• Aucun résultat trouvé

Le trésorier Naissance d'un office public à Fribourg

À Fribourg, le trésorier ou boursier – les sources attestent les deux appellations, parfois employées dans le même document – est le magistrat chargé de l'administration des finances de la ville. Cet office est mentionné pour la première fois dans l'ordonnance constitutionnelle du 1er juillet 1347107. Le document dit que le trésorier (burserius) est nommé en même temps

que le Conseil des Vingt-Quatre, les Deux-Cents et les autres magistrats de la ville, à la nativité de saint Jean-Baptiste, le 24 juin, quand l'assemblée électorale se réunit dans la chapelle de Notre-Dame (puis, dès 1404, dans l'église des Cordeliers). Cette ordonnance nous révèle encore que la fonction de boursier n'est pas un office nouveau, vu que lors de son élection il doit jurer d'accomplir son office sans faille, selon l'usage (ut est consuetum).

Si la figure du trésorier s'éclaircit après l'ordonnance de 1347, l'origine de cette fonction reste obscure. La nécessité de confier à une personne déterminée l'administration des finances de la ville suit la prise de conscience et l'affirmation d'une indépendance accrue face au seigneur. L'autorité municipale se charge de la gestion de ses ressources financières, davantage dans la mesure où elle obtient libre accès à des recettes fiscales, faisant anciennement partie des droits seigneuriaux. La fonction de trésorier, reprenant des tâches autrefois exercées par l'avoyer et par le percepteur du tonlieu108, qui détenaient leurs offices de la ville et du seigneur,

visait à centraliser les activités liées aux finances urbaines et à la gestion du trésor monétaire fribourgeois entre les mains d'un officier spécialisé, suivant l'exemple d'autres villes, qui vivaient le même affermissement d'autonomie face au pouvoir seigneurial.

La nécessité d'argent liquide et le besoin d'une gestion attentive et exercée des finances municipales trouvaient des excellents appuis dans les riches familles bourgeoises (Dives, Velga, Duens, Praroman, etc.), qui disposaient d'importants capitaux et qui, en cas de déficit, garantissaient l'anticipation des sommes nécessaires puisant dans leur propre fortune.Parfois l'autorité fribourgeoise recourut également aux prêteurs d’argent d'origine piémontaise, installés dans la rue principale du marché de la ville: les Lombards. La Handfeste de 1249

107 AEF, Affaires de la ville, A 37; RD III, 171.

108 Le mot thelonearius est attesté seulement jusqu'en 1249 (dans la Handfeste). Cet office fut successivement

indiqué avec le terme français 'vendier' ('vender' ou 'vendeir'). Le tonlieu était une taxe de marché, dont une partie était encaissée par le seigneur et une partie par la ville. Le droit à percevoir le tonlieu seigneurial fut racheté par la ville en 1336.

DAMIANO ROBBIANI

28

défendait aux bourgeois l'activité du prêt à intérêt, mais cette clause perdit assez rapidement sa valeur pratique, car ces usuriers furent reçus dans la bourgeoisie en 1336, quelque temps après leur installation à Fribourg à la fin du XIIIe siècle109. Pour pouvoir exercer leur activité, les

Lombards étaient tenus de payer une taxe au seigneur de la ville110.

Les documents du début du XIVe siècle parlent de mercatores astenses, originaires d'Asti au Piémont et appartenant aux familles de la classe dirigeante de leur pays. En 1303, ils sont exemptés de leur contribution annuelle de bourgeoise, à cause d'un prêt important à la ville de 100 livres fait sans intérêt111. Le renoncement à percevoir l'intérêt peut être lu comme une

justification morale, décharge utilitariste qui visait à rechercher l'acceptation de leur activité, et comme un rapport de collaboration et de confiance instauré entre la ville et les usuriers. Ce document nous a laissé leurs noms: Aubertinus Thome, Mannellus Thome et Georgius Asinarii. Il s'agissait d'une société composée de plusieurs membres de familles différentes, où chacun apportait son propre capital et recevait la quote-part des bénéfices correspondante à la richesse investie112.

Ces usuriers réapparaissent dans un deuxième diplôme de 1310113, par lequel le duc

Léopold d'Autriche, seigneur de la ville, hypothèque à Pierre de Gruyère et à Guillaume de Montagny, afin de récompenser leur soutien militaire lors d'une expédition "ad partes Ytaliae", le tonlieu et le cens foncier (theyses)114 de Fribourg, plus les 60 livres que les "mercatores astenses"

doivent lui payer chaque année, afin de pouvoir exercer leur métier. On nomme ici Manuelem Thome, Albertus Thome, Georgius Asinarium et Menfriodus Alferium. En 1336115, ces revenus fiscaux

sont rachetés par la ville de Fribourg à Pierre de Gruyère et aux héritiers de Guillaume de Montagny pour 200 marcs d'argent. Ces derniers documents ne parlent plus de "mercatores astenses" mais de "Lombardi".

