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Imparfait narratif, Point de vue et effet de subjectivisation Après avoir étudié quelques particularités de l’imparfait narratif et aussi quelques

Les temps verbaux du passé dans le discours de fiction et leurs usages

1.3. L’imparfait dans la fiction et l’effet de subjectivisation

1.3.1. L’imparfait narratif

1.3.1.5. Imparfait narratif, Point de vue et effet de subjectivisation Après avoir étudié quelques particularités de l’imparfait narratif et aussi quelques

travaux portant sur l’imparfait narratif, nous aimerions proposer dans ce paragraphe notre hypothèse sur l’interprétation de l’imparfait narratif, plus particulièrement sur l’attribution de point de vue.

Comme nous l’avons déjà mentionné plus haut (cf. § 1.3.1.2.), nous défendons l’hypothèse selon laquelle les énoncés à l’imparfait narratif s’interprètent à travers un point de vue particulier, plus précisément celui d’un témoin hypothétique76. En d’autres termes, l’imparfait narratif amène le lecteur à inférer que l’énoncé doit être interprété à partir du point de vue d’un témoin considéré comme assistant à une scène sans participer au déroulement de l’histoire. Le témoin, pour ainsi dire, est un spectateur qui demeure à l’intérieur de la scène de l’univers raconté en témoignant des éventualités qui se déroulent sous ses yeux. Nous pouvons donc dire que l’instruction procédurale que donne l’imparfait narratif au lecteur, c’est de récupérer ce point de vue. En recourant au point de vue d’un témoin pour l’interprétation d’un énoncé de fiction à l’imparfait narratif et en s’y identifiant, le destinataire peut se situer à l’intérieur de l’univers raconté. Ainsi, il est en mesure de s’approcher de cet univers du récit en adoptant le

76 L’hypothèse selon laquelle les énoncés à l’imparfait narratif conduisent le destinataire à récupérer un point

de vue (ou une perception) ou un sujet de conscience correspondant à celui du témoin hypothétique (ou du commentateur) a déjà été proposée par différents chercheurs comme Tasmowski-De Ryck (1985), Vetters (1992), Sthioul (1998), Luscher (1998), Saussure & Sthioul (1999) et Saussure (2000).

point de vue d’un témoin fourni par l’imparfait narratif. De là, nous pouvons expliquer l’impression que donne l’imparfait narratif au destinataire, à savoir voir les éventualités du monde du récit se dérouler sous ses yeux, autrement dit, comme s’il assistait à la scène. Dans l’interprétation des énoncés à l’imparfait narratif, le destinataire est amené à récupérer le point de vue du témoin, puisqu’il n’a de possibilité d’accéder ni à une référence temporelle dans le contexte précédent ni à un autre point de vue ou sujet de conscience comme celui d’un personnage. Afin de parvenir à juger s’il est judicieux d’interpréter l’énoncé à travers le point de vue d’un témoin et de le récupérer, le destinataire doit faire des efforts cognitifs sur la base des informations contextuelles et également de ses connaissances encyclopédiques. Ces efforts cognitifs sont, d’après nous, récompensés par l’effet particulier de l’imparfait narratif, autrement dit l’effet de subjectivisation. Nous discuterons plus en profondeur du déclenchement de la récupération du point de vue d’un témoin au cours du processus interprétatif des énoncés à l’imparfait narratif en 1.3.1.7. Etant donné que le destinataire doit adopter le statut de témoin dans un énoncé à l’imparfait narratif, la production d’un énoncé à l’imparfait narratif a pour conséquence d’engager le destinataire dans le monde du récit. Ce fait peut expliquer qu’il existe des exemples d’imparfait narratif comme ceux que nous allons voir ci-dessous, qui sont considérés comme introduisant ou déclenchant une nouvelle phase du déroulement de l’histoire, plus particulièrement une nouvelle phase de l’histoire où se produit un (ou des) événement(s) dramatique(s). Pour renforcer l’effet dramatique de l’éventualité, l’auteur peut, à notre sens, choisir l’imparfait narratif qui présente l’éventualité d’une manière plus directe et plus vivante. Observons les exemples (78) et (79).

(78) Mes observations finirent par le convaincre, et il partit en se promettant de m’envoyer, pour la peine que j’avais prise au fameux mémoire, une tragédie japonaise du seizième siècle, intitulée l’Empereur aveugle, précieux chef- d’œuvre absolument inconnu en Europe et qu’il avait traduit exprès pour son ami Meyerbeer. Le maître, quand il mourut, était en train d’écrire la musique des chœurs. C’est, comme vous voyez, un vrai cadeau que le brave homme voulait me faire.

