• Aucun résultat trouvé

Les instituts universitaires formant aux affaires dépendent directement de l'Université sans être coupés du monde économique. Formations complémentaires dans les universités, ils doivent s'imposer aux côtés des filières traditionnellement spécialisées dans la formation d'enseignants dans les disciplines de lettres et de sciences et dans la formation de professions libérales en droit, médecine et pharmacie. Ils importent dans cet univers des préoccupations entrepreneuriales alors peu légitimes et concurrencent

1 Courrier du 27 mars 1961 du Chef des services d’éducation d’IBM à M. Conquet et réponse de ce

dernier le 5 avril 1961. Cf. Archives CCIP, 176W44. Selon nos comptages réalisés à partir de l’annuaire de l’Etudiant, 13 écoles privées (recensées en 1992) ont été créées entre 1949 et 1965. Cf. Annuaire national

des écoles de commerce et des formations supérieures de gestion, L’Etudiant, Paris, 1992, pp. 18-24.

2 Cf. Ministère de l’Education nationale, Statistiques des enseignements, 1982. La FNEGE tente

de recenser l’ensemble des formations de gestion dès 1972 : Précis de l’enseignement de gestion, Paris, FNEGE, 1972, cité dans Luc BOLTANSKI, Les cadres, op. cit., p. 192.

3 En 1962-63, les effectifs d’écoles de commerce représentent 2,13 % des effectifs de

l’enseignement supérieur, 5 538 sur 259 067 (environ un tiers sont étudiants en faculté de lettres et un tiers en faculté de sciences). Pourcentages réalisés sur la base des statistiques rassemblées par L. Boltanski. Cf. Luc BOLTANSKI, "L’université, les entreprises et la multiplication des salariés bourgeois, 1960-1975 ",

difficilement les formations professionnelles privées souvent créées depuis longtemps et surtout crédibles d’un point de vue patronal.

Si dans les facultés, aucun cursus de formation en gestion n’existe au début des années 1960, en revanche l’économie se développe parallèlement aux sciences humaines. Les facultés de droit deviennent facultés de droit et sciences économiques en 1957, et un an plus tard, apparaissent les facultés de lettres et sciences humaines. A partir de 1959, l’enseignement de l’économie se réforme : on passe de "l’économie politique" aux "sciences économiques". Sont créés une licence (en 4 ans) et un Diplôme d’études supérieures (DES) ès sciences économiques dans lesquels les mathématiques appliquées sont renforcées ; l’étude de l’économie d’entreprise et de la compatibilité (nationale et d’entreprise) reste facultative (cf. Documents 8 et 9). C’est seulement au niveau du doctorat ès sciences économiques (institué en 1948) qu’une mention "administration des entreprises" existe à partir de 1963.

En fait, la gestion proprement dite est enseignée dans ces facultés essentiellement à titre complémentaire, au sein d’instituts d’administration des entreprises nommés également, instituts de préparation aux affaires ou encore centres d'administration des entreprises initiés par la Direction générale de l’enseignement supérieur avec le soutien du Commissariat général à la productivité. Le Certificat d’aptitude à l’administration des entreprises (CAAE) — créé en 1955 et préparé au sein de ces instituts — sanctionne une année de formation à la gestion et vise essentiellement des étudiants qui terminent leur licence en droit ou des diplômés d’une école d’ingénieurs1. Au début des années 1960, 1 200 étudiants sont inscrits dans 14 instituts répartis sur l’ensemble du territoire. Mais cette formation demeure marginale et seul l’IAE de Paris attire plus de 40 % des effectifs2. Le diplôme lui-même n’est pas nécessairement recherché : par exemple en 1958, un tiers seulement des inscrits à Paris finalisent leur formation1. Les cours concernent les différentes dimensions de l’administration des entreprises, c’est-à-dire la

1 Selon le décret du 28 juillet 1955 (article 3), "les aspirants au Certificat d’aptitude à

l’administration des entreprises prennent deux inscriptions semestrielles dans une faculté de droit. Au moment de la première inscription, ils doivent soit avoir subi avec succès le troisième examen de licence en droit, soit justifier du diplôme de licencié ès sciences ou ès lettres ou du diplôme de pharmacien, soit produire un titre équivalent". Nous reviendrons sur Gaston Berger, directeur de l’enseignement supérieur qui a mis en place ce certificat.

