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Pour Vygotsky, comme nous venons de le dire, l’imitation d’un modèle montré par un adulte ou un autre enfant plus expert permet à l’enfant d’entamer un processus de développement mental supérieur (d’établir des zones proximales de développement), et en tout cas d’apprendre. Il apprend ainsi mieux que s’il avait eu à résoudre le même problème tout seul.

Certains de ses successeurs ont retenu avant tout cet aspect de l’imitation dans l’apprentissage. Parmi eux, mentionnons brièvement Wertsch, qui reprend de Vygotsky l’idée que le guidage du tuteur, d’abord interpersonnel, est progressivement intériorisé par l’enfant et devient ainsi intrapersonnel. Dans une étude (Wertsch 1979, Wertsch et Stone 1981), il démontre que le discours que l’enfant s’adresse à lui-même en effectuant une tâche n’est pas une simple verbalisation de ses actions. Il résout au contraire le problème en conversant avec lui-même ; en se posant les questions et en s’adressant les réponses. Cela lui permet de formuler les buts et sous-buts, de sélectionner et organiser les informations, etc. (Winnykamen 1990 : 139). Un autre successeur de Vygotsky, Bruner, pose également comme principe le caractère social du développement. Il caractérise le développement humain comme « un processus d’assistance, de collaboration entre enfant et adulte, l’adulte agissant comme médiateur de la culture » (Bruner 1983 : 8). Comme chez Vygotsky, le langage joue un rôle central dans la médiation culturelle, car il est le moyen de la conscience (la réflexion) et en même temps de la communication et des relations sociales. L’adulte dispose de moyens d’expression divers et s’adresse à travers eux à l’enfant. Il met en place des rituels interactifs que l’enfant intériorise et qui lui permettront plus tard de déchiffrer et d’encoder à son tour le code du langage. Le langage a tout d’abord une fonction d’appropriation, avant celle d’action ou d’expression.

Il ne s’agit pas bien sûr pour l’enfant d’avoir les mêmes représentations que l’adulte, mais plutôt d’utiliser le même système de signes que lui, à la fois pour communiquer et pour construire la représentation (Bruner 1983 : 290).

L’enfant apprend notamment par l’imitation et par le jeu (Deleau, dans la présentation de Bruner 1983 : 25-26). Bruner souligne bien que l’imitation est un apprentissage par observation et se distingue du simple mimétisme.

Cette observation a lieu dans un cadre précis : celui d’une situation d’interaction dyadique et dissymétrique entre un adulte (expert) et un enfant (novice). L’adulte représente et transmet la culture à un novice dans un but commun, qui est l’accès de l’enfant à la culture. L’objectif ultime partagé est la réduction de la dissymétrie entre les deux. Lors de l’interaction, l’expert reconnaît une zone proximale de développement chez le novice et ajuste son comportement dans cette action conjointe. En effet, dans la relation de tutelle, l’adulte fournit à l’enfant un modèle, mais son action ne se limite pas à cela. Une notion sur laquelle insiste Bruner tout particulièrement est celle d’étayage. En effet, l’adulte étaye la tâche et ne donne à faire à l’enfant que ce qui est dans le domaine de ses possibilités. Par conséquent, il a une fonction de soutien et doit très bien organiser ses interventions. L’enfant peut ainsi réaliser la tâche toute entière, en même temps qu’il apprend beaucoup plus vite à la réaliser que s’il avait été seul.

Bien réalisé, le soutien commence par une séduction de l’enfant pour l’amener à faire les actions qui produisent des solutions reconnaissables-pour-lui. Une fois cela réalisé, le tuteur peut faire comprendre à l’enfant ses méprises. Pour finir, le tuteur s’en tient à un rôle de validation jusqu’à ce que l’élève soit déclaré quitte et puisse voler de ses propres ailes (Bruner 1983 : 275).

Il existe néanmoins une condition pour que l’enfant puisse progresser. Il doit comprendre la solution, ou le « modèle », avant de le (re)produire. S’il est incapable de reconnaître une solution d’un certain type de problèmes à résoudre, il ne saura pas mettre en œuvre les conduites pour le résoudre sans aide. Par conséquent, l’apparition de l’imitation « dépend de la compréhension préalable par l’enfant de la place de l’action dans la tâche » (Bruner 1983 : 279).

