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9 Administration et fonctionnement

9.1. b Vins d'honneur

La rubrique des vins d'honneur s'insère dans la tradition médiévale des cadeaux alimentaires qui avaient pour fonction de nouer de bonnes relations et d'entretenir des alliances ou des appuis14. Il s’agissait non seulement d’amadouer l’interlocuteur par ce pot-de-vin, mais aussi de

13 La quantité de courses effectuées chaque semestre est dans la moyenne des autres villes européennes au XVe

siècle. Le système de messagerie fribourgeois était part d'un système administratif, que, une fois de plus, nous découvrons être organisé à partir d'influences variées et très étendues, qui sortent du simple contexte politique local.

14 Cf. Bruno LAURIOUX, Manger au Moyen Age. Pratiques et discours alimentaires en Europe au XIVe et XVe siècles, Paris,

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75 prouver par ce geste qu’il s’agissait d’une négociation officielle15. Plusieurs villes européennes

consacraient à cet usage une rubrique comptable, parfois désignée sous le titre de "dons gracieux". Dans les comptes de la ville zaehringienne, l'intitulé de cette rubrique leur est particulier: le mot 'schengar' ou 'schenkar', de la formule "mession por schengar", vient du moyen haut- allemand 'schenken', verser à boire, et est propre au parler fribourgeois. Les comptes témoignent aussi de l'emploi des intitulés mission pour le vin deis schenguement ou simplement les schenguement. Ces dépenses suivent normalement les chapitres consacrés aux députations à cheval et aux messagers à pied, car le don des vins d'honneur était perçu comme une autre forme de relation diplomatique avec des autorités politiques ou religieuses. Elles occupent ainsi une place première dans les comptes, même si les sommes dépensées sont rarement importantes.

Cette rubrique comptable, en plus de présenter les liens politiques entretenus par Fribourg, retrace un chapitre du commerce du vin dans la ville16. Si on analyse les nombreuses ordonnances

fixant le prix du vin17, qui était strictement surveillé, on s'aperçoit que l'argent déboursé par le

trésorier pour l'achat de cette marchandise correspondait, sans surprise, au coût d'un vin de bonne qualité. Le vin consommé à Fribourg provenait principalement des régions autour des lacs de Lausanne (Lavaux, Genève), de Neuchâtel, de Morat et de Bienne (Neuchâtel, Vully, Cerlier et Morat) ou du Valais et il était vendu devant l'ancien hôpital. La qualité de la boisson commercialisée était testée par des dégustateurs-contrôleurs, les agottioux18.

Les premiers semestres étudiés consignent des notices très détaillées où le trésorier prend soin de noter les bénéficiaires des présents, la quantité et la qualité des pots de vin servis. On apprend ainsi que la quantité dépendait du nombre de personnes faisant partie de la députation et de leur statut. Le vin pouvait être blanc, rouge ou épicé – le claret (clarey) à base de vin rouge – et vieilli (vin vieulx) ou jeune (vin novel)19. La provenance n'était notée que si elle désignait un vin prisé

comme celui de Chautagne20 (Choutagny) ou d'Alsace (Auczay) et plus tard celui de Bourgogne. La

boisson était servie dans des pots ou des channes (chagnes) – une channe équivalant trois pots – en poterie ou étain21.

Le premier semestre 1414, la ville offrit 136 pots de claret et 296 pots de vin blanc ou rouge pour un total de 44 députations. Le claret correspondait à la qualité la plus chère, puisqu'il était enrichi de miel et d'épices – environ 1 sou 8 deniers le pot –, et il n'était jamais servi seul, mais

15 Keiko KOYAMA, "Les députés de Lyon en cour et l’art des communications de la ville et du pouvoir royal au

XVIe siècle", Parliaments, Estates and Representation, 38/2 (2018), p. 152-153.

16 Voir aussi SEEWER, "Die Bedeutung des Weins".

17 PCL 156, 221, 222, 245, 252, 278, 279, 393. Le prix maximal d'un pot de vin oscillait entre 3 et 9 deniers

pendant la première moitié du XVe siècle. Il variait également selon la provenance du vin vendu: les vins produits sur les bords du lac Léman étaient légèrement plus chers que ceux de la région des lacs de Morat, Neuchâtel et Bienne.

18 PCL 549.

19 En 1476 un pot de vin vieilli coûtait 16 deniers, alors qu'un pot de vin jeune coûtait 12 deniers (CT 148

(1476/II), p. 32).

