4 (2005), manque de mesure, comme Hancock et Hulk, et partage la propension de ces derniers à commettre des maladresses aux conséquences matérielles irréparables.

Dans le triptyque ci-dessous, on notera cette image saisissante de Ben Grimm (interprété par l'acteur Michael Chiklis - image centrale) qui observe sa main comme le faisait Peter Parker plus haut dans ce chapitre. Qu'est-ce qui peut donc l'étonner dans cet organe turgescent, qui enfle jusqu'à le posséder tout entier (image de droite) ?

Illustration 25 : Hulk (2003) et la Chose, des Fantastic Four (2005), illustrent la difficulté de contrôler son corps.

Tout cela nous renvoie aux premiers émois d'un adolescent qui découvre son corps. Et que dire du garçon à ses côtés dans la troisième photo, son compère Johnny Storm, dont la particularité physique est de s'enflammer jusqu'à en devenir rouge écarlate, ce qui est une autre manifestation turgide en soi. Quant à sa sœur, Sue Storm, elle partage l'insigne et douteux pouvoir de certaines de ses consœurs : la pauvre est invisible au premier clignement de l'ennemi. Enfin le chef de la bande, Reed Richards, est élastique. Résumons-nous : quatre Fantastiques (en uniforme) et quatre corps instables qui piaffent de se tendre et de se distendre jusqu'à leurs limites, sans qu'aucun deux soit fini, pour ainsi dire. Ce sont des êtres en devenir plus que des êtres achevés, englués dans des manifestations physiques qui nous rappellent les affres de l’adolescence (cf. point 1.2.4) :

Helen: Is this rubble?

Bob: It was just a little workout, just to stay loose.

Helen: You know how I feel about that, Bob, darn you, we can't blow cover again! Bob: The building was coming down anyway.

Bob: It was on fire. Structurally unsound. It was coming down anyway. 156

The Incredibles (2004) est une construction tétrasomatique qui partage nombre de ces traits. Le

Papa, Bob Parr, a perdu sa forme, à tous égards, puisqu’il est obèse, et qu’il arbore des pectoraux à hauteur d’abdomen. Il a aussi perdu de sa superbe, car il est devenu la risée de sa ville-nation suite à une erreur de jugement qui a provoqué un joli chaos, et non pas restauré l’ordre qu’il était censé garder. Maman subvient aux carences de son époux, suivie des enfants, et tout ce petit monde va se révéler superhéroïque et redonner le moral au patriarche ventripotent en provoquant la chute du superméchant, lequel est un gamin se prenant pour un superhéros. Ils se révèlent donc être des opposants à la domination d’un Super gamin. Etonnant sous-texte : la famille Parr ne combat-elle pas alors, d’une certaine manière, un usurpateur qui pourrait être un avatar de Spider-Man ?

Priest (2011) présente également un modèle tétrasomatique : le prêtre-guerrier (Paul Bettany), et

ses trois acolytes, qui ne sont véritablement que des faire-valoir : une femme, un Asiatique et un Afro-américain, lesquels sont tués par les vampires157 qu’ils combattent. Ne reste donc à la fin du film que le prêtre doté de superpouvoirs. Ce film est donc en soi une curiosité à plusieurs titres. C’est d’abord la seule production ouvertement religieuse de tout notre corpus : le prêtre a une croix gravée sur le front. C’est ensuite le seul texte où les trois autres superhéros (femme, minorités) meurent. On passe donc d’une construction tétramythique de surface à une construction monomythique finale. Ce film constate de facto la faiblesse du modèle hybride, à la superhéroïtude partagée, et renvoie à un seul corps de superhéros. Il est donc une réaction manifeste à l’éclatement du corps superhéroïque. Mais il démontre également que le modèle tétramythique est illusoire. Il n’y a en fait qu’un seul corps superhéroïque, lequel est fragmenté.

Fort de cette conviction nous avons cherché d’autres preuves de ce corps éclaté. Nous nous sommes par exemple demandé comment les autres films tétramythiques pourraient être l’illustration d’un corps unique divisé. Comment la cellule familiale de The Incredibles (2004) peut-elle abriter la superhéroïtude ? L’explication la plus plausible que nous ayons trouvée se trouve chez Cynthia Enloe, à propos de la Guerre du Golfe :

The pressure on U.S. women to conform to an image of "supporting the troops" that is

156

The Incredibles (2004). Comme Hulk et HellBoy, Mr. Incredible fait des bêtises.

157 La silhouette du vampire fait généralement référence aux couches supérieures de la société capitaliste ; les zombies renvoient aux couches laborieuses. Le prêtre du titre combat implicitement les excès du système.

simultaneously an image of being American: Governments encourage women to imagine that being a loyal family member is synonymous with being a patriot. For women in wartime, the nation becomes a family. 158

Confrontée à la Guerre en Irak, la famille nucléaire américaine au complet (ou sa représentation selon le transcodage de l’objet filmique) se range donc au côté de ses troupes, au premier rang desquelles se trouve, symboliquement, le superhéros. La famille, unie derrière le guerrier, devient donc une émanation du corps superhéroïque.

