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Les temps verbaux du passé dans le discours de fiction et leurs usages

1.2. Quelques approches et théories non pragmatiques de l’imparfait L’imparfait attire l’attention de nombreux linguistes depuis longtemps Nous

1.2.5. Damourette & Pichon (1911-1936)

Nous allons maintenant présenter l’approche de Damourette & Pichon (1911-36), en nous limitant à examiner une petite partie concernant les temps verbaux de leur très grand ouvrage Des mots à la pensée. Essai de grammaire de la langue française. Nous esquisserons leur théorie en mettant l’accent particulièrement sur leur manière de traiter l’imparfait. La manière dont ils expliquent le système des temps a trait à la notion de point de vue à travers lequel un énoncé s’interprète. C’est à cela que nous nous intéresserons par la suite.

Damourette et Pichon établissent une approche originale sur le système des temps que l’on pourrait qualifier de psycholinguistique, en le liant à la pensée humaine. Ils s’intéressent non seulement aux informations que communique la langue mais également aux états psychologiques du locuteur à propos de la communication. Dans ce sens, leur position nous semble particulièrement pertinente. Afin de décrire le système général des temps verbaux, ils présentent la division des temps en trois classements qu’ils appellent les répartitoires. D’après ces trois repartitoires, les temps verbaux présentent les éventualités soit comme ayant une relation avec le présent ou l’actualité du locuteur, soit comme abstraitement passés ou futures, soit via une projection psychologique du destinataire dans un autre monde de perceptions. Ce qui nous intéresse en particulier parmi ces répartitoires, c’est le premier répartitoire, à savoir celui d’actualité. Damourette et Pichon le divisent en deux catégories ; l’actualité

noncale et l’actualité toncale. Ils considèrent que les temps verbaux sont classés dans

les temps noncaux ou les temps toncaux. D’après eux, les temps noncaux se réfèrent toujours au moi-ici-maintenant, autrement dit la situation d’énonciation du locuteur, i.e.

un énoncé à un temps noncal est interprété à travers le point de vue du locuteur qui se situe au moment de l’énonciation. Par contre, les temps toncaux prennent toujours un autre repérage que le moi-ici-maintenant. Dans ce cas, il s’agit d’un autre moment que le moment d’énonciation du locuteur, ou d’une autre actualité que celle du locuteur.

L’imparfait est qualifié, dans le système de Damourettte et Pichon, de toncal pur. Ils estiment que l’imparfait ne doit pas être considéré comme exprimant le passé et que le rôle de l’imparfait comme expression d’un passé n’est qu’un cas particulier de son sens toncal. Nous allons brièvement voir maintenant comment s’expliquent les différents emplois de l’imparfait chez Damourette et Pichon. Ils présentent d’abord les emplois de l’imparfait qui expriment des faits appartenant nettement au passé - tels que l’emploi duratif (cf. (46)), l’emploi d’habitude (cf. (47)) - et l’emploi qui exprime un phénomène passé qui n’a pas duré longtemps et qui ne s’est pas reproduit (cf. (48)), donc l’imparfait narratif.

(46) Sous le ciel peint en bleu, à travers les flots clairs, le paquebot japonais traçait coquettement son sillon dans l’Océan Pacifique, d’Honolulu vers Yokohama.

(Raucat, cité par Damourette & Pichon, 1911-1936 : 203) (47) Quand j’étais gosse, dit Bénin, le soir, avant de m’endormir, je me voyais

traversant une forêt à cheval, mon meilleur ami à côté de moi.

(Romain, cité par Damourette & Pichon, 1911-1936 : 205) (48) Le soir de ce même jour, à neuf heures, deux bicyclettes sortaient de Nevers. Bénin et Broudier roulaient coude à coude. Comme il y avait clair de lune, deux ombres très minces précédaient les machines, telles que les deux oreilles du même âne.

