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Les temps verbaux du passé dans le discours de fiction et leurs usages

1.3. L’imparfait dans la fiction et l’effet de subjectivisation

1.3.2. L’imparfait au style indirect libre

1.3.2.2. Le style indirect libre

1.3.2.2.4. L’ambiguïté de l’attribution de point de vue

Comme nous l’avons déjà observé, la théorie de Banfield suppose que les discours rapportés, dont le style indirect libre, soient linguistiquement marqués par les propriétés syntaxiques propres à chaque type de discours. Cela dit, suivant Banfield, la distinction entre énoncés au style indirect libre et phrases de la narration devrait elle aussi être nette, puisque le style indirect libre est marqué linguistiquement. Il est vrai que, dans la plupart des cas, nous pouvons considérer un énoncé au style indirect libre comme la reproduction d’une pensée ou d’une parole d’une troisième personne. Cependant, puisqu’il n’y a pas nécessairement de phrase introductive dans les énoncés au style indirect libre, ceux-ci peuvent être parfois confondus avec des phrases de la narration. En d’autres termes, contrairement à la théorie de Banfield, il existe des énoncés, interprétés au style indirect libre, où l’attribution de la subjectivité est ambiguë, autrement dit où deux interprétations différentes sont possibles. Observons l’exemple suivant :

(106) Félicité se prit d’affection pour eux. Elle leur acheta une couverture, des chemises, un fourneau ; évidemment ils l’exploitaient. Cette faiblesse agaçait Mme Aubain, qui d’ailleurs n’aimait pas les familiarités du neveu, - car il tutoyait son fils ; - et, comme Virginie toussait et que la saison n’était plus bonne, elle revint à Pont-Evêque.

(Flaubert, Un cœur simple : 31) Dans cet exemple, l’énoncé en italique qui contient l’adverbe évidemment pose le problème de l’attribution du point de vue. L’énoncé peut être interprété au style indirect libre, c’est-à-dire comme la reproduction du contenu propositionnel de la pensée de

Madame Aubain. En même temps, il est aussi possible de considérer que c’est au narrateur que cet énoncé doit être attribuée. L’assignation du point de vue de jugement résidant dans l’adverbe évidemment reste donc ambiguë. De même, l’interprétation de l’adverbe d’ailleurs est ambiguë en ce qui concerne l’attribution du point de vue. Nous pouvons nous poser la question Quel genre de personne dit ou pense d’ailleurs ? Dans ce cas, nous pourrions dire que la subjectivité la plus accessible dans le contexte est celle de Madame Aubain ; l’énoncé suivant peut être interprété, à travers le point de vue de madame Aubain, comme la cause du fait décrit dans l’énoncé contenant d’ailleurs. Autrement dit, ces deux énoncés sont envisagés plutôt comme des descriptions internes de la subjectivité du personnage de Madame Aubain que comme descriptions externes faites à partir de la subjectivité neutre du narrateur. Si l’auteur avait choisi d’attribuer ces énoncés au narrateur, le deuxième énoncé aurait pu être présenté d’un point de vue plus neutre, à savoir comme une description externe, par exemple comme car le fait

qu’il tutoyait son fil l’énervait.

Contrairement à ce que Banfield signale et comme le montre l’exemple (106), les énoncés au style indirect libre n’offrent pas toujours explicitement une attribution de point de vue. De plus, comme le montre l’exemple (107), il existe des exemples dont l’attribution de la subjectivité est plus ambiguë, de telle sorte qu’il n’est pas évident de savoir si les énoncés relèvent du style indirect libre ou des phrases de la narration.

(107) C’était un taureau, que cachait le brouillard. Il avança vers les deux femmes. Mme Aubain allait courir. – Non ! non ! moins vite ! Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par derrière un souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l’herbe de la prairie ; voilà qu’il

galopait maintenant ! Félicité se retourna, et elle arrachait à deux mains des

plaques de terre qu’elle lui jetait dans les yeux. (Flaubert, Un cœur simple : 27) A notre sens, l’énoncé en italique voilà qu’il galopait maintenant ! peut être interprété comme un énoncé au style indirect libre reproduisant la pensée de Félicité qui fait face à une situation angoissante à travers son propre point de vue ; c’est donc la subjectivité de Félicité qui est mise en scène dans cet énoncé au style indirect libre. Cependant, il nous semble aussi possible de l’interpréter comme assumé par le narrateur, autrement dit

comme une phrase de la narration ; il décrit ce spectacle effrayant en recourant au déictique maintenant et au point d’exclamation pour que la tension et la peur des personnages soient exprimées d’une manière dynamique. D’après nous, la raison pour laquelle cet énoncé est ainsi ambigu est contextuelle. L’interprétation au style indirect libre ne nous semble pas incontestable, puisqu’il n’y a pas d’informations contextuelles, fournies par les autres énoncés, qui appuient ou confirment cette interprétation. Dans le contexte précédent, il n’y a pas de verbes de pensée ou de perception qui évoquent la subjectivité des personnages. De plus, d’après ce que décrit la dernière phrase (Félicité

se retourna, et elle arrachait à deux mains des plaques de terre qu’elle lui jetait dans les yeux), nous pouvons comprendre que Félicité tournait le dos au taureau lorsqu’il a

commencé à galoper. Ainsi, il serait plus naturel d’interpréter cet énoncé comme étant décrit par le narrateur. Comme le montrent (106) et (107), il existe donc des énoncés à l’imparfait qui sont ambigus entre le point de vue d’un personnage et celui du narrateur qui décrit une scène en reflétant la subjectivité de personnage.

