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4. PEDAGOGUE ET ETHNOLOGUE

4.1. Articuler deux points de vue

Urbain71 appelle "une ethnologie de proximité", où il s’agit de tenter de "devenir autre parmi les siens"72 ».

Alors que l’immersion s’est « imposée » à nous, en raison de notre statut d’enseignante, passer d’une « intention » à l’autre n’a pas été chose facile. La question du jugement fut incontournable. Enseignante et apprentie ethnographe, nous avons dû construire un regard distancié sur les élèves, tout en poursuivant notre acte pédagogique. Il a fallu construire une forme de distance avec les collègues pour nous centrer sur l’observation en tentant de répondre le moins possible à leurs sollicitations, sans les contrarier. En effet, dans notre pratique professionnelle, nous avons eu l’occasion de travailler avec ces collègues sur des projets communs, dans le même « bassin de formation », ce qui amènent à nous côtoyer régulièrement et à échanger sur différents sujets. Lors de nos venues dans leurs établissements, nous avons dû « éviter » avec tact (pour ne pas nuire à la qualité de notre relation professionnelle à venir) d’échanger de manière trop approfondie, afin de nous concentrer au mieux sur l’activité des élèves et le recueil de leurs paroles au cours des séances.  

Différents éléments ont permis d’identifier les caractéristiques des deux postures inhérentes à notre double statut, et ont aidé à développer progressivement une posture singulière tentant de combiner « bricolage pédagogique » et « bricolage méthodologique » de chercheuse.  

4.1. Articuler deux points de vue

La mise en place d’une vigilance accrue sur les différentes formes de jugement que nous pouvions porter et inhérentes à notre fonction d’enseignante, et de collègues, fut un point d’appui important dans la construction de notre méthodologie. Le jugement n’est pas ici entendu au sens de hiérarchisation et de catégorisation, mais avant tout de processus de repérage d’éléments pouvant renseigner sur des niveaux de pratique associées à des compétences correspondantes et des difficultés potentielles. Ce rapport au jugement a été envisagé selon deux axes sensiblement différents au sein de notre méthodologie.

       

71 URBAIN Jean Didier, 2003, Ethnologue mais pas trop, Paris : Petite bibliothèque Payot, cité par Betty Lefèvre. 

72 LEFEVRE Betty, 2015, Chercheuse et danseuse : du genre incorporé, in Recherches en danse [En ligne], 3 | 2015, mis en ligne le 19 janvier 2015. 

D’une part, lorsque les observations portaient sur nos élèves, il est apparu impossible d’évacuer toute forme d’évaluation des conduites de nos élèves, car nous avions à assumer notre rôle d’enseignante auprès de ces élèves. En revanche, nous nous sommes attachée à transformer la place accordée à cette procédure judicative, pour nous laisser la possibilité d’adopter, régulièrement dans les séances, le point de vue de l’ethnologue. Il s’agissait de « naviguer » d’un jugement de valeurs à l’identification des formes de la réalité, dans les relations, les interactions, pour décrire les conduites sociales observées et en cela, opérer un changement de point de vue. Il a fallu faire confiance à notre expertise dans la relance et la remédiation auprès des élèves pour nous en distancier, sans que la relation pédagogique n’en soit réellement affectée. L’exemple suivant permet d’illustrer notre propos, en prenant appui sur certains éléments caractéristiques de nos observations réalisées avec nos classes de seconde, en EPS : cycle cirque. Nos trois premières séances étaient articulées, à la fois autour de la découverte du fonctionnement de l’atelier de création (avec comme thématiques principales : espace de déplacement, rapport au temps, relations), et la découverte progressive des engins d’équilibre : boule d’équilibre73, tonneaux74, rolla-bolla75 et monocycles76. Les séances étaient séquencées en trois grandes parties : un atelier de création permettant la mise en éveil corporel et l’inscription dans une démarche de création, puis des ateliers de découverte de ces techniques (sensations, connaissances des règles de sécurité, recherche de maîtrise de son équilibre, et du déplacement sur équilibre avec parades). La fin de ces séances étaient systématiquement conclues par un temps de présentation public en quart ou demi-classe. Au cours de ces trois phases, notre regard, s’est bien sûr porté sur l’identification des besoins des élèves, et des risques potentiels, mais nous y avons associé un autre regard, non pas pédagogique, mais ethnographique, orienté vers la recherche du sens que ces activités prennent pour les élèves. Concrètement, lorsque certains de nos élèves de seconde, à l’occasion d’un atelier sur l’espace de déplacement, tournent en rond dans la salle, ne vont pas dans l’espace central, ne changent

       

73 La boule d’équilibre est une sphère, dont la surface est rigide, et dont le diamètre varie en moyenne entre 70 et 90 cm (il existe des sphères beaucoup plus grandes, mais elles sont peu utilisées en milieu scolaire) 

74 Engin d’équilibre souvent utilisé en milieu scolaire, soit en matière plastique, soit en métal, correspondant à un cylindre d’environ 120 cm de long et de 50 à 60 cm de diamètre. 

