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Discours rapportés – discours direct et indirect – et la théorie de Banfield (1982 / 1995)

Les temps verbaux du passé dans le discours de fiction et leurs usages

1.3. L’imparfait dans la fiction et l’effet de subjectivisation

1.3.2. L’imparfait au style indirect libre

1.3.2.1. Discours rapportés – discours direct et indirect – et la théorie de Banfield (1982 / 1995)

Avant de commencer à aborder la question du style indirect libre, nous aimerions parler du style direct et du style indirect en nous basant sur la théorie de Banfield sur les différents types de discours rapportés82, afin de situer par la suite le style indirect libre par rapport à ces deux styles. Nous tenterons également de présenter la thèse de Banfield sur les discours direct et indirect.

Selon Banfield, le locuteur fait appel au discours rapporté lorsqu’il a l’intention de reproduire une parole ou une pensée d’autrui. Etant donné qu’un verbe de parole (par exemple dire, demander ou déclarer) ou un verbe d’opinion (par exemple penser ou se

demander) est toujours présent dans le style direct (X a dit : P) et le style indirect (X a dit que P), il est manifeste que ce qui est communiqué dans un discours rapporté au

style direct ou indirect est attribué à la personne désignée par X. La présence d’un verbe de parole est donc l’une des analogies entre le style direct et le style indirect. Maintenant il convient de comparer le style direct et le style indirect en tenant compte de ce qui est mentionné dans chacun de ces deux styles. Ces deux styles sont bien différents en ce qui concerne ce qu’ils communiquent dans leur discours rapporté. Lorsque le locuteur recourt au style direct, il fait écho non seulement au contenu de ce

82 Nous avons déjà présenté en 4.2.2. de la première partie l’une des notions cruciales, à savoir celle

qu’a dit ou a pensé le locuteur en tant qu’être du monde83, mais aussi à sa forme linguistique qui peut comprendre par exemple des expressions expressives. Dans le style direct (X dit : P), P est donc reproduit dans sa forme linguistique en comprenant son contenu. Par contre, dans le style indirect, le locuteur ne fait écho qu’au contenu purement propositionnel de la parole ou de la pensée du locuteur en tant qu’être du monde, et il ne reproduit aucun élément de sa forme linguistique. Dans un énoncé au style indirect (X dit que P), P est donc une reproduction du contenu de ce qui a été dit par le locuteur en tant qu’être du monde.

En ce qui concerne les différences entre le style direct et le style indirect, plusieurs éléments, comme la concordance du temps dans la proposition subordonnée, la référence des pronoms personnels, ou la concordance des éléments démonstratifs désignant le temps ou le lieu interviennent. Nous allons présenter rapidement ces éléments en suivant les observations faites par Banfield (1995).

Contrairement au style direct, le verbe de la proposition subordonnée du style indirect est soumis aux règles de la concordance du temps :

(84) a. Jean m’a dit : « Je suis à la maison ». b. Jean m’a dit qu’il était à la maison.

Au style indirect, les pronoms personnels à même référent doivent être identiques dans la proposition principale et dans la proposition subordonnée.

(85) a. Paul m’a dit : « Je te le montrerai ». b. Paul m’a dit qu’il me le montrerait.

Dans la proposition subordonnée du style indirect, les éléments démonstratifs référant au temps et au lieu doivent s’accorder. C’est seulement dans une séquence rapportée du

83 J’emprunte la notion de locuteur en tant qu’être du monde à Ducrot (1984). Ducrot propose de distinguer

notions à l’intérieur de la notion de locuteur, qu’il définit comme un être de discours à qui l’on impute la responsabilité de l’énonciation : locuteur en tant que tel et locuteur en tant qu’être du monde. D’après Ducrot (1984 : 199-200), le locuteur en tant que tel est responsable de l’énonciation, considéré uniquement en tant qu’il a cette propriété, et le locuteur en tant qu’être du monde est une personne complète, qui possède, entre autres propriétés, celle d’être l’origine de l’énoncé.

style direct que les déictiques temporels ou spatiaux, qui renvoient à la deixis du rapporteur, peuvent apparaître.

(86) a. Pierre m’a dit hier à l’université : « Je viendrai ici demain pour te chercher. »

b. Pierre m’a dit hier à l’université qu’il irait là aujourd’hui pour me chercher. En outre, il faut ajouter, toujours selon Banfield, pour la distinction syntaxique entre le style direct et le style indirect, les constructions qui n’apparaissent qu’au style direct : - les phrases qui ont subi des transformations de dernier cycle ou des transformations radicales, par exemple l’inversion du sujet-verbe, la topicalisation, la dislocation à droite.

(87) a. Paul demanda : « Viendra-t-il ? ». b. * Paul demanda si viendrait-t-il. (88) a. Marie, elle est folle, dit-il.

b. *Il dit que Marie, elle était folle.

(89) a. Le jeune homme répliqua : « Il a donc raison, ce grand fat ». b. *Le jeune homme répliqua qu’il avait donc raison, ce grand fat.

- Les éléments et les constructions expressives sont inacceptables dans la proposition subordonnée du style indirect :

• exclamations

(90) a. Charles s’exclama : « Ah! qu’elle sera jolie ! » b. Charles s’exclama qu’( *ah!) elle serait jolie ! • Constructions exclamatives sans verbes

(91) a. Il s’écria : « Pas de miracle! » b. *Il s’écria que pas de miracle. • phrases incomplètes

(92) a. Frédéric lui demanda : « Pourquoi cette main offerte ? » b. *Frédéric lui demanda pourquoi cette main offerte ?

