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Les temps verbaux du passé dans le discours de fiction et leurs usages

1.3. L’imparfait dans la fiction et l’effet de subjectivisation

1.3.1. L’imparfait narratif

1.3.1.3. Propriétés de l’imparfait narratif

1.3.1.3.1. Les caractéristiques de l’imparfait narratif

Nous avons déjà présenté de nombreux exemples d’imparfait narratif. Dans ces exemples, nous avons observé la combinaison de l’imparfait avec un procès perfectif, tel que arriver ou revenir, plus précisément du type achèvement. Certaines études considèrent que la combinaison du mode d’action perfectif et de l’imparfait est nécessaire pour réaliser l’imparfait narratif (cf. Klum, 1962 et Martin, 1971). A notre sens, bien que l’interprétation comme imparfait narratif se réalise très fréquemment dans l’alliance de l’imparfait et d’un procès perfectif72, le critère de l’imparfait narratif n’est pas si rigoureux. En d’autres termes, nous pensons que l’imparfait narratif ne pourrait pas être défini par des critères purement linguistiques. Comme le montrent Sthioul (1998) et Bres (1999) dans leurs exemples, l’union de l’imparfait et d’un verbe d’achèvement n’implique pas systématiquement la lecture d’imparfait narratif. Dans les

72 Bres (1999 : 95) indique que 81 % des occurrences de son corpus d’imparfaits narratifs sont des

trois exemples suivants (Sthioul, 1998 : 213) comportant tous un énoncé à l’imparfait combiné avec le verbe d’achèvement partir, plus précisément Cinq minutes après, le

train partait, cet énoncé reçoit des interprétations différentes :

(60) Le chef de la sécurité intervint juste à temps. Cinq minutes après, le train

partait.

(61) Paul s’énerva. Il fallait arriver à la gare à 8 heures dernier délai. Cinq minutes

après, le train partait.

(62) Le chef de gare donna le signal. Cinq minutes après, le train partait.

Dans le contexte de (60), l’énoncé à l’imparfait s’interprète comme communiquant un fait qui a failli être réalisé dans le passé, mais qui n’a finalement pas été réalisé. Il s’agit donc de l’emploi de l’imparfait dit de tentative (ou d’imminence). Le même énoncé à l’imparfait est interprété au style indirect libre en (61). Il rapporte une parole ou une pensée de Paul à travers laquelle cinq minutes après, le train part est présenté. En (62), l’imparfait est narratif. Le destinataire infère dans ce contexte que l’éventualité décrite a été effectivement réalisée dans le passé. Ainsi, nous voyons bien que l’interprétation d’imparfait narratif n’est pas déclenchée par la seule combinaison de l’imparfait et mode d’action du type achèvement. En d’autres termes, le paramètre du mode d’action (achèvement) n’est pas l’élément déterminant dans l’interprétation de l’imparfait narratif. En (59), La pensée du devoir non accompli secouait sa torpeur est le seul énoncé dont le verbe (secouer) n’est pas du type achèvement, mais activité, parmi six énoncés à l’imparfait. Est-ce que cet énoncé peut être considéré, tout comme les autres énoncés de cet exemple à l’imparfait, comme imparfait narratif ? Dans ce contexte, il nous semble judicieux d’interpréter cet énoncé à l’imparfait narratif, d’autant plus qu’il est entouré d’autres énoncés qui sont incontestablement à l’imparfait narratif. Bres (1999) présente les trois exemples suivants afin de montrer que la production de l’imparfait narratif est possible non seulement avec un achèvement mais également avec un accomplissement, une activité et un état :

(63) Un quant d’heure plus tard, M. Sigisbert entrait chez moi et me contait son aventure.

(64) A 21h, le directeur était enfin entendu par le juge.

(Le Monde, cité par Bres, idem) (65) Claude Frollo avait repris précipitamment la clé, et un instant après il était sur

le sommet de la tour.