Illustration 26 : Quatre corps pour un seul mythe : les familles symboliques de The Incredibles (2004) et Hellboy II - The Golden Army (2008).

On retrouve un quatuor analogue dans Hellboy II - The Golden Army (2008). Cette famille artificielle travaille pour le gouvernement. Papa, c’est Hellboy (illustration ci-dessus), dont les maladresses multiples sont facteur de destruction. Maman est féminine, fine et raisonnable comme Madame Parr ou comme Reed Richards159.

Leurs enfants biologiques ou symboliques sont tantôt invisibles (Sue Storm, Abe Sapien, Violet Parr), tantôt hyper véloces sur terre ou dans les airs (Dashiell 'Dash' Parr, Johnny Storm). Bref, on le constate, les points communs aux quatre films sont nombreux. Les Fantastic 4 comme The

Incredibles ou Hellboy II - cherchent à donner à la superhéroïtude un nouveau corps, qui est celui

de la famille. Mais il s’agit en fait de multiples corps individuels sur la base d’un concept

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ENLOE, Cynthia. « The Gendered Gulf », in JEFFORDS, Susan et RABINOVITZ, Lauren (Dirs.). Seeing through

the media: The Persian Gulf War. New Brunswick, N.J.: Rutgers University Press, 1994, page 207.

159 Reed Richards occupe à n’en pas douter la place de la femme dans la famille des Fantastic 4. La question de son sexe biologique ne se pose pas vraiment. Nous sommes sur un terrain symbolique.

monomythique. En d’autres termes, on tente de remplacer le corps unique du superhéros initial par quatre (ou cinq160) corps distincts qui en aucun cas ne restituent à eux tous la puissance du corps originel. Et le mouvement s’amplifie après 2004.

Que dire en effet de la multitude des mutants magnifiques que l'on trouve dans les trois X-Men ? Et à la télévision chez les 4400 (2004-2007) puis dans la série Heroes (2006-2010) ? D’aucuns y verront un hommage indirect aux victimes du 11 Septembre 2001, auxquelles les médias ont coutume de se référer sous le label « unsung heroes of 9/11». Les milliers de héros de X-Men161, 4400 ou

Heroes162 sont des êtres ordinaires dotés de pouvoirs (ici appelées facultés) plus bizarres qu'utiles, sans qu'il soit nécessaire de les citer toutes163.

Illustration 27 : Les X-Men (de 2000 à 2011), Les 4400 (2004–2007), et Heroes (2006-2010) imposent le corps superhéroïque éclaté et l’héroïsme ordinaire, domaine d’un hypothétique Everyman plutôt

que de Superman.

Leurs corps sont généralement chétifs. Ce sont des corps aux antipodes du corps de Superman, avec des esprits qui brillent par leur individualité, déterminés à survivre plus qu’à servir une cause commune. Voilà donc que, après la structure familiale du début des années 2000, on est passé à un modèle universel. On a délaissé le Un pour Tous de l’ère Superman à un Chacun pour Tous de l’ère polymutants. D’unique en 1978 le corps superhéroïque devient multiple ; de concentré, il devient éclaté. L’éclatement est la métaphore la plus flagrante de l’évolution du corps superhéroïque dans les années 2000.

On peut noter une chose tout à fait intéressante dans Heroes : le méchant de l’histoire, un

160 Dans deux familles seulement : le bébé de HellBoy, et encore Liz Sherman ; le rejeton de la famille Parr.

161

Surtout à partir de 2006. Le premier film (2000) reste concentré sur un nombre réduit de superhéros. Mais, nous le verrons plus tard, X-Men fonctionne en fait sur une base de neuf superhéros.

162 On notera au passage l'absence de préfixe au titre Heroes.

dénommé Sylar164, tue un à un les mutants après s’être approprié chacune de leurs facultés (abilities) individuelle. Il les cumule donc ensuite. Implicitement Sylar cherche à recréer un corps superhéroïque unique doté de tous les pouvoirs. La connotation est flagrante. Nicolas Labarre relève, par exemple, un trait de Sylar qui rappelle implicitement le fondateur du genre superhéroIque à l’écran : « La transformation du méchant de la série, Sylar, lorsqu’il enlève ou remet ses lunettes, renvoie ainsi au déguisement symbolique de Superman en son alter ego Clark Kent.165 » Mais quelle ambiguïté ! Lui, le superméchant, maître du temps (il est horloger de formation, et « Sylar » est la marque de la montre qu’il porte au poignet), tente d’accomplir ce qu’un superhéros est censé faire : être le seul et unique symbole de la superhéroïtude166. Il tente également, de manière symbolique, de redonner une chronologie et une histoire au superhéros (voir à ce sujet le point 3.4.4).

Heroes pose de facto les bases du conflit idéologique à l’aube de ce siècle : entre un superhéros

mâle, et une multitude de héros de moindre envergure, séparés par leur sexe, leur ethnicité, leurs préférences sexuelles, et autres traits distinctifs. Ces héros, sans préfixe, sont emmenés par la majorette (voir volet suivant, au point 1.3).