Plusieurs autorités urbaines et seigneuriales européennes, nécessitant d'importantes sommes d'argent, engagèrent leurs revenus fiscaux aux Lombards. Ces genres de prêts ne furent pas rares, mais sans jamais devenir une spécialisation des usuriers, qui préféraient les transactions de caractère privé, plus sûres et moins embrouillées116.

Si la ville de Fribourg ne dédaigna pas de se servir des banquiers, pour des emprunts directs elle préférait se tourner vers ses bourgeois les plus aisés, créanciers, fidéjusseurs et à leur tour également débiteurs occasionnels. La concurrence des prêteurs locaux, qui étaient restés la

109 Présence attestée dès le 4 juillet 1295 (Fontes Rerum Bernensium: Berns Geschichtsquellen, Bern, 1883-1956, vol.

3, p. 622, doc. 631).

110 Le montant de cette taxe était fixé à 60 livres, jusqu'au rachat de cette entrée par la ville en 1336. Dès lors

les Lombards étaient tenus de payer 140 livres par année contre l'autorisation à demeurer avec leurs familles à l'intérieur des murs de la ville, pendant vingt ans. Ils étaient en plus exemptés de toute espèce d'impôt et du service militaire (AEF, Traités et contrats, 361).

111 AEF, Affaires de la ville, A 7; RD II, 73.

112 Voir SCARCIA, Lombardi oltralpe nel Trecento; Giulia SCARCIA, " Des usuriers bien intégrés. Le Trecento

fribourgeois des prêteurs lombards", Annales fribourgeoises, 67 (2005).

113 RD II, 86.

114 Le cens foncier direct payé annuellement sur les chesaux de la ville. 115 RD II, 125, 126.

116 Renato BORDONE,L'uomo del Banco dei Pegni. "Lombardi" e mercato del denaro nell'Europa Medievale, Torino,

LE TRESORIER. NAISSANCE D'UN OFFICE PUBLIC A FRIBOURG

29 principale source de crédit de l'administration urbaine et des personnes physiques, et l'entrée des juifs dans le panorama du prêt fribourgeois, contribuèrent à la disparition de l'activité usuraire des Lombards117.

La création du nouvel office de trésorier peut être fixée aux alentours de 1336, quand les revenus fiscaux du tonlieu et du cens foncier furent rachetés par la ville. Chargé d'une nouvelle responsabilité qui modifia son équilibre financier, Fribourg dut confier l'administration de cet argent à un homme de confiance, un fonctionnaire qui se serait également occupé de la gestion des autres recettes et surtout des dépenses de la communauté. La création de la charge de boursier municipal marquerait donc l'indépendance accrue de la ville vis-à-vis de son seigneur et une nouvelle autonomie financière.

Deux années auparavant, l'ordonnance du 18 novembre 1334118, connue comme l'acte

d'institution de l'office de bourgmestre, qui n'avait pas encore acquis ce nom, chargeait Rodolphe de Vuippens, chevalier et seigneur de Gümmenen, de la perception des amendes municipales (enons, einons)119:

[...] ipsum Rodulphum de Wippens elegimus concorditer ad exercendum, exequendum, inquirendum, exigendum, recuperandum et recipiendum dictos enons, et negocia, instrumenta computum et aedificia dictae villae nostrae, omnibus modis et formis, quibus advocatus noster

exercere, exequi, inquirere, exigere, recuperare et recipere tenebatur et hactenus consuevit120.

La naissance de l'office de trésorier pourrait donc être anticipée à 1334, si on interprète ce document comme l'institution parallèle, et même commune, des offices de trésorier et bourgmestre, qui aurait été motivée par l'accumulation de charges liées à l'argent que l'avoyer n'arrivait plus à gérer. Les deux charges se seraient différenciées avec la nécessité d'une ultérieure spécialisation des offices urbains. L'ordonnance constitutionnelle de 1347, sous le terme de burserius, pourrait ainsi se référer encore à un fonctionnaire entre le bourgmestre et le trésorier, déchargeant l'avoyer de l'administration des finances publiques et de la perception des amendes municipales, ou bien les deux offices auraient pu se différencier déjà en 1336, avec l'acquisition de nouvelles recettes fiscales. Les deux charges étaient sûrement distinctes en 1363, lorsqu’on commença à tenir le premier recueil des ordonnances de la ville121.

À Genève, le receveur général apparut seulement vers 1406, remplaçant les syndics dans l'accomplissement de ces tâches financières. Contrairement à Fribourg, au XVe siècle les fonctionnaires genevois furent surtout des notaires, alors que seulement plus tard, ils

117SCARCIA,"Le Trecento fribourgeois des prêteurs lombards", p. 14-17. 118 AEF, Affaires de la ville, A 9b et 10b; RD II, 115.