Bruner (1983 : 277-279) identifie différentes fonctions du soutien fourni par l’expert. La première est l’enrôlement, c’est-à-dire la focalisation de l’intérêt de l’enfant sur la tâche. La deuxième consiste en la réduction des degrés de liberté, ou autrement dit en un découpage de la tâche en sous-tâches que l’enfant sera capable de reconnaître et d’exécuter ; éventuellement le tuteur comble également les lacunes de l’enfant. Le

maintien de l’orientation signifie la focalisation des efforts de l’enfant pour poursuivre un objectif fixé ; il ne doit pas dévier sur un autre objectif et pas non plus perdre la motivation. À travers la signalisation des caractéristiques déterminantes, l’adulte met en avant les traits de la tâche qu’il est important de reconnaître pour pouvoir l’accomplir et fait remarquer à l’enfant ses éventuels écarts. Le contrôle de la frustration signifie qu’en découpant et ajustant l’activité aux capacités réelles ou en développement de l’enfant, la tâche est simplifiée et le risque d’un sentiment d’échec et de découragement est ainsi réduit. La démonstration, enfin, est non seulement l’exécution

exemplaire de la tâche, mais plus souvent encore la reprise d’une tentative de solution faite par l’enfant, mais légèrement modifiée, si bien que l’enfant peut à son tour imiter cette solution en l’adaptant encore davantage à la tâche.

Dans l’étayage, l’adulte s’efforce ainsi d’identifier les difficultés, d’ajuster la tâche aux compétences de l’enfant, de maintenir son attention et l’interaction. Il organise le monde pour l’enfant et a pour ce faire recours à des formats de communication. L’interaction sociale est alors définie comme « l’interaction interpersonnelle entre l’enfant ou l’adulte dans le contexte social de la culture » (Bruner 1983 : 288). Les formats sont dans ce cadre des situations simplifiées qui encadrent les actions des enfants et leur donnent des sous-tâches maîtrisables. Les formats consistent en des structures de base, standardisées, de l’échange. Elles permettent de structurer la communication et pour l’adulte et pour l’enfant d’élaborer des routines. Les routines aident d’ailleurs non seulement l’enfant à apprendre le langage, mais interviennent dans beaucoup d’autres situations d’apprentissage (Gilly 1995 : 139).

L’imitation-modélisation dans des dyades dissymétriques

Bruner le formule clairement : il s’agit pour lui d’une situation en dyade dissymétrique, dont le prototype est la relation entre mère et enfant. Dans son étude (Bruner 1983), il compare la situation en dyade non paritaire à la situation où un enfant ne profite pas d’aide extérieure et est donc laissé en totale autonomie dans la résolution de problème.

Winnykamen introduit un concept de l’imitation qui englobe celui de l’étayage de Bruner. Elle le désigne comme imitation-modélisation ou encore comme apprentissage

par observation et selon elle, « L’activité imitative consiste en l’utilisation intentionnelle des actions observées d’autrui, en tant que source d’information en vue d’atteindre son propre but » (Winnykamen 1990 : 105). Cette forme d’imitation peut exister aussi bien en dyade asymétrique que symétrique.

L’imitation active et cognitive où un sujet imite la façon de l’autre de résoudre un problème (par exemple la façon d’appliquer une règle) a été observée dans la situation symétrique, mais elle y reste néanmoins plus rare que dans une situation nettement dissymétrique entre un expert et un novice. Cette situation dissymétrique est encore autrement appelée de guidage-tutelle, ou, dans notre cas, tutorée ou accompagnée. Le fonctionnement de l’imitation-modélisation y est exactement le même. La situation de guidage-tutelle cible l’acquisition de compétences par le novice et se définit ainsi :

Les interactions de guidage-tutelle peuvent se définir par des formes d’organisation des échanges dissymétriques, en situation de construction, d’acquisition et de transmission de connaissances, sous certaines conditions : les interventions d‘un sujet (l’expert ou tuteur) permettent à l’autre (le novice ou tutoré) de progresser dans la résolution du problème (Winnykamen 1990 : 125).