(Romain, cité par Damourette & Pichon, idem) Damourette & Pichon (1911-1936 : 207) considèrent ces emplois de l’imparfait comme exprimant « le passé comme actuel, mais dans une actualité autre que la noncale ». En d’autres termes, ces imparfaits rapportent des faits passés en se référant au moment où ces faits étaient considérés comme présents. En ce qui concerne l’emploi présenté en (48), l’imparfait narratif, Damourette & Pichon (1911-1936 : 298) l’expliquent comme suit :

« A première vue, il semblerait que cet emploi du saviez (= l’imparfait) fût assez aberrant de ceux qui viennent d’être étudiés, mais en réalité, par sa finesse, il est au contraire en définitive celui qui illustre le mieux notre conception du toncal pur. En effet, tout Français sent aisément que dans de pareilles phrases, le saviez nous reporte à l’époque où le phénomène se passait et nous le présente dans son déroulement même et, par conséquent, avec toute sa couleur affective. »

Pour Damourette et Pichon, les effets produits dans les énoncés à l’imparfait narratif s’expliquent par le fait que les éventualités désignées sont présentées à travers un point de vue qui se situe dans la période où ces éventualités se déroulaient, et qui ne coïncide pas avec le moi-ici-maintenant du locuteur.

En ce qui concerne l’imparfait au style indirect libre, Damourette et Pichon le définissent comme toncal qui exprime une pensée passée. Cet emploi « n’exprime point un passé réel par rapport au “moi-ici-maintenant”, mais simplement un fait présent à l’époque considérée dans la pensée du personnage dont il est parlé » (Damourette & Pichon, 1911-1936 : 224). Dans le cas de l’imparfait au style indirect libre, les énoncés se réfèrent au moment où la pensée rapportée, et non au moment passé absolu par rapport au moi-ici-maintenant du locuteur. C’est dans ce cas que l’on trouve la plus grande différence entre l’imparfait au style indirect libre et les autres emplois de l’imparfait. Cela dit, d’après Damourette & Pichon (1911-1936 : 226), l’imparfait au style indirect libre partage le caractère général du toncal avec les autres emplois, c’est-à- dire « l’abandon du repérage par rapport au moi-ici-maintenant ». Cette idée sur l’imparfait au style indirect libre nous paraît proche de l’usage interprétatif de l’imparfait (cf. Sperber & Wilson, 1986/1989/1995), étant donné qu’elle est relative au processus cognitif de l’interprétation des énoncés. Nous pouvons admettre que la manière dont Damourette et Pichon traitent l’imparfait au style indirect libre est plus profonde que celle des autres approches, car ils tiennent compte d’un autre point de vue que celui du locuteur à travers lequel les énoncés sont interprétés.

En ce qui concerne les emplois qui n’appartiennent pas au passé, Damourette et Pichon tentent de les expliquer dans le même cadre que les emplois comme temps du passé, c’est-à-dire à partir de son caractère de toncal pur. Selon eux, l’imparfait hypothétique, qui présente un fait contre-factuel et qui déclenche l’emploi du

conditionnel dans la principale (cf. (49)), est considéré comme présentant une hypothèse établie dans un autre monde que le monde où se situe le moi-ici-maintenant du locuteur. Quant à l’imparfait hypocoristique (cf. (50)), Damourette & Pichon (1911-1936 : 242) considèrent que « la phrase n’exprime pas une réalité dans laquelle le locuteur soit réellement plongé, mais un monde de faits centré autour de l’enfant ou de l’animal allocutaires » :

(49) S’il n’y avait qu’une sorte d’académiciens et qu’une sorte de bienheureux, l’Académie et le Paradis serait monotones.

(France, cité par Damourette & Pichon, 1911-1936 : 236) (50) Il faisait de grosses misères à sa maman, le vilain garçon.

(Damourette & Pichon, 1911-1936 : 241) D’après Damourette et Pichon, ces deux emplois modaux peuvent être aussi expliqués dans l’idée générale d’une actualité toncale, à savoir « d’un monde de phénomènes centrés autour de quelque chose d’autre que le moi-ici-maintenant ».

