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Les temps verbaux du passé dans le discours de fiction et leurs usages

1.3. L’imparfait dans la fiction et l’effet de subjectivisation

1.3.1. L’imparfait narratif

1.3.1.4. Fonction pragmatique de l’imparfait narratif

1.3.1.4.1. Berthonneau & Kleiber

A la suite de l’article de 199375, dans lequel Berthonneau & Kleiber (1993 : 56) considèrent que l’imparfait « est un temps qui introduit un nouvel événement ou état en le présentant comme une partie ou un ingrédient d’une situation passée déjà saillante ou donnée comme déjà disponible », ils publient en 1999 un article intitulé Pour une

réanalyse de l’imparfait de rupture dans le cadre de l’hypothèse anaphorique méronomique, afin de rendre compte de l’imparfait narratif (qu’ils appellent l’imparfait

de rupture) dans leur cadre théorique.

Pour clarifier les particularités de l’imparfait narratif, Berthonneau et Kleiber commencent par montrer en quoi relève la différence entre le passé simple et l’imparfait narratif. Ils partent de (73) et de sa contrepartie au passé simple (74) :

(73) Le commandant sentit la moutarde lui monter au nez. En proie à une colère capable de faire chavirer le Queen, il se jeta sur l’interphone :

« Prévenez Mr. Chisnutt que j’ai à lui parler ! Im-mé-dia-te-ment ! » Trois minutes plus tard, on frappait à la porte.

(Steeman, Poker d’enfer, cité par Tasmowski-De Ryck, 1985 et repris par Berthonneau & Kleiber, 1999 : 154)

(74) Le commandant sentit la moutarde lui monter au nez. En proie à une colère capable de faire chavirer le Queen, il se jeta sur l’interphone :

« Prévenez Mr. Chisnutt que j’ai à lui parler ! Im-mé-dia-te-ment ! » Trois minutes plus tard, on frappa à la porte.

(Berthonneau & Kleiber, idem) Selon eux, en (73), qui contient un imparfait narratif dans le dernier énoncé, et en (74), dont le dernier énoncé est par contre au passé simple, « seul l’imparfait introduit avec les événements au passé simple qui précèdent un lien qui ne soit pas de pure succession, en présentant l’arrivée de Mr. Chisnutt comme une conséquence de la colère du commandant ». En revanche, ce qu’exprime le passé simple est une relation de pure succession. Berthonneau & Kleiber (1999 : 155) estiment que, à la différence du passé simple, l’imparfait narratif « demande que la situation qu’il introduit soit identifiée comme la partie d’un ensemble de faits qui constitue un tout, et contribue ainsi, en combinaison avec les autres constituants du tout (…) à l’effet de conséquence finale ». Autrement dit, d’après eux, « les conditions imposées par l’imparfait sur le contenu de la phrase sont plus fortes que celles requises par le passé simple, puisque l’imparfait exige une interprétation résolutive » (Berthonneau & Kleiber, 1999 : 157).

Maintenant, nous pourrons nous demander si l’effet de conséquence finale est produit par la seule présence de l'imparfait narratif. A ce propos, Berthonneau et Kleiber disent que ce n’est pas l’imparfait lui-même qui marque la conséquence finale, mais que cet effet provient de la combinaison des différents facteurs qui constituent le tour dit de rupture, à savoir (a) l’adverbe temporel, (b) les procès précédents qui forment le contexte discursif en vigueur au moment où est introduit le procès à l’imparfait, (c) la position frontale de l’adverbe et (d) l’imparfait qui oblige à établir un lien autre que de pure succession avec ce qui précède. En ce qui concerne l’antécédent de l’imparfait narratif, Berthonneau & Kleiber (1999 : 159) considèrent que « l’antécédent de l’imparfait n’est ni le complément de temps, ni un événement prédictible à partir de la première phrase, mais une situation globale qu’il conduit à considérer comme un tout, en se donnant comme une partie, la dernière, postérieure aux autres, et qui est donc vue