Pour qu’elle puisse avoir lieu, l’élève doit être intéressé par le problème qu’il s’agit de résoudre. L’aide apportée par l’expert doit être une aide instrumentale dans l’exécution de la tâche, et non une aide de substitution. L’objectif du novice est de faire, celui de l’expert de faire faire. Autrement dit, il y a interaction de guidage pour la construction et l’acquisition d’un savoir ou d’un savoir-faire dans le cas de « toute situation interpersonnelle (souvent dyadique) où se retrouvent les trois conditions principales suivantes : dissymétrie plus ou moins spécifique ou générale face à la compétence à acquérir, enrôlement effectif des partenaires et différence mais convergence des buts dans l’interaction » (Winnykamen 1990 : 126). L’étayage de Bruner (décrit plus haut) fait partie de la situation de guidage-tutelle, et surtout de la situation d’imitation-modélisation.

D’autres formes d’imitation existent, mais soit elles ne concernent pas une interaction entre expert et novice, soit les deux sujets ne sont pas conjointement et activement enrôlés dans la tâche ; par exemple, l’expert peut ne pas ajuster sa conduite, voire même ne pas être conscient d’être imité. Dans l’imitation-modélisation par contre, le modèle, c’est-à-dire le tuteur, modifie sa construction en fonction des observations faites des réponses données par le novice. L’objectif de l’expert dans cette interaction est d’aider le novice (l’étayer) dans la progression vers une nouvelle compétence spécifique. Pour le novice, il s’agit de progresser et de diminuer ainsi l’écart entre lui et le tuteur dans la capacité de résoudre le problème en question. L’interaction consiste en réalité en un aller-retour constant entre production et ajustement de sa production par chacun des sujets en fonction de la production de l’autre. Le sujet observant modifie sa production en fonction de celle du sujet modèle, qui à son tour modifie la sienne en fonction de celle du sujet observant, etc. Les modifications du sujet modèle (ou l’étayage) consistent en l’élimination des éléments parasites ou la mise en avant des caractéristiques pertinentes que le novice doit reconnaître s’il veut mener à bien la tâche.

Dans ce type d’acquisition de connaissances, il est évident que les éléments cognitifs jouent un rôle important. Or, un autre facteur joue un rôle pour que l’interaction ne soit pas interrompue : il s’agit du facteur motivationnel. La motivation est déterminée par la relation entre les deux sujets, par le désir qu’a le sujet observant d’acquérir la compétence en question, par son sentiment d’efficacité personnelle, par les effets positifs attendus de son apprentissage, par sa perception et son attitude envers le problème à résoudre, ainsi que son attitude envers la situation de guidage-tutelle (Winnykamen 1990 : 149). Pour le dire autrement, l’imitation-modélisation peut être efficace en termes d’apprentissage, mais ne l’est pas obligatoirement ; cela dépend entre autres des enjeux sociaux de la situation.

L’imitation-modélisation dans des dyades symétriques

En situation symétrique, l’efficacité du conflit socio-cognitif a maintes fois été mise en avant pour la résolution de problèmes (nous y reviendrons plus loin, cf. 3.2.2.). Or, ce n’est pas le seul mode de fonctionnement interactif dans les dyades paritaires. D’autres fonctionnements peuvent provoquer la perturbation intra-individuelle nécessaire à la progression. L’imitation a une place beaucoup moins importante dans la théorie de l’apprentissage socio-cognitif, mais n’y est pas non plus niée. Selon Winnykamen, l’imitation-modélisation pourrait être expliquée par le conflit socio- cognitif et en constituerait en fait un cas particulier. Le sujet se rend compte des contradictions entre sa propre façon de voir et celle qui lui est présentée. La déstabilisation a lieu si l’explication donnée se révèle être plus stable et plus cohérente que celle donnée par le sujet. Le conflit serait dans ce cas exclusivement interne au sujet.