(Hugo, Notre-Dame de Paris, cité par Bres, idem) Par rapport à (64) et (65), qui contiennent respectivement l’activité être entendu et l’état

être (sur le sommet …), il est moins difficile d’interpréter l’énoncé de (63), comprenant

l’accomplissement conter son aventure, comme un imparfait narratif. Cela dit, l’interprétation d’imparfait narratif est plus évidente lorsqu’il s’agit de procès téliques, soit un achèvement soit un accomplissement. Cependant, il arrive qu’il soit pertinent d’interpréter un énoncé à l’imparfait contenant un procès non-télique, autrement dit une activité ou un état, à l’imparfait narratif. A notre sens, la distinction entre l’imparfait classique comme temps du passé et l’imparfait narratif n’est pas nette. Selon le contexte, il est possible qu’un procès non télique à l’imparfait cause des difficultés, si le lecteur a de la peine à décider s’il s’agit d’une lecture narrative ou d’une lecture temporelle classique, autrement dit, ordinaire, de l’imparfait.

Les traits aspect perfectif et progression temporelle, qui s’opposent complètement aux propriétés en général attribuées à l’imparfait classique comme temps de passé, sont souvent considérés comme déterminant la lecture narrative. Comme nous l’avons brièvement vu plus haut, dans l’approche grammaticale classique, c’est à cause de ces traits que l’imparfait narratif est traité comme un emploi exceptionnel et expliqué séparément. Pour Tasmowski-De Ryck (1985), l’imparfait narratif est aspectuellement distinct de l’imparfait temporel. Elle propose deux traits qui caractérisent l’imparfait narratif. Le premier trait correspond à la globalité (représenté comme [+globalité]) exprimée par l’imparfait narratif. En d’autres termes, d’après Tasmowski-De Ryck (1985 : 61), « avec l’IR (= imparfait de rupture) la situation est saisie globalement, comme tout à fait réalisée ». Le deuxième trait consiste dans le fait que l’imparfait narratif exprime une éventualité postérieure à la dernière éventualité mentionnée (ce qui est traduit par le trait [+progression]), autrement dit « avec l’IR, la narration progresse » (Tasmowski-De Ryck, idem). Par ces deux traits, l’imparfait narratif s’oppose complètement à l’imparfait classique (temps de passé), qui peut être décrit par les traits

[- globalité] et [- progression]. Comme nous l’avons déjà vu en 1.2.2.2. de cette partie, la thèse de Tasmowski-De Ryck se situe dans le cadre de l’approche référentielle73 et considère que l’imparfait se réfère toujours à un R soit introduit par un élément linguistique situé dans le contexte, soit inféré par le locuteur sur la base du contexte et de connaissances communes.

Comment l’imparfait narratif, qui est considéré comme aspectuellement distinct de l’imparfait classique et qui introduit un nouveau R en présentant un procès perfectif, est-il alors traité dans la thèse de Tasmowski-De Ryck ? Nous en observons un traitement particulier. D’après Tasmowski-De Ryck (1985 : 138), R, introduit par le passé simple avant l’apparition de l’imparfait, « sert de point d’attache pour tout événement ou état que le discours mène à introduire (…) point d’attache englobant si l’entité est de type événement, point d’attache englobé si l’entité introduite est de type état ». Dans le cas de l’imparfait narratif, ce sont souvent les compléments de temps (par exemple X temps plus tard ou le lendemain) ou les dates précises qui jouent cette fonction, autrement dit celle d’antécédent de l’imparfait. Nous pouvons ici nous demander quel est alors la différence entre le passé simple et l’imparfait narratif. Tasmowski-De Ryck (1985 : 67) l’explique comme suit : « le PS, qu’il se trouve en cacade ou non, signale des faits qui se succèdent, alors que l’IR (l’imparfait de rupture) suggère une unité d’action ». En d’autres termes, « l’IR, lié qu’il est par l’adverbe temporel, est pris dans un réseau thématique », « il agit comme facteur de cohésion, ce qui n’est pas le cas du PS ». Quant aux énoncés à l’imparfait narratif qui ne contiennent ni un adverbe temporel ni une date fournissant R, Tasmowski-De Ryck en donne une autre explication en recourant à la notion de perception. Ainsi, dans l’exemple suivant d’un reportage sportif écrit à l’imparfait narratif, c’est, selon elle, le moment de perception du commentateur que les énoncés à l’imparfait narratif ont pour l’ancrage :

(66) A une trentaine de kilomètres de l’arrivée, cinq coureurs parvenaient à fausser compagnie au peloton, P.B., H.K., R.F., Y.F. et G.M.. Une erreur de parcours

brisait l’élan des cinq fugitifs. Ils étaient rejoints à 5 km de l’arrivée. F. repartait seul pour gagner avec 24 secondes d’avance. (…)