Certes, il reste des problèmes à expliquer dans la théorie de Damourette et Pichon, par exemple la progression temporelle provoquée généralement dans les énoncés à l’imparfait narratif. Nous n’entrerons pas dans une discussion plus approfondie sur les points discutables de l’approche de Damourette et Pichon67. Cependant la manière dont Damourette et Pichon tentent d’expliquer tous les emplois de l’imparfait à partir d’une propriété globale, c’est-à-dire l’idée d’actualité toncale, nous semble intéressante. Ce que nous tenterons de faire dans cette thèse est, dans un sens, dans le développement de l’idée de Damourette et Pichon. Autrement dit, nous essayerons de voir, en ce qui concerne les temps verbaux et les adverbes temporels, quelle est la propriété commune à tous les emplois et par quel parcours interprétatif le destinataire parvient à la bonne interprétation de chaque énoncé.

67 Pour une présentation et une critique plus en détaille de la théorie de Damourette et Pichon, voir Saussure

1.2.6. Vetters (1992)

La théorie de Vetters (1992) traite de la distinction entre l’imparfait et le passé simple. Après avoir examiné plusieurs théories antérieures relatives à cette distinction ainsi que les problèmes qui en découlent, Vetters propose une solution en se basant sur l’approche aspectuelle et l’approche textuelle. Son hypothèse fondamentale est la suivante :

« Le passé simple et l’imparfait sont deux variantes aspectuelles du tiroir du passé auquel Reichenbach donne la description E,R-S : le passé simple est l’aspectif de la perfectivité et l’imparfait celui de l’imperfectivité. »

(Vetters, 1992 : 234) D’après Vetters, la valeur aspectuelle du passé simple et de l’imparfait est à l’origine de leur valeur textuelle. Ceci dit, les effets de premier plan et d’arrière-plan chez Weinrich (ou les effets de succession et de contemporanéité chez Kamp et Rohrer) sont une conséquence de leur valeur aspectuelle. La façon dont Vetters conçoit l’aspect est différente de celle de l’approche grammaticale classique ou de celle de l’approche aspectuelle. Dans ces dernières, c’est l’éventualité elle-même qui est vue comme perfective ou comme imperfective. Par contre, Vetters (idem) considère que « la valeur aspectuelle d’un événement ou d’une situation doit être vue par rapport à un point d’origine ». En d’autres termes, l’éventualité est perçue comme perfective ou imperfective par rapport à un point d’origine que Vetters nomme point de perspective. Vetters définit la perfectivité et l’imperfectivité en recourant à la notion de point de perspective :

« a. Un événement E est perfectif si son point de perspective aspectuelle P ne précède pas le dernier point f (E) de l’intervalle référentiel de E.

b. Un événement E est imperfectif si son point de perspective aspectuelle P précède le dernier point f (E) de l’intervalle référentiel de E. »

Ces définitions de la perfectivité (a) et de l’imperfectivité (b) correspondent respectivement au passé simple et à l’imparfait. Vetters (1992 : 235) explique ces idées à l’aide du schéma suivant :

Dans ce schéma, E est perfectif par rapport à P2 et P3, qui correspondent aux énoncés au passé simple. Par contre E est imperfectif par rapport à P1, qui correspond aux énoncés à l’imparfait. Pour Vetters cette distinction de valeur aspectuelle, qui est conçue à partir d’un point de perspective, est essentielle. De même, il recourt à la notion de « connaissance du monde » pour rendre compte des effets textuels de succession et contemporanéité produits par l’imparfait narratif, qui sont inexplicables dans l’approche aspectuelle classique, en tant que conséquence logique de la valeur aspectuelle ; l’hypothèse de Vetters est également en mesure d’expliquer le cas où le passé simple n’entraîne pas la progression temporelle, c’est-à-dire qu’il ne fait pas avancer le récit comme le montre l’exemple (51).

(51) Marie chanta et Pierre l’accompagna.

Ici les deux éventualités s’interprètent non comme se succédant mais comme étant simultanés. Vetters (1992 : 238) estime que, dans cet exemple, « le lecteur constate également que le narrateur présente ces événements dans leur globalité, mais sa connaissance du monde l’oblige à les considérer comme étant simultanés ». Les effets textuels, d’après lui, sont produits par l’interaction entre la valeur aspectuelle et la connaissance du monde.