119 Le mot 'enon', de l'allemand Einung, indique la sanction payée lors d'une atteinte à la paix publique de la

ville, donc de la communauté. L'enon était perçu par le bourgmestre et auparavant par l'avoyer.

120 RD II, 115.

DAMIANO ROBBIANI

30

provinrent de la bourgeoisie marchande. Selon Caesar, le receveur général constituait alors, avec le secrétaire, le noyau dur de l'administration de la communauté122.

Dans les documents fribourgeois de la première moitié du XIVe siècle concernant le trésor de la ville et les finances urbaines – actes de payements, prêts, remboursements, etc. – le notaire s'adressait la plupart du temps directement à l'entité juridique de la ville (avoyer, Conseil et Communauté), sans passer par un intermédiaire banquier ou privé, ou un fonctionnaire spécialisé. Fait exception un acte de 1341123, quand le machiniste Albert Sang

reçut de l'avoyer, conseillers et communauté de Fribourg, par la main de Jacques de Tüdingen124, bourgeois, 100 florins en paiement de ses ouvrages faits pour la ville. La même

année125, Jean d'Ecke, messager du comte de Thierstein, affirma avoir reçu de l'avoyer,

conseils et communauté de Fribourg, par la main de Jacques Dives, avoyer de Fribourg, la somme de 100 florins d'or et 25 livres lausannoises. Alors que, en 1358, c'est un trésorier, Jean deis Prumiers, la personne chargée du paiement, au nom de la ville de Fribourg, d'un prêt demandé au forgeron Jacques Frener. La création de la nouvelle fonction de trésorier, sa reconnaissance publique et sa considération dans les actes officiels, requirent le temps nécessaire à l'affermissement du prestige de cette charge.

Dès la deuxième moitié du XIVe siècle, les sources documentaires commencent à mentionner les noms des premiers trésoriers fribourgeois connus par les historiens. Les personnes occupant cette charge ont la caractéristique commune d'être des hommes aisés habitant la ville de Fribourg, avec de solides bases financières, souvent enrichis par le commerce. Leur métier, non seulement est une garantie de compétence dans la fonction acquise, mais nous révèle que, vraisemblablement, le trésor de la ville était investi dans leur fortune privée et vice-versa; il faut, en effet, oublier une distinction bien tranchée entre affaires privées et affaires publiques. Cette collaboration à double profit est d'ailleurs en continuité avec le rôle de garantie financière joué par les riches familles bourgeoises précurseures des trésoriers. Ce rôle sera assuré encore successivement par de nombreux prêts et contributions en argent. Deux exemples suffiront ici à témoigner de cet aspect: en 1358, la ville de Fribourg vendit pour cinq ans les revenus de douane (le tonlieu), du poids et un cens annuel de 30 livres sur l'abattoir, pour 900 livres lausannoises. La somme, pratiquement un prêt d'argent, fut versée par Wibertus Bugniet, Richard Peldevel, Jacquet Lombard et Jean Berchi, de riches bourgeois. Deux d'entre eux occuperont successivement la charge de trésorier de la ville126. De

même, au début du XVe siècle, lors de l'achat par Fribourg de la seigneurie de Grasbourg et des fiefs de Thierstein, des bourgeois aisés furent appelés à participer activement à ces

122 CAESAR, Le pouvoir en ville, p. 182. 123 RD III, 158.

124 Les documents de l'époque témoignent d'un Jacques de Duens orfèvre, bourgeois de Fribourg, qui, en

1343, s'occupa de remettre au comte Aymo de Savoie un diplôme de l'empereur Henri renfermant 4000 marcs d'argent, lequel avait été mis en dépôt dans le monastère d'Hauterive, et qui paya aux religieux ce qu'il leur devait pour ce dépôt (GUMY 1148, 1307).

125 RD III, 152.

LE TRESORIER. NAISSANCE D'UN OFFICE PUBLIC A FRIBOURG

31 acquisitions, parmi lesquels trois trésoriers actifs pendant la première moitié du siècle: Hensli Bonvisin, Jacob de Praroman et Pierre Morsel127.

Le trésorier, grâce aux compétences acquises dans la gestion des finances et le commerce, et grâce à sa connaissance des espèces courantes, prenait également une part active à la politique monétaire de la ville, qui profitait de ses aptitudes pour légiférer sur les questions monétaires et contrôler les diverses émissions. L'habileté dans la gestion de l'argent, la connaissance des règles du marché et un patrimoine solide sont une fois de plus confirmées comme les qualités nécessaires au bon accomplissement de cet office. L'étude des personnalités qui occupèrent la fonction de trésorier jusqu'en 1481, nous permettra de souligner une fois de plus cet aspect fondamental.