• vocatifs

(93) a. Le détective répondit : « Monsieur, je ne peux pas remplir vos ordres ». b. *Le détective répondit que Monsieur, il ne pouvait pas remplir ses ordres. • adverbes d’énonciation

(94) a. Jean dit : « Franchement, elle ment ». b. *Jean dit que franchement, elle mentait.

Dans l’analyse de Banfield, le discours direct et le discours indirect, ainsi que le style indirect libre, sont examinés à travers certaines constructions linguistiques (questions- échos, termes expressifs, éléments déictiques, etc.) qui sont toutes liées à la subjectivité. Selon Banfield (1995 : 33), « le style se définit par l’absence ou la présence de la subjectivité dans la langue ». Les différences et les analogies entre les trois types de discours rapportés sont expliquées par le recours à la subjectivité, et plus précisément le concept d’expression (nœud E). Banfield introduit E pour montrer la distinction entre le caractère enchâssé du discours indirect et le caractère non enchâssé du style direct, en tenant compte également de la notion de phrase (S-barre) tirée de la linguistique générative. Afin d’illustrer les propriétés syntaxiques du style indirect et du style direct, et de distinguer formellement ces deux types de discours, Banfield recourt à S (S barre), qui est le symbole de la phrase, de même qu’à E, qui est le symbole de l’expression. La différence entre ces deux notions réside dans le fait que, alors que S est récursif, c’est-à- dire qu’il peut être enchâssé sous un autre S, E est non récursif : « La proposition citée au discours indirect sera un S, et la proposition citée au discours direct, un E » (Banfield 1995 : 81). Ce que le discours indirect rapporte, à savoir S, est non pas la forme du discours cité mais son contenu propositionnel, tandis que ce que le discours direct rapporte, autrement dit E, contient davantage que ce contenu propositionnel : le discours direct reproduit en même temps l’expression du discours cité, expression qui se réfère à la subjectivité. Contrairement au style indirect, qui ne peut contenir qu’un seul E attribué au locuteur, le style direct consiste en deux E indépendants. Dans le style indirect, il n’y a toujours qu’un seul E qui domine la proposition introductive qui contient un verbe de communication (par exemple dire), ou un verbe de pensée (par exemple penser) et aussi la proposition enchâssée. Dans ce cas, E est attribué au locuteur, à savoir au rapporteur de l’énoncé en question.

Concernant l’attribution d’une subjectivité unique à un E, Banfield propose le principe suivant relatif aux pronoms personnels je /tu :

« 1 E / 1 JE : A toute expression (E) correspond un et un seul référent pour je (le LOCUTEUR84), auquel sont attribués tous les éléments expressifs, et un et un seul référent pour tu (le DESTINATAIRE / AUDITEUR) »

(Banfield, 1995 : 104) Ce principe prédit l’impossibilité de l’occurrence d’une phrase, comme le montre l’exemple (95), où les deux pronoms personnels de première personne ne renverraient pas à la même personne.

(95) * Bill m i’a dit que j j’étais stupide.

Quant au discours direct, comme nous l’avons déjà observé, la proposition citée contient un E, de sorte qu’une phrase peut associer deux E en exprimant deux points de vue différents. En voici un exemple :

(96) La pauvre fille dit : « N’irai-je donc jamais au bal ? »

Ces deux éléments expressifs, l’un dans la proposition introductive (pauvre) et l’autre dans la séquence rapportée interro-négative, sont attribués à des locuteurs différents. Pourtant, à l’intérieur d’un même E, tous les éléments expressifs doivent être attribués à un seul je, c’est-à-dire le locuteur du E en question.

De même, Banfield propose le principe général suivant pour les déictiques temporels :

« 1E / 1PRESENT : A toute expression (E) correspond un et un seul référent du présent grammatical, contemporain de MAINTENANT. »

(Banfield, 1995 : 105)

84 Ici, LE LOCUTEUR est la traduction française de speaker de l’original en anglais de Banfield. Bien que,

dans la traduction française de son livre (Phrase sans parole, Théorie du récit et du style indirect libre, 1995, Seuil), speaker soit traduit par ENONCIATEUR, nous préférons choisir LOCUTEUR pour éviter la confusion. En 3.4. de la première partie de cette thèse, nous avons étudié les notions de sujet parlant, locuteur et

énonciateur. Nous y avons dit que l’énonciateur correspond à ce que nous appelons le point de vue. De plus,

Selon ce principe, la différence entre le discours indirect et le discours direct s’éclaircit. Dans le discours indirect, associé à un E unique, tous les déictiques temporels se réfèrent nécessairement non au moment de l’émission de la parole citée mais au moment de parole du locuteur.

Une des particularités essentielles de la théorie de Banfield est qu’elle insiste sur le fait qu’il ne peut y avoir qu’un seul référent (le locuteur de la phrase en question) auquel se référent tous les éléments expressifs, comme le pronom personnel à la première personne ou les déictiques temporels. Selon elle, la coexistence de deux subjectivités, ou de deux points de vue dans une phrase dominée par un E, est ainsi impossible.

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