Nous allons maintenant voir comment est traité l’imparfait narratif chez Vetters, temps qui est considéré comme perfectif chez beaucoup de linguistes. L’idée fondamentale de Vetters consiste à dire que tous les imparfaits, y compris l’imparfait narratif, sont imperfectifs. D’après lui, l’imparfait narratif est aussi imperfectif parce que l’on parvient à se référer à un moment précis dans le temps, qui fonctionne comme

E

P1

f

P2 P3

un point de perspective P, par rapport auquel l’éventualité est en cours. Vetters considère que « le narrateur choisit un moment de temps qui pourrait être le moment d’un témoin hypothétique » (Vetters, 1992 : 264). Dans le cas de l’imparfait narratif, qui apparaît avec un complément de temps antéposé68, le point de perspective se situe au moment ou à l’intérieur de l’intervalle spécifié par le complément de temps. Cependant, l’emploi du complément du temps n’est pas indispensable dans les énoncés à l’imparfait narratif69. Vetters souligne que l’imparfait narratif peut être saisi comme le présent de reportage dans le passé. En effet, le point de perspective situé dans le passé permet au lecteur d’observer les éventualités décrites avec les yeux d’un témoin hypothétique, le lecteur a l’impression de voir les éventualités se dérouler sous ses yeux.

En ce qui concerne la valeur textuelle de l’imparfait narratif, relative à la distinction entre le premier plan et l’arrière-plan, il semble à première vue que l’imparfait narratif appartienne en même temps aux deux plans, parce que ce dernier fait avancer le récit tout en gardant l’imperfectivité. Vetters considère que l’avancement du récit est provoqué par la présence des compléments de temps ou, en l’absence d’un complément de temps, par la connaissance du monde. Pour Vetters, le fait que l’imparfait narratif saisit les éventualités de l’intérieur fait partie du sens de l’imparfait.

La théorie de Vetters présente l’avantage d’expliquer les cas d’imparfait et aussi de passé simple qui restent inexpliqués dans un même cadre dans les autres approches, en recourant aux notions de point de perspective et de connaissance du monde. De même, le fait qu’il considère la valeur textuelle de ces deux temps comme la conséquence de critères externes, à savoir la combinaison de leur valeur aspectuelle et de la connaissance du monde du lecteur, est, à notre avis, légitime.

68 « Le père Grabu ne trouva personne et redescendit, fort surpris. Un quart d’heure plus tard, M.Sigisbert

entrait chez moi et me contait son aventure. »

(Maupassant, « Clochette », in Le Horla, cité par Vetters, 1992 : 263)

69 « - Emma... Va dire au pharmacien d’à côté d’accourir... (...) Le docteur était sombre (...) Il se leva et prit

lui-même dans le placard la bouteille de Pernod, la mania dans la lumière et Maigret distingua deux ou trois petits grains blancs qui flottaient sur le liquide. La fille de salle entrait ; suivie du pharmacien qui avait la bouche pleine. »

Toutefois, malgré les intérêts que l’on trouve dans la théorie de Vetters, il nous semble qu’il y a un problème essentiel portant sur le recours à la notion de connaissance du monde : la seule utilisation de ce terme est insuffisante. La raison en est que l’auteur de cette théorie omet les autres processus auxquels le lecteur doit recourir pour parvenir à une interprétation complète de l’énoncé. En tenant compte de ce problème, on peut penser que la théorie de Vetters ne dépasse pas le cadre de l’approche aspectuelle, qui consiste à opposer la perfectivité du passé simple à l’imperfectivité de l’imparfait. De plus, ce qu’il manque dans cette théorie, à notre avis, c’est une réflexion sur l’emploi, à partir d’un point de vue particulier, de l’imparfait dans le style indirect libre. Pour parvenir à une explication complète et globale de l’imparfait, il nous paraît utile de traiter de cet emploi en profondeur.

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