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La nature de l’effet contextuel de subjectivisation

1. Effet contextuel

2.2. Implicitations faibles – effets poétiques

Comme nous venons de le voir dans le paragraphe précédent, la force des implicitations est variable. Nous avons vu plus haut deux exemples d’implicitations, (8) et (10), tirées du même énoncé (6-B), dont la force est différente. Les informations implicitement communiquées par (6-B) sont paraphrasées dans (8) et (10) comme les implicitations de cet énoncé. Les types d’implicitations que nous avons étudiés jusqu’à présent appartiennent aux implicitations plus ou moins fortes qui auraient pu être explicitement communiquées et qui peuvent donc être paraphrasées. Dans ce paragraphe, toujours en suivant la Théorie de la pertinence, nous étudierons un autre type d’implicitations, qui ne peut pas être paraphrasé.

Ce type d’implicitation correspond aux effets dits stylistiques provoqués par les énoncés. Il s’agit ici d’énoncés qui ne provoquent pas une implicitation paraphrasable telle que (8) et (9), mais qui suscitent un effet contextuel moins fort considéré souvent comme une caractéristique stylistique ou une impression par le destinataire. Sperber & Wilson (1989 : 329) présentent les exemples de la répétition afin de montrer la façon dont la Théorie de la pertinence explique l’effet stylistique :

(14) Il y avait des limaces, des limaces partout.

(15) Comment ils sont loin, loin les jours de mon enfance !

Dans des circonstances normales, il n’est pas difficile pour le destinataire d’inférer que l’énoncé (11) communique que le locuteur a vu un très grand nombre de limaces, et l’énoncé (12) communique que le lecteur est ému (triste ou nostalgique, etc.) en pensant au temps passé depuis son enfance. La répétition de des limaces dans l’énoncé (11) pourrait donc être remplacée par beaucoup sans changer les conditions de vérité de l’énoncé. Cependant, à notre avis, l’énoncé (11) communique aussi ce que le locuteur a ressenti quand il a vu ces limaces, c’est-à dire son impression de dégoût ou de surprise, etc. Il est plus évident dans l’énoncé (12) que la répétition de l’adverbe

loin communique non seulement que l’enfance du locuteur est maintenant très loin

mais aussi que le locuteur ressent une certaine émotion envers son enfance. D’où la difficulté de paraphraser propositionnellement ces énoncés. Ce qui concerne l’état mental ou émotif du locuteur ne peut donc pas toujours être paraphrasé. Dans le cas de

la répétition, comme l’expliquent Sperber & Wilson (1989 : 330), « la tâche de l’auditeur qui entend ces énoncés est de réconcilier le fait qu’une certaine expression a été répétée avec l’hypothèse que le locuteur a cherché à être optimalement pertinent. Il est clair que l’effort de traitement cognitif supplémentaire demandé par la répétition doit être compensé par un accroissement des effets contextuels, accroissement produit par la répétition elle-même ». D’après Sperber et Wilson, « les effets en apparence non-propositionnels associés à l’expression d’attitudes, de sentiments et d’états d’esprit » (Sperber & Wilson, 1989 : 333) peuvent être analysés à partir de la notion d’implicitations faibles. Lorsqu’il s’agit d’énoncés qui produisent une implicitation plus ou moins forte, le locuteur contraint l’interprétation de son énoncé afin que son destinataire assume peu ou relativement peu de responsabilité pour choisir des hypothèses contextuelles et des effets contextuels8. En revanche, dans le cas des énoncés qui provoquent une implicitation faible, le destinataire doit prendre plus de responsabilité dans la sélection des hypothèses contextuelles et des effets contextuels9. Comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, lorsque des implicitations tirées par le destinataire sont faibles, l’éventail des inférences suggérées est peu restreint ou ouvert. C’est pour cela que nous pouvons tirer différentes sortes d’implicitations faibles des énoncés (11) et (12) en imaginant différents contextes possibles. Lorsque le destinataire décide de tirer une implicitation particulière, c’est le destinataire lui-même qui doit assumer une certaine responsabilité. Sperber et Wilson appellent effets