2

Selon les chiffres du bilan du Commissariat général au Plan réalisé en 1964 (AN, 930 277, art. 125, CGP, Rapport groupe IV, pp. 24-25).

psychologie sociale appliquée à l’entreprise, l’organisation générale et économique de l’entreprise, l’organisation scientifique de la production et du travail, la gestion commerciale, la gestion financière, la comptabilité générale et industrielle et les relations industrielles. Et l’originalité de cette formation est qu’elle est dispensée par des universitaires (économistes, juristes) mais surtout des praticiens dans le cadre de travaux pratiques : des organisateurs-conseils, hauts-fonctionnaires, experts-comptables, cadres-dirigeants d’entreprises2. Dans ces instituts, des conférences, voire des formations spécifiques dans le cas de l'IAE d’Aix-en-Provence, visent un public de praticiens sous la forme de cours qui ont lieu le soir et le samedi. Les IAE ont fondé une association nationale les réunissant et ils organisent des journées d'études annuelles sur les relations humaines dans l’entreprise (à Caen), la gestion prévisionnelle (à Rennes), les problèmes d’investissement (à Strasbourg)3

.

D’autres formations universitaires ou para-universitaires juridiques, scientifiques ou littéraires sont ouvertes aux préoccupations du monde de l’entreprise ou plus largement à la gestion des organisations incluant les administrations. L’Institut de droit des affaires de Paris créé en 1946 sous le nom d’Institut des sciences juridiques et financières appliquées aux affaires, est directement rattaché à la faculté de droit et sciences économiques. Il en est de même des Instituts d’études politiques de province qui disposent, depuis leur création à partir de 1945 d’une section économique et financière. Même s’il ne s’agit pas d’établissements universitaires, il est important de souligner l’existence de cette filière "Eco-fi" à l’IEP de Paris et l’orientation manageriale de l’Ecole nationale d’administration créée après guerre et qui se réforme en 19604

.

La deuxième année de formation est divisée en trois temps : une période d’enseignements axés sur les relations internationales, les matières juridiques et administratives, les matières économiques et financières ; un stage en entreprise de deux mois ; enfin une nouvelle période de formation "destinée à établir une liaison plus étroite entre le travail théorique de l’Ecole et l’activité administrative

1

Soit 108 sur 317. Cf. la brochure de présentation de l’IAE de Paris : Centre d’administration des

entreprises, Université de Paris, 1959-60, Faculté de droit et de sciences économiques, p. 49.

2 Cf. la brochure de l’IAE de Paris déjà citée et Denise FLOUZAT, L'étudiant économiste, op. cit.,

pp. 255-260.

3

Cf. IAE. Revue trimestrielle éditée par l'association des anciens élèves de l'IAE de Paris, 1961-1965.

4 L’IEP de Paris accède au statut d’établissement universitaire (Etablissement public à caractère

scientifique et culturel) au moment des réformes universitaires de 1969 (cf. infra). Quant à l’ENA, c’est un établissement public dépendant du Premier ministre qui vise à la formation des cadres supérieurs de l’administration (et qui est accessible suite à un concours interne ou externe).

effective" et qui comporte notamment deux types d’exercice : d’une part, "une série de travaux d’organisation et de méthode destinés à familiariser les élèves avec les problèmes de rendement et de productivité dans le travail administratif. Ils comportent des cours, des travaux pratiques, des visites, des enquêtes dans des services publics ou privés" ; d’autre part, "des travaux de séminaire [qui] porte sur l’étude poursuivie pendant plusieurs mois d’un problème administratif complexe et se termine par la confection d’un rapport collectif proposant des solutions à ce problème"1.

Les mathématiques appliquées, enseignées dans différents instituts universitaires (et parfois en lien avec les écoles d’ingénieurs), sont mises à contribution pour régler des problèmes de gestion des organisations et ce, d’autant plus avec l’arrivée des ordinateurs qui décuplent les capacités de calcul. A Lyon, l’Institut des sciences financières et d’assurance, créé en 1930, forme à l’actuariat, c’est-à-dire aux probabilités appliquées aux assurances2. L’Institut de statistique de l’Université de Paris (ISUP) créé en 1922 devient prestigieux dans les années 1950 alors que l’économie mathématique et l’économétrie se développent avec notamment René Roy, Maurice Allais puis Edmond Malinvaud3. Dépendant de cet institut, le Bureau de recherche opérationnelle (BURO) propose des stages d’initiation aux techniques mathématiques de la recherche opérationnelle. Les problèmes de gestion des stocks, d’achat et d’acheminement y sont traités4.

Du côté des facultés des lettres et sciences humaines, apparaissent les sciences humaines appliquées à l’entreprise. Une section expérimentale de lettres et sciences humaines appliquées à l’entreprise est créée en 1960 à l’initiative du doyen de la Sorbonne et qui constitue le noyau embryonnaire du CELSA (Centre d'études littéraires supérieures appliquées) en 19645. Autre expérience allant dans le même sens : celle

1 Cf. Denise FLOUZAT, L'étudiant économiste, op. cit., pp. 316- 317. Cette inflexion est

également visible dans les sujets du concours de l’ENA qui font de moins en moins appel à une culture juridique et humaniste. Cf. Michel MANGENOT, "‘L’entrée en technocratie’. Le concours de l’ENA et les transformations du modèle du haut fonctionnaire", Vincent DUBOIS, Delphine DULONG (dir.), La

question technocratique. op. cit., pp. 93-107.