(Tasmowski-De Ryck, 1985 : 72) S’il s’agit d’une fiction, « un tel moment de perception devrait être le fait d’un personnage » (Tasmowski-De Ryck, 1985 : 73). Nous sommes d’accord avec Tasmowski-De Ryck qu’un tel imparfait narratif donne au lecteur le moment de perception d’un tiers comme repère. Cependant, il est difficile de comprendre les raisons pour lesquelles Tasmowski-De Ryck n’admet cet effet de perception, autrement dit le fait que l’énoncé se réfère à une perception particulière, que dans le cas de l’imparfait narratif sans adverbe temporel ni date fournissant R. A notre sens, l’effet produit par l’imparfait narratif ne se limite pas, quoique son degré puisse changer, à un emploi particulier. Quant au trait progression temporelle ([+ progression]) considérée par Tasmowski-De Ryck comme l’une des propriétés de l’imparfait narratif, bien qu’il puisse être observé dans la plupart des cas, il nous semble qu’il n’est pas toujours actif. En d’autres termes, l’introduction d’un nouveau R, comme avec le passé simple, ne détermine pas l’occurrence de l’imparfait narratif. D’après l’observation de Bres (1999), bien que ce soit relativement rare, l’imparfait narratif peut exprimer une autre relation temporelle que la progression, telle que la régression temporelle (67), la simultanéité (68) ou l’antériorité implicite recouvrant un rapport d’explication74 (69) par rapport au

procès introduit précédemment :

(67) A 14h, les exclus du peloton (...) se sont engouffrés dans l’enceinte policière mitraillés par les journalistes. Quelques heures plus tôt, Virenque négociait à prix d’or une interview.

(Le Monde, cité par Bres, 1999 : 99) (68) Le 29 novembre 1993, Kathleen Willey vint à la Maison Blanche solliciter un emploi (...). Le 29 novembre, le jour précisément où Kathleen fut reçue à la Maison Blanche, Ed se suicidait.

(Le Monde, cité par Bres, 1999 : 100)

(69) La grande amitié de Mme Crescent pour la maîtresse de Coriolis recevait un coup soudain et mortel d’une révélation du hasard : Mme Crescent apprenait que Manette était juive.

(Goncourt, Manette Salomon, cité par Bres, 1999 : 101) Comme le montrent ces exemples, puisque d’autres relations temporelles que la progression temporelle peuvent être exprimées par l’imparfait narratif, nous dirons que le trait progression temporelle ne doit pas être considéré comme élément déterminant de l’imparfait narratif. La détermination de la relation entre l’éventualité décrite à l’imparfait narratif et celle décrite dans l’énoncé précédent dépend d’autres facteurs, linguistiques et contextuels. Dans l’énoncé en (67) (Quelques heures plus tôt, Virenque

négociait à prix d’or une interview), il s’agit d’un élément linguistique qui produit

explicitement la régression temporelle, à savoir l’expression quelques heures plus tôt. En (68), la simultanéité entre l’éventualité Kathleen fut reçue… et Ed se suicidait n’est pas traduite par un élément linguistique explicite. A notre sens, le destinataire détermine cette lecture à l’aide d’informations contextuelles et également de ses connaissances du monde en l’absence d’indication temporelle qui force une autre relation temporelle. Quant à l’exemple (69), la relation temporelle entre les deux énoncés à l’imparfait, à savoir l’antériorité de la deuxième éventualité (Mme Crescent apprenait que_ ) par rapport à la première éventualité (la grande amitié de Mme Crescent pour la maîtresse

de Coriolis recevait un coup…) est déterminée par les connaissances de monde du

destinataire selon lesquelles, dans ce contexte, l’amitié entre ces deux personnes peut recevoir un coup dur parce que (ou après que) l’une d’elles apprend que l’autre est juive.