poétiques10 ce type d’effets contextuels produit par un énoncé qui atteint sa pertinence

optimale à travers un éventail large d’implicitations faibles. Par rapport aux implicitations plus ou moins fortes que nous avons étudiées dans le paragraphe précédent, les effets poétiques n’ajoutent pas d’hypothèses complètement nouvelles dans l’environnement cognitif du destinataire, mais « rendent un peu plus manifestes un grand nombre d’hypothèses faiblement manifestes au départ » (Sperber & Wilson,

8 Sperber et Wilson appellent ce type de communication strong communication.

9 Selon Sperber et Wilson, plus le destinataire assume la responsabilité de la sélection des hypothèses

contextuelles et des effets contextuels, plus la communication est faible.

10 L’effet poétique n’est pas produit seulement dans des poèmes. Il peut être provoqué, par exemple, dans

1989: 336). Les effets poétiques sont donc produits chez le destinataire lorsque ce dernier décide de prendre la responsabilité de sélectionner plus d’hypothèses et d’implicitations faibles dans un contexte déjà pris en considération11. Dans ce cas, nous pouvons dire que le locuteur qui communique sa pensée de cette façon compte plus ou moins que son destinataire puisse prendre cette responsabilité.

Nous allons voir brièvement quelques autres types d’énoncés qui produisent des effets poétiques. Blakemore (1992), en suivant Sperber et Wilson, présente, en plus du cas de la répétition, l’ironie et la métaphore comme d’autres cas provoquant des effets poétiques. Par exemple, l’énoncé ironique (13) ne communique évidemment pas juste la proposition (13’) :

(16) (Barbara vient d’insulter Nigel)

Nigel: Barbara’s always so tactful. (Barbara est toujours tellement pleine de tact.)

(13’) Barbara is always very tactless (Barbara manque toujours de tact.)

(Blakemore, 1992 : 157) Il en va en principe de même pour des énoncés métaphoriques. Si l’on essaye de paraphraser l’énoncé métaphorique (14) par (14’), bien que ce ne soit pas si éloigné, il y a sûrement une nuance qui ne peut pas être transmise :

(17) Ma voisine est un dragon. (14’) Ma voisine est très féroce.

En outre, nous pouvons envisager un autre type d’effets poétiques qui se produisent tout au début d’un texte. Notamment dans des textes littéraires, il arrive souvent que le (la, les) + N apparaisse dans le premier paragraphe sans que, bien évidement, le lecteur n’ait aucune possibilité d’identifier sa référence12. Observons l’exemple suivant :

11 En parlant d’effets poétiques provoqués par la répétition, Pilkington (1992 : 38) dit que, dans ce cas, « un

contexte déjà activé est encore plus activé et plus d’hypothèses formant ce contexte sont en fait entretenues »(nous traduisons).

(18) Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d’une colline, proches d’une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la terre féconde pour élever tous les petits.

(Maupassant, « Aux champs », in Contes de la bécasse) Comme ces deux énoncés commencent un conte, autrement dit comme ces deux

énoncés n’ont pas de contexte antérieur, le lecteur n’est pas en mesure de trouver la référence des deux articles définis13. Cet usage non-anaphorique de l’article défini dépend de l’intention de l’auteur de produire un effet poétique particulier. En parlant d’un phénomène similaire en anglais, Uchida (1998 : 164) dit que « c’est une des techniques les plus communes pour commencer une fiction et certains spécialistes de littérature offrent l’explication ‘littéraire’ selon laquelle cette technique attire l’attention du lecteur et le conduit directement à l’intérieur de l’histoire dès son début »14. Uchida (Idem) appelle ce type d’effets produit dans des énoncés de la fiction « suspense ». Selon nous, pendant que l’identification de la référence d’un article défini est suspendue, l’imagination et la curiosité du lecteur sur le monde de récit sont stimulées. L’effet de suspense consistant à susciter l’imagination et la curiosité chez le lecteur de fiction ne pourrait pas se produire si la référence est donnée sans ambiguïté dans le contexte antérieur. Nous pouvons dire que c’est un effet poétique que produit ce type d’énoncés en récompense des efforts cognitifs du lecteur. Le lecteur doit mériter d’obtenir un tel effet poétique, qu’un énoncé comprenant seulement un nom accompagné d’un article indéfini ne pourrait pas produire, puisque les efforts cognitifs exigés s’accroissent à la présence d’un article défini qui n’a pas d’antécédent.

