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Les temps verbaux du passé dans le discours de fiction et leurs usages

1.3. L’imparfait dans la fiction et l’effet de subjectivisation

1.3.1. L’imparfait narratif

1.3.1.6. L’imparfait narratif et les intentions de l’auteur

Nous allons traiter dans ce paragraphe des intentions de l’auteur relatives à l’emploi de l’imparfait narratif. Nous pouvons les comprendre de la manière suivante : lorsque

77 Nous étudierons en profondeur l’imparfait au style indirect libre en 1.3.2.2. 78 Ces exemples sont repris ci-dessous comme (i), (ii) et (iii) :

(i) Le chef de la sécurité intervint juste à temps. Cinq minutes après, le train partait.

(ii) Paul s’énerva. Il fallait arriver à la gare à 8 heures dernier délai. Cinq minutes après, le train partait. (iii) Le chef de gare donna le signal. Cinq minutes après, le train partait.

(i) s’interprète comme l’imparfait de tentative (ou d’imminence), et (ii) et (iii) s’interprètent, quant à eux, respectivement comme l’imparfait au style indirect libre et l’imparfait narratif.

l’auteur recourt à l’imparfait narratif, c’est à travers le point de vue d’un témoin que l’énoncé s’interprète. Pourtant, c’est un fragment de la pensée complexe de l’auteur qui y est exprimé. Pour les énoncés à l’imparfait narratif, l’auteur crée un être fictif, qui n’est identique ni au narrateur ni aux personnages, mais qui est en mesure de témoigner des éventualités à l’intérieur de l’univers du récit. Contrairement au point de vue d’un personnage, par le biais duquel un énoncé au style indirect libre s’interprète, l’auteur ne laisse jamais le témoin participer au déroulement de l’histoire ou s’exprimer par des pensées ou des paroles. L’intention principale de l’auteur est d’amener le lecteur à s’identifier avec le témoin d’une scène en lui donnant de voir l’univers raconté de l’intérieur.

En prenant en considération uniquement la progression temporelle, nous pouvons admettre que les verbes qui succèdent à l’imparfait narratif n’ont pas besoin de se référer à un autre antécédent déjà introduit dans le contexte. Cette succession de verbes joue donc le même rôle que celle de verbes au passé simple. La même progression temporelle peut être admise dans l’exemple (80) à l’imparfait narratif et dans (80’) au passé simple.

(80) Tous deux se saluèrent. L’instant d’après, le Dr Velpeau quittait la cellule, le gardien rentrait, et le condamné s’étendait, résigné, sur son lit de camp pour dormir ou songer.

(Imbs, 1960 : 93) (80’) Tous deux se saluèrent. L’instant d’après, le Dr Velpeau quitta la cellule, le gardien rentra, et le condamné s’étendit résigné, sur son lit de camp pour dormir ou songer.

Il est donc clair que les intentions de l’auteur, qui fait le choix de l’imparfait narratif, demeurent ailleurs. En d’autres termes, la progression temporelle du récit n’est pas le but principal de l’auteur pour recourir à l’imparfait narratif. A notre avis, ce que vise l’auteur dans ce cas est la production d’un certain degré d’effet de subjectivisation, provoqué par la fonction pragmatique de cet emploi.

Pour terminer nos observations sur les intentions de l’auteur dans l’emploi de l’imparfait narratif, nous aimerions parler rapidement de l’imparfait qui ouvre un récit

(cf. § 2.2. de la première partie) et qui, selon nous, produit un effet semblable à celui de l’imparfait narratif.

Comme le montre l’exemple suivant cité par Tasmowski-De Ryck (1985 : 66), il peut arriver que l’imparfait narratif ouvre un récit. Reprenons l’exemple (54) en (81) :

(81) Jeudi dernier, les époux H... se rendaient au Théâtre Montmartre pour assister à la représentation du vieux Caporal.

(Allais, « Faits divers », in Oeuvres anthumes, cité par Tasmowski-De Ryck, idem) La suite du texte décrit ce qui se passe pendant que les époux H. sont au Théâtre Montmartre. Tasmowski-De Ryck (idem) dit que l’imparfait narratif « ne mène pas à la représentation d’un événement au sens banal, d’une action, mais renvoie à l’intervalle temporel qui permet le développement de l’anecdote ». Nous pouvons dire que, en figurant au début d’un récit, l’imparfait narratif est en mesure de fonctionner efficacement, en menant le lecteur dans l’univers raconté, avant que l’histoire ne commence à progresser temporellement. Nous admettons qu’il y a un effet analogue qui se produit dans des énoncés à l’imparfait qui apparaissent tout au début d’un récit, mais qui n’appartiennent pas à l’imparfait narratif au sens strict.

