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Un bouleversement relatif dans les institutions de formation en gestion dominantes

Prendre pour objet des cas d’institutions de formation en gestion entre le milieu des années 1960 et la fin des années 1970 constitue une autre façon de rendre compte de l’émergence de la gestion comme discipline de l’enseignement supérieur. A cette échelle, se pose la question de l’autonomie relative des établissements de formation en tant qu’institutions académiques alors même qu’ils nécessitent des relations étroites avec le monde des entreprises, pour lequel ils entendent former les cadres et dirigeants. Les corps enseignants permanents nouvellement créés dans les institutions les plus prestigieuses concentrent potentiellement toutes les contradictions de cette position de double dépendance (et de double légitimité). A travers eux, les enjeux disciplinaires apparaissent dans leurs multiples dimensions : ils sont de l’ordre de la production et de la transmission des connaissances, de la certification, mais également de l’ordre des conditions de travail (types de postes, charge d’enseignement, bureaux…), du pouvoir dans le système de formation (participation aux instances de direction, dépendance vis-à-vis des tutelles…) et de la conception du métier d’enseignant du supérieur en gestion (spécialiste/généraliste, chercheur/enseignant/consultant…). Ces enjeux se posent nécessairement de façon différente selon la structure organisationnelle propre à chaque établissement, mais également selon les ressources qu’il a accumulées, c’est-à-dire sa position dans l’espace des formations1

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1 Comme dans la sociologie des organisations, nous nous intéresserons à l’étude de la position

relative des acteurs, leur marge de manœuvre dans l’action et les changements. Mais il nous semble déterminant de prendre en compte dans l’analyse les logiques non strictement organisationnelles liées tant à la conjoncture générale qu’à la logique spécifique de l’espace des formations de gestion et de préciser les ressources des acteurs aux différents moments.

Nous comparerons deux configurations opposées, l’école privée ESSEC et l’institut universitaire d’Aix-en-Provence, qui ont en commun de rassembler des enseignants formés grâce à la FNEGE durant au moins un an au management dans une université nord-américaine. Partiellement acculturés au fonctionnement des Graduate Business Schools, et en ce sens "américanisés"1, ces anciens "boursiers" souhaitent s’approprier un "modèle" qu’ils ont expérimenté2

(cf. Document 1). Ils s’en inspirent pour renouveler les cursus et définir le rôle du professeur permanent. A l'intérieur des institutions qui ont chacune une histoire singulière, l'arrivée de ces spécialistes bouleverse en partie l'état des rapports de force en légitimant de nouveaux types de compétences, en particulier des compétences pédagogiques et académiques. La division du travail entre enseignants (de divers statuts), dirigeants d'institutions et tutelles est remise en cause, dans une période où dans les écoles, les étudiants font davantage entendre leur voix et où dans les universités, la nouvelle organisation issue de la rupture de 1968 est loin d'être stabilisée. Forts de leur poids en termes quantitatifs, en termes de statuts (ils sont permanents) mais aussi en termes symboliques (ils ont été formés "à l'américaine"), les enseignants permanents, dont on verra qu'ils sont loin de former un ensemble homogène, tentent d'impulser de nouvelles règles du jeu. Alors que l'institut aixois est en quête de reconnaissance entrepreneuriale et d’autonomie vis-à-vis d’un système universitaire jugé étouffant, inversement, l’école catholique cherche avant tout à affirmer une légitimité académique et son corps enseignant tente de s’imposer comme un acteur à part entière dans l’organisation de l’établissement.

Après avoir décrit les ressources de l’IAE d’Aix et de l’ESSEC qui rendent possible le développement d’un corps enseignant permanent, nous préciserons les modalités de leur arrivée et le type de transformations qu’ils apportent. A travers l’étude de crises internes, seront analysées les appropriations partielles et différentielles du "modèle" nord-américain et au-delà, les paradoxes d’une discipline dans laquelle la logique d’institution reste prééminente. Les enjeux intellectuels liés à l’affirmation d’une discipline seront décrits à travers ces deux configurations.

1 Nous reviendrons sur cette forme d’acculturation (nécessairement différenciée). Cf. infra,

Chapitre 5. Précisons en outre que selon nous, les enseignants qui ont été formés à l’institut de Bruxelles avec des professeurs scandinaves, allemands et nord-américains ont pu partager ce même état d’esprit lié à la fréquentation de spécialistes et qui procure une assurance et une croyance forte dans une discipline peu valorisée en France. Nous axons simplement sur les formations que nous avons étudiées.

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Ce "modèle" est tantôt générique, tantôt spécifique, se référant à la Harvard Business School, à Carnegie Tech. ou encore à Chicago (cf. supra, Chapitre 1).

1. Au cœur d'institutions de formation bien dotées

Avec l’attrait des grandes Business Schools des Etats-Unis qui forment des MBA et des PhD et avec le renouveau de la politique universitaire en faveur de l’enseignement de la gestion dans les IUT et le centre de Dauphine, les dirigeants d’établissements de formation initiale dominants  en premier lieu HEC mais aussi l’INSEAD, l’ESSEC et les IAE les plus dynamiques (en particulier Aix-en-Provence, Grenoble, Rennes) , tentent de développer des corps enseignants permanents formés eux-mêmes aux différentes techniques de gestion des entreprises. Cette rénovation de l’enseignement, soutenue par la FNEGE  organisme auquel ils participent , s’effectue parallèlement à d’autres réalisations comme l'aménagement dans des locaux plus spacieux, l'élévation de la sélection des élèves et la diversification des activités.

Si l'ESSEC et l'IAE d'Aix ont en commun d'être dans une position relativement dominante au niveau de l'univers de la formation à la gestion — ces institutions ont acquis une notoriété nationale et ne dépendent pas directement de leur environnement économique et politique local —, l'ESSEC est une école privée jouissant avant tout d'un prestige social et l'IAE d'Aix bénéficie essentiellement d'une image universitaire. Décrire le processus d'accumulation de ressources de ces deux institutions dans leur temporalité propre, permet de saisir dans quel contexte et autour de quels enjeux un corps enseignant permanent a été créé.