Vetters (1994), dans son article intitulé « Free indirect speech in French », admet l’ambiguïté de l’interprétation des énoncés entre le style indirect libre et les phrases de la narration attribuées au narrateur. En montrant que différents éléments linguistiques, présentés comme critères du style indirect libre dans d’autres travaux, ne sont pas en réalité des éléments décisifs de la lecture au style indirect libre, Vetters (1994 : 183) dit qu’ « il est difficile, ou même impossible, de donner une description syntaxique appropriée du style indirect libre au niveau de la phrase »86. Contrairement à plusieurs études précédentes87, Vetters admet, de même que Vuillaume (1983), que la combinaison d’un déictique avec un temps du passé ne relève pas toujours du style indirect libre. Voici un des exemples cités par Vetters qui contient un déictique temporel (par exemple maintenant ou aujourd’hui) apparu dans un énoncé à un temps passé :

(108) Maintenant, lorsque Etienne se promenait, le soir, ce n’était plus derrière le terri qu’il effarouchait des amoureux.

86 Nous traduisons.

87 Cf. Vetters (1994 : 200) cite les travaux suivants : Banfield (1982 : 95), Smith (1980 : 365), Vet (1980) et

(Zola, Germinal, cité par Vetters, 1994 : 202) D’après Vetters (1994 : 201), « il n’y a aucune raison de supposer qu’il n’y a aucune parole de l’auteur »88 dans cet exemple. De même, au sujet du point d’exclamation utilisé dans un énoncé au passé, qui est considéré comme critère de l’apparition du style indirect libre, Vetters (1994 : 213) affirme que « certains auteurs, comme Stendhal ou Nerval, utilisent fréquemment le point d’exclamation dans leurs phrases de la narration »89.

(109) Aimer une religieuse sous la forme d’une actrice ! … et si c’était la même ! Il

y a de quoi devenir fou ! c’est un entraînement fatal où l’inconnu vous attire

comme le feu follet fuyant sur les joncs d’une eau morte …

(Nerval, Sylvie, cité par Vetters, 1994 : 214) Ayant examiné également plusieurs autres critères linguistiques présentés dans des études antérieures, comme le temps verbal, la question ou les expressions modales, Vetters (1994 : 220) en conclut que « les critères formels pour identifier le style indirect libre ne sont pas fiables » et que « sans l’aide du contexte et des connaissances plus générales, il est pratiquement impossible de faire la distinction entre le style indirect libre et la narration »90.

Comme nous l’avons brièvement vu en 5.1.3. de la première partie de cette thèse, la théorie de Reboul (1992), qui porte sur le processus d’interprétation de la fiction, s’oppose à celle de Banfield, qui tente d’expliquer les propriétés du style indirect libre d’une manière purement linguistique, en d’autres termes syntaxique. En ce qui concerne l’interprétation des énoncés au style indirect libre, la théorie de Reboul se base sur la nécessité de tenir compte du processus pragmatique. Reboul conclut que la description syntaxique donnée par Banfield n’explique qu’une petite partie du style indirect libre et qu’il faut considérer que le phénomène du style indirect libre est de type interprétatif plutôt que syntaxique et passe par un processus pragmatique, à savoir un processus inférentiel. En admettant l’existence d’exemples qui ne correspondent pas aux

88 Nous traduisons.

89 Nous traduisons. 90 Nous traduisons.

propriétés syntaxiques décrites par Banfield et qui peuvent être interprétés à la fois comme relevant du style indirect libre ou des phrases de la narration, Reboul (1992 : 99) considère « qu’il y a un continuum entre les phrases au SIL et les phrases de la narration (dans le sens où il pourrait y avoir des cas de SIL non marqués syntaxiquement ), (...), qui, sans être marquées clairement comme du style indirect libre, n’en produisent pas moins le même type d’effet interprétatif, à savoir l’identification obligatoire du lecteur au point de vue d’un personnage ». De même que Reboul, qui insiste sur le continuum entre les phrases au style indirect libre et les énoncés de la narration, nous admettons que les phrases au style indirect libre et les énoncés de la narration ne se distinguent pas nettement linguistiquement. Cette distinction est en fait subordonnée au degré de la force de subjectivisation des énoncés - supposés comme étant - au style indirect libre. Il y a des énoncés qui s’interprètent indiscutablement au style indirect libre mais il existe aussi des énoncés, comme nous l’avons déjà vu plus haut, qui produisent une ambiguïté interprétative. Nous considérons ce phénomène comme relevant de l’opération de subjectivisation gouvernée par l’auteur.

Quoiqu’il puisse y avoir une différence de degré de force de subjectivisation, nous considérons, suivant en cela Reboul, que les énoncés au style indirect libre impliquent l’identification au point de vue représenté, à savoir l’adoption du point de vue d’un personnage par le lecteur. Celui-ci arrive à identifier le point de vue d’un personnage, même si c’est un cas de style indirect libre non marqué syntaxiquement, puisque ce point de vue est le seul accessible. L’accès à un certain point de vue passe en effet par un processus inférentiel. S’il arrive qu’un énoncé produise une ambiguïté interprétative entre la lecture au style indirect libre et la lecture de phrase de la narration, le lecteur choisit la lecture la plus pertinente en fonction des informations contextuelles et de ses connaissances encyclopédiques.

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