Malheureusement, quelques jours après son départ, la guerre éclatait en Allemagne, et je n’entendis plus parler de ma tragédie. Les Prussiens ayant

envahi le Wurtemberg et la Bavière. Il était assez naturel que dans son émoi patriotique et le grand désarroi d’une invasion, le colonel eut oublié mon Empereur aveugle.

(Daudet, « L’Empereur aveugle », in Contes du lundi : 258) (79) Elle avait des lèvres grasses, retournées, ouverts comme des fleurs, un cou

fort, une peau chaude, un nez large, un peu ouvert et palpitant, de grands yeux clairs dont le regard allumait les hommes. Qui donc aurait pu calmer le sang de cette bête ardente ? Elle passait des nuits à pleurer sans causes. Elle souffrait à courir de rester sans mâle.

A quinze ans, enfin, on la maria. Deux ans plus tard, son mari mourait poitrinaire. Elle l’avait épuisé. Un autre en dix-huit mois eut même sort. Le troisième résista trois ans, puis la quitta. Il était temps.

(Maupassant, « L’enfant », in Contes et Nouvelles) Selon nous, l’énoncé à l’imparfait narratif de l’exemple (78) (Malheureusement,

quelques jours après son départ, la guerre éclatait en Allemagne) peut être interprété

comme introduisant une nouvelle phase du récit. Autrement dit, ce qui suit cet énoncé correspond aux éventualités qui ont été provoquées par le commencement de la guerre. Il en va de même dans l’exemple (79) : la mort du premier mari de l’héroïne, qui est désignée à l’imparfait narratif, peut être considérée comme ouvrant la nouvelle étape de la vie de l’héroïne, dans laquelle celle-ci vit des moments malheureux à cause de la mort de ses trois maris ou de la séparation d’avec ceux-ci. Après que l’imparfait narratif introduit le début de cette étape de la vie de l’héroïne, les éventualités qui le suivent sont décrites au passé simple. Si les deux éventualités Un autre en dix-huit mois eut

même sort et Le troisième résista trois ans, puis la quitta sont non pas à l’imparfait

narratif mais au passé simple, c’est, à notre avis, parce que l’intention de l’auteur n’est pas de présenter toutes les éventualités de manière vivante mais plutôt d’ouvrir une nouvelle phase de l’histoire de manière dramatique. On rencontre souvent des exemples, comme ceux-ci, qui présentent dans le récit un événement dramatique à l’imparfait narratif. Le lecteur peut donc être présent comme témoin dans la scène où l’événement

dramatique a lieu et vivre cet événement d’une manière plus vivante en s’approchant à

degré de force de l’effet produit par l’imparfait narratif, décrit souvent comme donnant au destinataire l’impression de voir des éventualités passées du monde du récit sous ses yeux, est moins élevé que celui de l’imparfait au style indirect libre. Dans le cas de l’imparfait au style indirect libre77, le lecteur recourt au point de vue d’un personnage fictif qui participe au déroulement de l’histoire. En revanche, dans le cas de l’imparfait narratif, il s’agit d’un témoin qui ne joue aucun rôle dans l’histoire. A notre sens, l’imparfait au style indirect libre produit chez le destinataire un effet de subjectivisation plus fort que celui produit par l’imparfait narratif, puisqu’un personnage est une personne complète, bien que fictive, avec qui le destinataire peut être plus fortement en sympathie qu’avec un témoin, donc avec une identité hypothétique.

La façon dont la lecture d’un énoncé à l’imparfait narratif est déclenchée correspond à la troisième catégorie de déclencheurs de l’effet de subjectivisation, étudiée en 5.1.3. de la première partie. En d’autres termes, dans le cas de l’imparfait narratif, la production d’un effet de subjectivisation dépend d’éléments pragmatiques, autrement dit contextuels. Comme nous l’avons déjà observé en 1.3.1.3.1. avec les exemples (60), (61) et (62)78 tirés de Sthioul (1998), un même énoncé à l’imparfait peut recevoir une lecture très différente selon le contexte et ce n’est ni l’imparfait lui-même ni un autre élément linguistique qui déterminent la lecture d’imparfait narratif. Nous en concluons que c’est le contexte, plus précisément l’interaction entre l’imparfait et le contexte, qui produit ici l’effet de subjectivisation.

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