20 La Chautagne est une région de la Haute-Savoie s'étendant sur la rive orientale du Rhône. Berchtold croyait à

tort qu'il s'agissait d'un vin du Valais: du "Chontagny" (Jean Nicolas Elisabeth BERCHTOLD, Histoire du Canton de

Fribourg, vol. 1, Fribourg, 1841, p. 237). Voir aussi SEEWER, "Die Bedeutung des Weins", p. 16.

21 Une chevalée = 100 pots; une bosse de vin = 3 ou 4 chevalées. Avant l'introduction du système décimal, le pot

valait 1,576 litres, ce qui semble fort exagéré et qui ne correspond probablement pas à la situation du XVe siècle (cf. MORARD, "Les troubles du Valais", p. 205 n. 23).

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toujours accompagné d'un autre vin brut22. Le Chautagne, comme le claret, était proposé avec un

autre vin, de préférence du blanc; il coûtait environ 1 sou le pot. Le vin d'Alsace fut servi seulement une fois avec du claret et coûta 8 deniers le pot, alors que le prix des autres qualités de vin était d'environ 5-6 deniers le pot. Les "schenguements" étaient souvent composés d'un vin prisé, doux ou épicé, accompagné d'une même quantité de vin rouge ou blanc. Exceptionnellement, cette rubrique pouvait contenir d'autres cadeaux alimentaires qui accompagnaient le vin, comme "pain et fromage", ou bien l'achat de bois et chandelles23.

Dès le premier semestre 1439, les trésoriers fribourgeois commencèrent à ne plus noter que les achats de vin en gros en renonçant aux achats au détail24. Le chapitre "Mission por schengar"

présente donc peu de renseignements:

Primo a delivrar le borsier ou dorey d'Oron pour VI bosses de vin c'est assavoir II bosses de vin

roge et IV bosses de vin blanc qui costent renduz a Fribor encloz l'onguelt – 223 lbr. 19 s. 6 d.

Et contiegniont lesdictes bosses VIII muis II sexter, et coste le muis dou premier achet – 14 lbr.25

Le semestre suivant, l'orfèvre d'Oron, cité dans ce poste de dépenses, fut récompensé d'une aune de drap valant 50 sous pour plusieurs services rendus à la ville, dont l'achat de vin pour elle26. Le trésorier, outre le coût du produit, remboursait à l'acheteur les frais de transport, les

péages et les frais de mesurage.

En octobre 1441, Hensli Helpach, grand sautier et maître d'hôtel à l'enseigne de l'Auge puis banneret du Bourg et conseiller des Vingt-Quatre, reçut un paiement pour tous les "schenguemens" du semestre concerné, après avoir vérifié ses comptes avec le trésorier27. On découvre ainsi que, à

partir de cette époque, un aubergiste était chargé de la distribution des vins d'honneur offerts par la ville et qu'il devait tenir une comptabilité. Lorsque d'autres taverniers de Fribourg versaient du vin à des ambassadeurs de passage, le trésorier les remboursait en notant des entrées sous cette rubrique ou celle consacrée aux dépenses diverses. À partir des années 1460, les trésoriers recommencèrent à enregistrer dans leurs comptes le nombre de pots et de channes offerts par la ville.

Les dépenses occasionnées par les vins d'honneur semblent avoir été constantes pendant toute la période étudiée, avec toutefois un pic au premier semestre 1439, quand la ville acheta du vin en gros pour 223 livres 19 sous 6 deniers (soit 12.5% des dépenses globales), et une sensible augmentation dès 1474. La somme la plus élevée fut dépensée au deuxième semestre 1476 lorsque on attint 842 livres 14 sous 8 deniers, alors que la moyenne était de 59 livres (soit 1.6%

22 Selon Berchtold,on cessa d'offrir le claret en 1438 et on y substitua du vin rouge du Valais, de la Savoie ou de

l'Alsace (BERCHTOLD, Histoire du Canton de Fribourg, vol. 1, p. 237 n. 1), mais il se trompe: cf., par exemple, CT 98

(1451/II), p. 35.

23 Cf., par exemple, CT 149 (1477/I), p. 51-58.

24 "A raison de la cherté du vin, on ne l'a plus acheté au détail pour les vins d'honneur, mais en gros" (BCUF, L

432, V, p. 286). Ce ne fut pas le cas au premier semestre 1442.

25 CT 73 (1439/I), p. 27. 26 CT 74c (1439/II), p. 34.

27 CT 78 (1441/II): "Primo a Hensli Helpach por VIXXet VII pot de vin que ly ville haz schengar a plusours gens lo

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77 des dépenses globales): à ce moment furent distribués 12'927 pots de vin, afin de remercier les alliés de la ville pour leur aide pendant la guerre de Morat28.

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