Comme nous venons de le voir, selon le contexte, un élément anaphorique pour lequel la référence de l’antécédent n’est fournie ni linguistiquement ni contextuellement peut provoquer un effet poétique comme le suspense. Nous pouvons ajouter, comme autre stratégie pour commencer un récit en attirant l’attention et aussi

13 Le deuxième article définis au pluriel (Les paysans) peut être considéré comme un exemple de

phénomène de «pontage (bridging en anglais)». En d’autres termes, le mot chaumière mentionné dans la phrase précédente rend la référence de les paysans, donc les paysans qui y habitent, hautement accessible par le lecteur.

la curiosité du lecteur, un emploi particulier de l’imparfait en début de texte, emploi qui produit un certain effet poétique. Contrairement à l’usage le plus habituel de l’imparfait comme temps du passé, qui se réfère à un moment du passé déjà introduit dans le contexte antérieur, nous trouvons souvent l’imparfait au commencement d’un texte. Observons-en un exemple fameux. Voici les premières phrases de Madame

Bovary de Flaubert.

(19) Nous étions à l’Étude, quand le Proviseur entra suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.

(Flaubert, Madame Bovary : 61) Cet énoncé à l’imparfait, se trouvant en début de roman, ne donne aucune possibilité au lecteur de récupérer un point de référence dans le contexte. Comme l’imparfait n’introduit pas en général le point de référence par lui-même, le lecteur ne sait pas encore à quel moment du passé cette situation se passe. A notre sens, c’est la présence de l’imparfait sans antécédent qui donne au lecteur l’impression de se plonger tout d’un coup dans le monde du récit, puisque le lecteur n’a pas encore une idée des actions principales du premier plan qui se passeront sur le fond de décor constitué par les états décrits à l’imparfait : ces énoncés à l’imparfait attirent de ce fait la curiosité du lecteur15.

Nous avons vu, jusqu’à présent, l’effet poétique qui se produit au niveau de l’énoncé, à savoir le cas où l’emploi d’un mot ou d’une expression dans un énoncé produit un effet poétique en interagissant avec des informations contextuelles. Il s’agit donc d’éléments linguistiques qui déclenchent un effet poétique lorsqu’ils sont

15 Dans le premier énoncé, il y a un autre facteur qui peut donner un effet particulier au lecteur. C’est

l’utilisation du pronom de première personne plurielle nous dans le premier énoncé de ce roman. Il est évident que ce pronom n’a pas son référent dans le contexte. Au lieu de suivre le processus plus habituel d’interprétation des pronoms, à savoir celui dans lequel le lecteur cherche un antécédent dans le contexte, le lecteur fait des efforts cognitifs supplémentaires qui sont récompensés par un effet contextuel particulier, plus précisément le sentiment de curiosité. En plus, si l’on prend non pas l’interprétation exclusive mais l’interprétation inclusive de nous dont le référent contient le destinataire, à savoir le lecteur dans ce cas, ce pronom de première personne plurielle peut donner au lecteur l’impression d’être à l’étude parmi les élèves.

interprétés dans un certain contexte. Dans le paragraphe suivant, nous verrons le cas d’un effet poétique qui se produit à un niveau plus ample, à savoir le cas où ce sont des éléments pragmatiques plutôt que linguistiques qui interviennent dans la production de l’effet.

2.3. Effets poétiques, hypothèses contextuelles et connaissances

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