2 Il existe en outre l'Ecole nationale d'assurance qui dépend du CNAM et l'Institut des actuaires

français. Cf. Denise FLOUZAT, L'étudiant économiste. op.cit., pp. 298-303.

3

Sur l’Institut de statistique de l’Université de Paris, cf. Martine BUNGENER, Marie-Eve JOËL, "L'essor de l'économétrie au CNRS", Cahiers pour l'histoire du CNRS, n° 4, 1989, pp. 45-78. Sur E. Malinvaud qui dirige l’Ecole d’application de l’INSEE (ENSAE) à partir de 1962, cf. Frédéric LEBARON,

La croyance économique, op. cit., pp. 67-70.

4

Cf. Revue française de recherche opérationnelle, n° 33, 1964.

5 Cf. Giuliana GEMELLI, "Les écoles de gestion en France et les fondations américaines

(1930-1975). Un modèle d'appropriation créative et ses tournants historiques", Entreprises et histoire, n° 14-15, juin 1997, p. 16. (en 1968, le CELSA devient une Unité d'enseignement et de recherche à caractère dérogatoire et change d'intitulé : "supérieures" se transforme en "et scientifiques" Cf. "Le CELSA", Hommes et commerce, n° 110, 1969, p. 87). Pour situer le CELSA dans une analyse de

menée dans le cadre du Centre universitaire de coopération économique et sociale (CUCES) de Nancy créé en 1954. Prévu initialement pour compléter la formation économique et sociale des élèves ingénieurs des différentes écoles nancéennes ainsi que pour le perfectionnement des ingénieurs et cadres en fonction, "à partir de 1960, il devient un centre pilote de formation des adultes s’adressant à des publics de tous niveaux"1

. Au-delà, la création de la licence de sociologie dans les facultés de lettres à partir de 1958 n’est pas étrangère à ce développement de savoirs d’expertise. Cela constitue "un premier pas de l’université vers l’entreprise", affirme un doyen dans la revue patronale

Humanisme et entreprise en 19632. Cette discipline se développe en partie dans cette optique au CNRS en particulier depuis la création de la DGRST (Direction générale de la recherche scientifique et technique), mais également dans de nombreux bureaux d’études ou centres de recherche de statuts hybrides3.

Les savoirs liés à l’administration des entreprises entrent dans les universités françaises de façon fragmentée et marginale : le caractère interdisciplinaire de la gestion est peu propice à un développement alors que les facultés sont isolées les unes des autres. C’est essentiellement par les instituts universitaires en général  très nombreux au début des années 1960 afin de développer des spécialités hors des facultés  et par les Instituts d’administration d’entreprises en particulier que l’enseignement de gestion émerge. Cet enjeu de l’ouverture sur le monde des affaires ne préoccupe pas seulement les universités.

l’institutionnalisation de l’enseignement de la communication, cf. Didier GEORGAKAKIS, "Comment enseigner ce qui ne s’apprend pas. Rationalisation de la ‘communication de masse’ et pratiques pédagogiques en école privée", art. cit.

1 Cf. Françoise BIRCK, "Des instituts annexes de facultés aux écoles nationales supérieures

d’ingénieurs, à propos de trois écoles nancéennes", in André GRELON, Françoise BIRCK, Des ingénieurs

pour la Lorraine XIXe-XXs siècles, Metz, Ed. Serpenoise, 1998, p. 198. Pour une analyse réflexive des

enseignants du CUCES. Cf. Christian de MONTLIBERT, Michel MORIN, "L’enseignement de la psychologie sociale et de la sociologie aux cadres des entreprises", Revue française de sociologie, n° IX, 1968, pp. 375-389.

2 Cf. Luc BOLTANSKI, Les cadres, op. cit., p. 191. 3

Cf. Michael POLLACK, "La planification des sciences sociales", Actes de la recherche en

sciences sociales, n° 2-3, 1976, pp. 105-121 ; "L'efficacité par l’ambiguïté. La transformation du champ

scientifique par la politique scientifique : le cas de la sociologie et des sciences économiques en France",

Sociologie et sociétés, vol. VII, n° 1, mai 1975, pp. 29-49 ; "Paul Lazarsfeld fondateur d'une multinationale

scientifique", Actes de la recherche en sciences sociales, n°25, 1979. Signalons le travail de thèse en cours de Vincent Guiader qui porte sur les sciences sociales appliquées.