comme une conséquence finale ». Dans le paragraphe précédent, en examinant la notion d’imparfait « préparé » de Molendijk, nous avons vu qu’il est possible que l’imparfait narratif désigne une éventualité qui est difficilement inférée à partir du contenu des énoncés précédents, autrement dit, que l’imparfait narratif peut présenter, comme nous l’avons observé en (72), un fait inattendu. Berthonneau & Kleiber (idem) donnent l’exemple suivant, en signalant que « la notion de conséquence finale est au demeurant compatible avec des faits inattendus aussi bien qu’avec des faits prédictibles ».

(75) Le soir, elle dansa, elle rit. Elle fut radieuse. Deux jours après elle se suicidait. Le suicide d’une personne est généralement un fait inattendu, d’autant plus s’il se produit peu après que la personne qui le commet semblait joyeuse. Concernant l’imparfait narratif apparaissant dans ce type de contexte, Berthonneau & Kleiber (idem) affirment que « c’est l’imparfait, qui nous oblige à comprendre que les deux situations constituent bien un tout, et que le suicide résulte d’un état intérieur dissimulé sous une joie feinte ». D’après Berthonneau et Kleiber, même dans le cas où l’imparfait narratif introduit un fait inattendu dans le contexte, le destinataire cherche à interpréter l’éventualité à l’imparfait comme exprimant une conséquence de la situation introduite par les énoncés au passé simple dans le contexte antérieur. Certes, il nous semble judicieux de dire que le destinataire infère que, en (75), l’état joyeux d’elle était feint et que son désespoir était dissimulé après l’apparition du deuxième énoncé à l’imparfait narratif. Cependant, nous nous demandons si le destinataire ne tire pas la même inférence si le deuxième énoncé était au passé simple (Deux jours après elle se suicida). Il est difficile de savoir si c’est seulement l’imparfait qui fait comprendre au destinataire que le suicide était le résultat de l’état intérieur du personnage désigné par elle caché derrière une joie feinte.

D’après nous, l’hypothèse selon laquelle tous les imparfaits narratifs produiraient l’effet de conséquence finale est trop forte. Autrement dit, il y a des exemples d’imparfait narratif dans lesquels il est difficile d’interpréter l’énoncé à l’imparfait narratif comme exprimant une conséquence d’une situation précédemment introduite. Par exemple, l’exemple (54), repris en (76), est un extrait du début d’un texte qui commence par un énoncé à l’imparfait narratif. Dans ce cas, en l’absence totale du

contexte précédent, l’imparfait narratif ne peut pas marquer une conséquence d’une situation quelconque.

(76) Jeudi dernier, les époux H… se rendaient au Théâtre Montmartre pour assister à la représentation du vieux Caporal.

(Allais, Un fait divers, cité par Tasmowski-De Ryck, 1985 : 66) De même, l’imparfait narratif exprimant la régression temporelle, comme dans l’exemple (66), repris en (77), à l’aide d’un adverbe temporel qui impose cette relation temporelle, doit être traité comme exception dans la théorie de Berthonneau et Kleiber.

(77) A 14h, les exclus du peloton (...) se sont engouffrés dans l’enceinte policière mitraillés par les journalistes. Quelques heures plus tôt, Virenque négociait à prix d’or une interview.