(82) Le père et la mère de Julien habitaient un château, au milieu des bois, sur la pente d’une colline.

Les quatre tours aux angles avaient des toits pointus recouverts d’écailles de plomb, et la base des murs s’appuyait sur les quartiers de rocs, qui dévalaient abruptement jusqu’au fond des douves.

(Flaubert, La légende de Saint Julien L’Hospitalier : 66) Comme le montre cet exemple, il est fréquent que des énoncés à l’imparfait, dont le verbe présente un état ou une activité79, ouvrent le récit. Dans ce cas, il est impossible de trouver dans le contexte précédent l’antécédent temporel qui détermine la référence temporelle des énoncés à l’imparfait. Cet emploi de l’imparfait, qui ouvre le récit, pourrait aussi s’expliquer par une raison pragmatique : l’interprétation de ce genre d’imparfait exige un point de vue particulier. Ce point de vue est, à notre sens, plus

proche de celui d’une personne qui décrit la situation ou le paysage sous ses yeux de l’intérieur de l’univers du récit que de celui du narrateur. Ceci dit, nous pouvons aussi bien considérer que le point de vue du narrateur s’approche considérablement de celui du témoin. Nous pouvons alors admettre que l’intention de l’auteur en choisissant d’utiliser l’imparfait à l’ouverture d’un récit est semblable à celle qui détermine le choix de l’imparfait narratif. Généralement, un énoncé à l’imparfait de description est attribué à l’usage descriptif de l’imparfait. L’imparfait qui apparaît en ouverture de récit peut se comprendre cependant comme un cas exceptionnel : nous pouvons situer ce cas à la frontière de l’usage descriptif et de l’usage interprétatif en tenant compte des effets qu’il produit chez le lecteur. L’imparfait de description et l’imparfait narratif qui apparaissent à l’ouverture d’un récit produisent donc un effet de subjectivisation en conduisant le lecteur à récupérer un point de vue particulier situé dans une scène. Le mécanisme de la production de cet effet est semblable dans ces deux cas. Cela dit, faute de R auquel l’imparfait peut se référer dans le contexte, le destinataire cherche à récupérer le point de vue d’un témoin à travers lequel le destinataire interprète l’énoncé. Comme nous allons le voir en 1.3.1.7. en discutant du processus interprétatif de l’imparfait narratif, les verbes d’achèvement à l’imparfait narratif entraînent un conflit par leurs natures aspectuelles avec l’information conceptuelle de base de l’imparfait, que nous posons comme [R⊂ E-S] (R est inclus dans E et précède S). Puisque les verbes d’accomplissement décrivent un procès dont la réalisation ne dure qu’un instant, il est difficile de concevoir qu’une éventualité décrite par ce type de verbe à l’imparfait englobe R considéré lui aussi comme un point sur l’axe temporel. Ici, il s’agit non du manque de R disponible dans le contexte mais de l’impossibilité de se référer à R. C’est ce conflit qui déclenche chez le destinataire la recherche d’un sujet de conscience, qui remplace R, et ensuite la production d’un effet de subjectivisation. Ainsi, l’imparfait narratif produit, où qu’il soit placé dans le texte, un effet de subjectivisation en se référant au point de vue d’un témoin hypothétique. En revanche, l’imparfait d’un verbe d’état ou d’activité comme en (82) ne provoque aucun conflit aspectuel avec la sémantique de base de l’imparfait. Les procès d’état et d’activité sont susceptibles de durer plus qu’un instant. Lorsqu’un R est déjà introduit dans le contexte, ils se référent à ce R et l’englobe temporellement, ce qui déclenche la production d’un effet de subjectivisation dans le cas de l’imparfait situé à l’ouverture est l’absence de R

disponible. Ici, la place de l’imparfait, à savoir à l’ouverture d’un récit, joue donc un rôle décisif pour la production d’un effet de subjectivisation.

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