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3. LE CHOIX D’UNE DEMARCHE ETHNO­SOCIOLOGIQUE

3.4. Le regard de l’ethnologue

de découvrir celles qu’on va se poser »58. C’est pourquoi dans sa thèse Jean Luc Canal précise qu’il ne s’agit pas de croire que « le chercheur aborde son étude en faisant fi de ce qu’il est, ce qu’il sait et ce qu’il pense. (…) Le chercheur participe à la réalité sociale qu’il étudie et qu’il aborde, comme tout un chacun, au travers d’"intentions" et de "visées"59 signifiantes. » 

Nous nous sommes orientée vers une ethnographie des espaces de pratique de la danse et du cirque dans notre lycée, que nous avons ensuite élargie à trois autres établissements. Et nous avons adopté la définition de l’anthropologue François Laplantine : « La perception ethnographique n’est pas quant à elle, de l’ordre de l’immédiateté de la vue, de la connaissance fulgurante de l’intuition, mais de la vision (et par conséquence de la connaissance) médiatisée, distancée, différée, réévaluée, instrumentée et dans tous les cas, retravaillée dans l’écriture »60. Cet auteur définit alors le regard de l’ethnographe comme « un regard, si ce n’est inquiet, du moins questionnant, qui part à la recherche de la signification des variations »61.  

3.4. Le regard de l’ethnologue

Pour révéler les tensions et les paradoxes méthodologiques que notre double posture implique, nous nous arrêterons sur les caractéristiques de la posture de l’ethnologue et celles du regard qu’il porte sur son terrain. 

La distance constitue l’axe prioritaire de la méthodologie employée par l’ethnologue. Faire l’expérience de l’immersion, ne signifie pas, pour le scientifique, de créer seulement des liens d’empathie avec les enquêtés, mais plutôt d’opérer un rapprochement, dans l’instant et une distance à postériori (grâce à l’écriture), pour pouvoir identifier au mieux des éléments porteurs de sens que la simple observation extérieure ne pourrait déceler. Malinowski [1922],

       

58 SCHWARTZ Olivier, 2002, L’empirisme irréductible, Paris, Nathan, collection Essais & Recherches, 1993, cité par Jean-Louis CANAL, Ethnographie d’une classe ordinaire de sixième en éducation physique : l’épreuve des limites, p. 66. 

59 SCHUTZ Alfred, 1987, Le chercheur et le quotidien, Klincksieck, cité par Jean-Louis CANAL, Ethnographie

d’une classe ordinaire de sixième en éducation physique : l’épreuve des limites, 2002, p. 66. 

60 LAPLANTINE François, 2005, La description ethnographique, collection 128, Paris, Armand Colin, [1996], p17. 

61 LAPLANTINE François, 2005, Op cit, p17.  

cité par Delalande62 mettait en avant la nécessité de « planter sa tente au milieu du village » afin de « saisir le point de vue de l’indigène ». Cette distance reste difficile à établir et se construit dans le texte final du chercheur. De part notre statut d’enseignante, une forme d’empathie pré-existait, en amont de notre recherche. La complexité résida pour nous dans la transformation de celle-ci. Il ne s’agissait pas pour nous de nier l’empathie que nous avions pour ces élèves, mais d’opérer un glissement de sa définition. Avant d’exposer les moyens que nous avons choisis pour constuire cette nouvelle posture, il semble nécessaire de revenir sur les usages de ce concept. Pour reprendre l’anthropologue Ghislaine Gallenga, « transitant de discipline en discipline, le concept d’empathie énonce un paradoxe. (…) On tourne autour, on y fait allusion mais le plus souvent l’empathie ne se voit reléguée qu’au rang de simple mot-valise (…) en raison de l’effet de halo qui entoure cette notion et de l’absence de savoirs référencés dans la discipline » 63. Ainsi le dossier thématique « l’empathie en anthropologie »64 qu’elle a coordonné pour le Journal des Anthropologues, met en évidence la complexité à définir clairement ce concept. Et il tient, in fine, au chercheur de proposer une définition singulière et inhérente aux caractéristiques de sa recherche et de son terrain d’étude. Ainsi, nous envisageons l’empathie comme « changement de point de vue » comme l’écrit la sociologue Magali Sizorn65, et par lequel l’ethnologue s’attache à construire de la distance avec son terrain, afin d’atteindre ou de s’employer à neutraliser ses jugements de valeurs. 

L’utilisation qu’il fait de l’espace peut être un de ses moyens d’action à ce niveau, ce qui n’empêche pas non plus d’être, à certains moments de l’observation, dans l’action avec les enquêtés : la prise de distance est alors plutôt réalisée à postériori.  

Et en tout état de fait, l’écriture constitue un élément essentiel de la distanciation du chercheur avec son terrain, lui permettant, d’identifier, pour comprendre et aller au-delà de la réalité.

Pour reprendre François Laplantine, « la description ethnographique n’est jamais un simple exercice de transcription ou de "codage", mais une activité de construction et de

       

62 DELALANDE Julie, 2007, Des recherches sur l’enfance au profit de l’anthropologie de l’école, in Ethnologie française, 2007/4, Vol 37, p 678. 