(Le Monde, cité par Bres, 1999 : 99) Il est vrai que nous pouvons trouver la relation « partie (conséquence) - tout » entre l’éventualité désignée par un énoncé à l’imparfait narratif et la situation globale présentée dans le contexte antérieur. Cependant, il est difficile de préciser le fait que c’est le cas seulement en présence de l’imparfait narratif. De plus, nous trouvons que la théorie de Berthonneau et Kleiber de l’imparfait narratif ne permet pas d’expliquer les effets très riches produits par cet emploi. Comme il s’agit dans la théorie de Berthonneau et Kleiber du lien entre un fait présenté à l’imparfait narratif et la situation précédemment décrite, l’effet de l’imparfait narratif, qui est souvent considéré comme accordant au destinataire l'impression de voir sous ses yeux des éventualités passées du monde du récit, ne peut pas être expliqué. Notamment lorsqu’il s’agit de l’imparfait de clôture, décrit par de nombreuses études (cf. § 1.3.1.2.) comme donnant au lecteur l’impression que la scène reste ouverte et comme laissant imaginer la suite de l’histoire, il nous semble important de tenir compte de la façon dont l’imparfait narratif influence non seulement l’interprétation de l’énoncé lui-même mais également celle de la suite (authentique ou imaginaire) de l’histoire.

1.3.1.4.2. Bres

Nous allons maintenant examiner la théorie de Bres (1999), dont l’hypothèse consiste à dire que « l’imparfait narratif n’existe pas (en tant que la valeur narratif serait un attribut, dans certains contextes, de l’imparfait) » et que, « en revanche, il existe bel et bien un effet, ou plutôt des effets de sens qui résultent de l’interaction tendanciellement conflictuelle entre un contexte qui demande une certaine représentation aspectuelle du procès et l’imparfait qui n’accède pas à cette demande » (Bres, 1999 : 88). Il insiste sur le fait que sa position est résolument aspectuo-temporelle et que « le co(n)texte ne “déforme” pas, n’“enrichit” pas, “n’intercepte pas”, ne “filtre” pas » la valeur de l’imparfait. Comme nous l’avons déjà montré en 1.3.1.3.1. de cette partie, Bres (1999 : 102) signale, en montrant des exemples authentiques (cf. (66), (67), (68)) que « l’élément contextuel déterminant dans la production de l’IpN (=l’imparfait narratif) ne saurait être la progression du point référentiel ». Selon lui, le facteur contextuel à l’origine de la production de l’imparfait narratif est la demande

d’incidence. Il définit la notion d’incidence comme l’inscription sur la ligne du temps,

plus précisément du temps impliqué en seul accomplissement, du terminus a quo au

terminus ad quem. L’imparfait ne représente pas le temps impliqué par le procès en

incidence, à savoir l’imparfait ne donne à voir ni le point initial d’incidence du temps impliqué par le procès ni son point terminal et inscrit le temps impliqué comme l’accomplissement en accompli. Selon l’hypothèse de Bres, l’effet de sens narratif est produit lorsqu’il s’agit du conflit entre une demande contextuelle de procès représenté dans son incidence au temps et l’imparfait qui contredit cette demande par la représentation du temps impliqué qu’il propose. La progression temporelle, explique-t-il d’après sa recherche sur corpus, n’est qu’une réalisation, certes la plus fréquente et la plus manifeste, de la demande d’incidence.

Nous pensons que l’idée de Bres selon laquelle ce type de conflit déclenche la production de l’imparfait narratif est intéressante. Nous verrons dans ce qui suit que la notion de conflit joue un rôle important dans notre explication de l’interprétation de l’imparfait narratif. Cependant, l’analyse de Bres rencontre certaines difficultés. D’abord, nous ne voyons pas comment le destinataire résout le conflit entre contraintes

contradictoires. Bres considère, dans son article précédent (Bres, 1998a : 271), que l’effet de sens narratif naît justement de l’insatisfaction ou de la frustration de cette contradiction. Mais il nous semble difficile de clarifier le lien entre la frustration du destinataire et l’effet produit par l’imparfait narratif. Ensuite, pour nous, dire que la valeur de l’imparfait de représenter un temps inaccompli est toujours conservée, même dans le cas de l’imparfait narratif, est trop fort. En effet, nous n’avons pas de moyen de voir si cette valeur est conservée dans l’interprétation de l’imparfait narratif, puisqu’il présentant généralement une éventualité accomplie.

1.3.1.5. Imparfait narratif, Point de vue et effet de subjectivisation

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