Après avoir examiné les difficultés que rencontre la thèse de Tasmowski-De Ryck, notamment en ce qui concerne la progression temporelle, nous dirons que ce trait, autrement dit, l’introduction d’un nouveau R, n’est pas une propriété de l’imparfait narratif. Dans le cadre de l’approche référentielle, Molendijk (1990) propose une vision tout à fait différente de celle de Tasmowski-De Ryck. Molendijk introduit la notion d’« imparfait “préparé” » pour expliquer l’imparfait narratif. Selon lui, un imparfait préparé coïncide temporellement et conceptuellement à une implication que tire le destinataire de la phrase précédente au passé simple. L’imparfait narratif est donc

considéré comme préparé temporellement et conceptuellement par l’énoncé précédent au passé simple. Ainsi, dans l’exemple suivant, selon l’hypothèse de Molendijk, le destinataire tire, à partir du premier énoncé, l’implication que Mr. Chisnutt va arriver. Autrement dit, le premier énoncé prépare l’arrivée de Mr. Chisnutt décrite dans le deuxième énoncé à l’imparfait narratif.

(70) Le commandant (…) se jeta sur l’interphone et hurla qu’il avait à parler à Mr. Chisnutt. Trois minutes plus tard, Mr. Chisnutt se présentait chez le commandant.

(Molendijk, 1990 : 203, repris de Tasmowski-De Ryck, 1985 : 66) Afin de montrer qu’il s’agit d’une propriété fondamentale de l’imparfait narratif, Molendijk donne l’exemple suivant en apportant un léger changement à (70) :

(71) Le commandant (…) se jeta sur l’interphone et hurla qu’il avait à parler à Mr. Chisnutt. Trois minutes plus tard, Mr. Brown *se présentait chez le commandant.

(Molendijk, 1990 : 204) D’après Molendijk, l’imparfait narratif est inacceptable dans le deuxième énoncé de (71), puisque l’arrivée de Mr. Brown ne peut pas être tirée comme implication du premier énoncé. L’idée que, dans le cas de l’imparfait narratif, le destinataire cherche à récupérer non un R purement temporel mais une certaine relation entre l’éventualité désignée à l’imparfait narratif et un autre élément contextuel, tel que l’éventualité introduite dans l’énoncé précédent, nous semble plausible. Cependant, l’hypothèse de l’imparfait préparé de Molendijk nous paraît trop forte pour les raisons suivantes.

Premièrement, il n’est pas difficile de trouver un exemple d’imparfait narratif qui ne puisse pas être expliqué par la solution de l’imparfait préparé.

(72) A quinze ans, enfin, on la maria. Deux ans plus tard, son mari mourait poitrinaire. Elle l’avait épuisé. Un autre en dix-huit mois eut même sort. Le troisième résista trois ans, puis la quitta. Il était temps.

Il nous semble difficile à considérer que le destinataire infère que l’éventualité son mari

mourait est une conséquence facilement inférable à partir de on la maria. Il est vrai que

l’imparfait narratif présente souvent une éventualité liée conceptuellement à une autre éventualité introduite dans le contexte antérieur. Cependant, comme le montre cet exemple, ce n’est pas toujours le cas avec l’imparfait narratif. Deuxièmement, même si nous trouvons souvent une relation conceptuelle étroite entre l’éventualité désignée à l’imparfait narratif et l’éventualité introduite par l’énoncé précédent au passé simple, nous ne pensons pas qu’elle puisse être la propriété qui qualifie l’imparfait narratif. La raison est que les énoncés constituant un texte sont très souvent cohérents entre eux, i.e., la relation « préparée » entre deux éventualités n’est pas spécifique à l’imparfait narratif. Troisièmement, il nous semble important de tenir compte de l’effet contextuel, plus précisément l’effet de subjectivisation pour rendre compte de cet emploi de l’imparfait. Comme nous l’avons vu en 1.3.1.2., la plus grande différence entre l’imparfait narratif et le passé simple, qui sont souvent substituable l’un à l’autre sans changer les conditions de vérité de l’énoncé, réside dans la production de l’effet contextuel de subjectivisation par l’imparfait narratif. En d’autres termes, l’intention de l’auteur de recourir à l’imparfait narratif au lieu du passé simple dans un récit est fortement liée à la production de cet effet. Nous en concluons qu’il ne faut pas oublier la production de l’effet de subjectivisation et qu’il n’est donc pas suffisant de tenir compte des coordonnés temporels S, E et R afin de rendre compte de l’imparfait narratif.

Dans ce paragraphe, nous avons décrit les difficultés rencontrées pour définir l’imparfait narratif par des critères linguistiques ou conceptuels, bien que les critères examinés (progression temporelle, implication) s’observent très souvent dans des exemples à l’imparfait narratif.

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