63 GALLENGA Ghislaine, 2008, L’empathie en anthropologie, in Journal des anthropologues n°114-115. 

64 GALLENGA Ghislaine, 2008, Op cit.

65  SIZORN Magali, 2008, Expérience partagée, empathie et construction de savoirs, in Journal des anthropologues, n°114-115, p. 29-44. 

 

traduction au cours de laquelle le chercheur produit plus qu’il ne reproduit, [et] nous insistons sur le fait que cette opération s’effectue non pas malgré, mais grâce au langage »66. Le rapport au temps du chercheur n’est pour lui pas question d’immédiateté, mais au contraire de durée, pour laisser advenir une connaissance fine, approfondie. Car comme l’explique C. Lévi -Strauss67, celui-ci « escompte toujours l’autre message qui pourrait être arraché à un interlocuteur, malgré sa réticence à se prononcer sur des questions dont les réponses n’ont pas été répétées à l’avance ». Le savant, ici l’ethnologue, est en recherche constante et progressive de « concept » apparaissant « comme l’opérateur de l’ouverture de l’ensemble avec lequel il travaille ». Au sein même de cette recherche, nous nous sommes contrainte à tenter de comprendre et non pas juger ce qui fait qu’il y a ou non engagement des élèves, afin d’identifier les valeurs que véhiculent ces pratiques à leurs yeux et d’en comprendre le sens. Cette position peut apparaître comme « schizophrénique » car le professeur est tenu par l’institution de « juger » ou plutôt d’évaluer sans cesse ses élèves. Il nous a fallu interroger les caractéristiques de ce « point de vue » de l’enseignant, et identifier ces caractéristiques principales. En premier lieu, pour reprendre Thérèse Perez-Roux, l’EPS a « tendance à entrer dans une forme d’"orthodoxie scolaire" renvoyant à l’ensemble des principes et usages traditionnellement admis au sein de l’école : primat de la culture intellectuelle, valorisation des connaissances abstraites et théoriques »68. Regarder les élèves revient à évaluer ce corpus de connaissances, leurs manques et leurs besoins. Autrement dit, il s’agit, moins de comprendre ce qui fait sens pour les élèves que d’identifier ce qu’ils connaissent de l’activité pratiquée, pour aller vers une maîtrise plus approfondie de celle-ci. Pour illustrer au travers de l’enseignement des APA, nous nous centrons, par exemple, sur leur connaissance des fondamentaux du mouvement (espace, corps, temps, énergie, relations…) et des rôles à endosser (interprète, chorégraphe/metteur en scène, spectateur), sur leur assimilation des principes de composition, etc… A partir de ces indicateurs, l’enseignant, fixe des objectifs pédagogiques, qu’il traduit en contenus d’enseignement, susceptibles d’aider les élèves à progresser dans l’appropriation de ces activités d’un point de vue « théorique ». D’autre part, l’EPS reste une discipline « spécifique ».

       

66 LAPLANTINE François, 2005, La description ethnographique, collection 128, Paris, Armand Colin, [1996].  67 LEVI-STRAUSS Claude, 1962, La pensée sauvage, Paris, Plon. 

68 PEREZ-ROUX Thérèse, 2011, Identité(s) professionnelle(s) des enseignants : les professeurs d’EPS entre appartenance et singularité, Paris, édition Revue EPS.

« Durant le cours l’enseignant gère tantôt le groupe classe tantôt un élève et se trouve dans l’obligation d’établir une relation de confiance pour déléguer certaines tâches et intervenir où il lui semble le plus opportun d’agir »69. En cela, il doit analyser les acquis corporels des élèves et leur capacité d’autonomie pour faire des choix dans l’instant de la séance. Ces acquis sont traduits en termes de compétences à développer, et le regard porté sur les élèves s’inscrit dans la prise d’informations, d’indices concrets lui permettant, non pas de comprendre le sens que donnent les élèves à leurs actions, mais les caractéristiques spécifiques de celles-ci, pour aller au-delà, au travers des apprentissages qu’il leur propose. Comme le note cette auteure, le rapport au temps et à l’espace dans les cours d’EPS comporte des spécificités, par rapport aux autres disciplines scolaires : « l’EPS permet de libérer les corps de la contrainte spatiale de la classe (…) [et] l’enseignant d’EPS engage aussi son corps dans cette relation pédagogique ». Et la mise en jeu du corps de l’enseignant dans les APA est d’autant plus prégnante, comme l’a montré Sophie Necker70

A partir de la définition de ce regard pédagogique, et pour construire un regard d’ethnologue immergé dans un terrain bien connu, par un jeu de tâtonnements successifs et de questionnements de notre propre pratique professionnelle, nous avons développé progressivement différents outils méthodologiques qui nous ont aidée à développer une autre perspective, visant à la construction d’une distanciation, conceptuelle et physique, avec ce terrain connu.