75 Aussi appelé « planche américain », cet engin d’équilibre est fréquemment utilisé dans le second degré car sa maîtrise est relativement rapide. Il correspond à une planche de bois de 70 cm de long sur 30 cm de large, posée en équilibre sur un cylindre de 30 cm de long et 12 à 15 cm de diamètre. 

76 Le monocycle correspond à un cycle à une seule roue. Cet engin d’équilibre est, majoritairement, le plus difficile à maîtriser pour les élèves. 

 

que rarement d’orientation, restent sur le niveau de la marche, nous avons proposé des relances, les contraignant à utiliser autrement l’espace. Mais parallèlement, choisissant une mise en retrait de l’espace de travail des élèves, nous avons observé, les attitudes, écouté leur parole, pour à la fois repérer les différentes formes d’engagement dans cette pratique et comprendre le sens que prenaient ces pratiques pour eux. Lors de la phase d’atelier de découverte, nous ne pouvions pas nous mettre en retrait, en raison de la nécessité de réguler l’activité des élèves et identifier rapidement les prises de risque éventuelles sur les engins d’équilibre, pour y remédier. Nous avons renforcé certains axes de notre organisation pédagogique, déjà orientée sur l’autonomie des élèves et la prise en charge de la sécurité des ateliers. Dans ce cas, nous étions dans un espace plus proche des élèves, pour aider et donner des consignes individuelles. Ainsi Sonia (séance n°1 cycle cirque EPS, 2nde lycée LF, novembre 2016), était tétanisée en montant sur la boule d’équilibre, malgré le fait qu’elle soit bloquée par des tapis et ne pouvait que peu bouger. Tout en donnant des consignes et reprenant en charge la parade de cette élève, nous ne nous somme pas focalisée sur notre objectif de l’aider à faire avancer cette sphère d’équilibre (qui était présent néanmoins), mais avant tout sur la compréhension de cette peur panique pour cet élève : les signes corporels nous permettant d’identifier cette peur et la résonnance chez elle de cette crainte, mais aussi, les mots qu’elle associait à cette épreuve (car il s’agissait ici pour elle d’une réelle épreuve à surmonter). A la fin de la séance, à l’interclasse, nous avons consigné certains de ces éléments, pour les reprendre ensuite chez nous, au travers de la description de cette situation. Cet exemple éclaire le travail de combinaison de deux regards que nous avons opéré progressivement au cours de cette recherche. Il ne s’agissait pas d’abandonner, notre rôle d’enseignante, mais dans une certaine mesure, développer un mode plus « automatique » dans nos relances, pour entendre les propos de nos élèves et comprendre leurs attitudes, moins au travers de nos attentes pédagogiques, que de nos interrogations de chercheuse. Nous ne pensons pas que ce glissement de point de vue ait minimisé l’efficacité de nos interventions auprès des élèves, en revanche, il a permis de prendre plus de distance et dans certains cas, offrir plus de liberté dans la gestion de leur autonomie dans leurs apprentissages. Et pour notre part, cette posture, consistant à « nous étonner de ce qui nous est le plus familier[…] et à rendre plus familier ce qui nous est étranger »77 côtoie aujourd’hui encore notre regard de pédagogue et a,

       

77 LAPLANTINE François, 1996, La description ethnographique, collection 128, Paris, Armand Colin, 2005.   

en ce sens, transformé durablement notre manière d’enseigner. Ce changement de point de vue est ainsi passé, par un « changement de perspective » pour reprendre Magali Sizorn78, nécessitant une adaptation de mon expérience professionnelle, quant à l’activité et la parole des élèves, les nôtres, mais aussi ceux d’autres enseignants d’EPS. Il s’agissait de me distancier du jugement quant aux difficultés et progressions des élèves, pour comprendre les récits relatant leurs vécus dans les APA de manière empathique, à savoir, pour reprendre les mots de cette chercheuse « les entendre », « les faire miens »79. Partager cette pratique donnait accès à des espaces d’échanges marqués par la confiance, et en cela a été bénéfique à la compréhension, des glissements entre les types d’engagement et la mouvance des formes d’attachement à ces pratiques. « Pour autant, le déplacement ne signifie pas indistinction des statuts et aspirations de chacun : si comprendre, c’est "prendre avec", la construction d’un savoir scientifique nécessite le maintien des rôles et identités des uns et des autres »80.