Dans le cas d’interactions effectives dans des dyades paritaires, la régulation, pourvu qu’elle s’effectue sur le plan cognitif, conduit au progrès. Toutes les positions sont d’accord sur ce point, qu’elles se réfèrent à la régulation du conflit socio-cognitif (…) ou à la transmission sociale (…). De même, une forme particulière, implicite, de conflit socio-cognitif peut constituer le mécanisme sous- jacent aux acquisitions par observation (Winnykamen 1990 : 100-101).

Il ne suffit cependant pas de voir comment font les autres, sans explication, pour progresser. D’autant plus que le sujet ne sait pas si l’information qu’il prélève est juste ou fausse. Une interaction est donc nécessaire pour progresser.

L’observation se fait de manière active, même si cette activité n’est pas toujours observable, car elle est intériorisée et cognitive (l’enfant va sélectionner, trier, prélever, organiser, etc.). Dans l’imitation, les réponses du modèle ne sont pas simplement répétées. La réponse est appréhendée consciemment, voire même comprise – elle entre dans la zone proximale du sujet – avant d’être imitée.

Pour cette raison, l’enfant ne régresse pas au contact d’une réponse fausse ou de niveau inférieur à ce qu’il serait capable de produire. Winnykamen fait une nette distinction entre imitation-modélisation d’un côté et influence sociale et complaisance de l’autre. En effet, il arrive parfois qu’un enfant plus avancé reproduise les réponses données par un enfant de niveau inférieur – ou surtout d’un adulte qui en présence de l’enfant montre un modèle erroné. En situation expérimentale, seul dans ce dernier cas les enfants peuvent être influencés et donner également une réponse erronée. Or, s’ils sont de nouveau confrontés à un problème du même type, ils ne reproduisent pas le mauvais modèle. Ils n’ont donc pas régressé. Cela prouve qu’ils ont agi, dans la première situation, par influence sociale. Par conséquent, si l’influence sociale peut orienter les réponses du sujet, elle n’en affecte pas de manière automatique son apprentissage. La complaisance, quant à elle, représente une forme particulière d’influence sociale. L’objectif de la complaisance est d’éviter le conflit et de le

dépasser au niveau purement relationnel, et non cognitif. Le sujet ne change donc de position qu’en apparence. Tout comme l’influence sociale, la complaisance n’a pas non plus d’effet sur l’acquisition.

L’imitation-modélisation que nous venons de présenter concerne donc l’interaction dans des dyades symétriques (ou paritaires). Il est utile de préciser, en nous référant de nouveau à Winnykamen (1990 : 105 ; 111), que la symétrie concerne généralement l’âge et le niveau de développement des sujets, leur statut, la réciprocité de l’intérêt qu’ils se portent et le niveau des compétences spécifiques concernant la résolution d’un problème avant l’accomplissement conjoint de la tâche. Durant l’interaction, la symétrie reste rarement constante et de légères dissymétries se produisent quant aux savoirs ou savoir-faire spécifiques. Pour cette raison, il vaut mieux parler de situations

proches de la symétrie (ou à dominante symétrique) que de situations symétriques. Par souci d’économie, parce que ces expressions sont relativement longues, nous allons cependant continuer à utiliser le terme « dyades symétriques », même si nous sommes consciente des décalages réels que ces situations impliquent.

Il est généralement admis que les bénéfices au niveau cognitif d’une situation de guidage-tutelle sont plus grands que si le sujet avait travaillé seul. Par rapport à une interaction en situation symétrique cependant, les auteurs tentent souvent de démontrer que la situation dissymétrique est moins efficace (Gilly & al. 1988 par exemple).

3.2.2. Apprendre en négociant avec les pairs

Dans ce qui précède, nous avons essayé de montrer que, dans une interaction de corésolution, l’apprentissage pouvait se faire par imitation, si l’on définit l’imitation comme un acte actif et conscient. Or, il n’est pas obligatoirement nécessaire qu’un des interactants soit plus compétent que l’autre pour que l’interaction soit cognitivement bénéfique. De nombreuses recherches ont tenté de prouver l’efficacité d’une autre forme de développement cognitif dans l’interaction sociale : le conflit socio-cognitif.