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A partir du milieu des années 1960, l'ESSEC devient une "grande école". De l'une des institutions professionnelles de l'Institut catholique de Paris, cette école privée devient progressivement une concurrente de l'école des HEC1. Sa légitimité sociale est consolidée. Le prestige de l'ESSEC, comme de toute grande école, s'appuie sur une concentration de capital symbolique : une implantation parisienne (dans les locaux de l'Institut catholique de Paris près du quartier latin), une longévité historique (sa création remonte à 1907), un concours d'entrée relativement sélectif scolairement, un recrutement social élitiste, des anciens élèves ayant acquis des positions importantes dans les affaires.

1 Sur ce déplacement d'un espace de formation à un autre et plus globalement sur les

transformations de l'ESSEC, cf. Valérie LANGUILLE, "L'ESSEC, de l'école catholique des fils à papa à la grande école de gestion", art. cit., et Histoire de l'ESSEC (1913-1990), op. cit.

Ce n'est que progressivement que l'enseignement dispensé participera au prestige de l'institution, donnant au projet pédagogique et au professionnalisme des formateurs un caractère central, la seule notoriété des intervenants ne suffisant plus. L'autonomie de l'ESSEC par rapport à l'Institut catholique et le transfert de l'école dans des locaux spacieux et modernes constituent les autres vecteurs de "modernisation".

Durant deux décennies, de 1961 à 1980, Gilbert Olivier dirige l'ESSEC, garant de la continuité au sein d'une école en mutation. "Maître Olivier", comme il est appelé, concentre les attributs qui rassurent les parents, les anciens élèves et les autorités catholiques : issu d'une grande famille de la bourgeoisie catholique parisienne, il est docteur en droit, diplômé de l’Ecole libre de sciences politiques et du Centre de perfectionnement dans l'administration des affaires (CPA) ; avocat à la Cour d'Appel de Paris, il prend la tête de l'école à l'âge de 47 ans après avoir été membre du conseil de l'Ordre et directeur de l'Institut du barreau ; il a lui-même été auparavant chargé d’enseignement à l'ESSEC en tant qu'avocat1

. Ses activités professionnelles en font un interlocuteur crédible tant dans les milieux d'affaires que dans les sphères politiques et administratives.

Il entreprend à partir du milieu des années 1960 des réformes organisationnelles qui rapprochent l'ESSEC de HEC et qui transforment les rapports de pouvoir internes. En 1968, un protocole d'association avec l'Institut catholique de Paris reconnaît l'indépendance financière et administrative de l'ESSEC. L'école se constitue en groupe l'année suivante, en associant l'Ecole ESSEC (dont la direction est attribuée à Jean Melhing, jusqu'alors directeur des études), le CERESSEC (Centre d'études et de recherche de l'ESSEC, créé en 1963), l'ISSEC (nouvel Institut des cadres créé sur la base du Centre de perfectionnement de l'ESSEC fondé en 1961 par les anciens élèves). Ce sont alors un directoire, organe collégial composé d'un président et des trois directeurs (ESSEC, ISSEC, CERESSEC) et un conseil de surveillance de 15 personnes qui sont à la tête du Groupe. Sous la pression d'étudiants gagnés par la vague contestataire de 1968, la composition du conseil de surveillance chargé de mettre en place la politique du groupe et de dessiner ses orientations est redéfinie en 1971 au profit de représentants d'étudiants,

1 Sur G. Olivier, cf. "Hommes d'affaires ", France Soir, 19 janvier 1968, cité dans Reflets, n° 68,

février 1968. Cf. Who's Who in France, 1967-1968, p. 1057. Gilbert Olivier est également présent dans le

Bottin Mondain (1988, p. 1086), sans indication supplémentaire. L’un de ses frères, abbé, est directeur de

l’Institution Notre Dame de Sainte Croix à Neuilly-sur-Seine (qui propose des cours allant du primaire à la préparation aux écoles de commerce). Cf. Annuaire catholique de France, 1975-76, p. 754.

d'enseignants et de salariés1. La présidence du directoire est attribuée en 1969 à un "grand patron" déjà investi dans l'univers de la formation à la gestion et comptant parmi les membres actifs du conseil d'administration de la FNEGE, Jean Chenevier. A 51 ans, cet ingénieur du corps des Mines fils d'un professeur agrégé de mathématiques directeur de l’enseignement secondaire de 1941 à 1945, n'est pas seulement vice-président de la société française des pétroles BP, il est également très investi dans les cercles patronaux chrétiens réformistes : il préside le CRC depuis 1967 et fait partie du comité directeur du Centre français du patronat chrétien2. Si au milieu des années 1960, c'est un fervent défenseur du rapprochement Université-industrie, il abandonne cette cause, échaudé par le mouvement de mai 68 : "Le diagnostic global est en tout cas très clair, écrit-il en 1970 dans les Cahiers du CRC. Il y a un abîme entre le monde de l'Université et celui de l'Economie, un abîme entre deux mondes qui ne se connaissent pas et érigent comme à plaisir des obstacles entre eux"3. S'investir dans une grande école de commerce catholique est sans doute une façon plus adaptée à ses dispositions de poursuivre son action d'élite éclairée. Suite à la loi sur la formation continue en 1971, il constitue un pôle d’enseignement privé, le GERME (Groupement d’enseignement et de recherche pour le management européen), qui rassemble l’ISSEC, le CRC, l’Ecole des chefs d’entreprises du CFPC et le CNOF4. Il apporte à l'ESSEC une assise entrepreneuriale de premier plan et de nouvelles entrées dans la haute fonction publique.

Parallèlement aux changements "organisationnels", les transformations pédagogiques s'accélèrent, initiées au cours des années 1960 par l'introduction de travaux pratiques, de conférences de méthodes, de cours de marketing et d'informatique5. Mais, sans enseignants permanents, les modifications demeurent marginales. Aussi, comme à

1

Y sont dès lors présents trois membres de droit : le recteur de l'institut catholique, le président de l'association des anciens et le président des élèves ; douze membres sont élus : quatre étudiants, un membre du personnel, cinq professeurs, deux représentants du monde de l'industrie. Cf. Valérie LANGUILLE,

Histoire de l'ESSEC (1913-1990), op. cit., p. 102.

2

Cf. Who's Who in France, 1989-90, p. 431. Le livre d'entretien qu’il a réalisé avec Jean Bothorel, journaliste à la Vie catholique est très intéressant pour "approcher" cette figure du grand patron chrétien qu’il représente dans les années 1970. Cf. Jean CHENEVIER, Parole de Patron, Paris, Cerf, 1975. Conforme au genre biographique, cet ouvrage fourmille de détails sur sa famille d’origine mais omet d’évoquer la position au Ministère de l’Education nationale de son père sous Vichy et les conséquences pour son fils. Sur Pierre Chenevier, cf. Claude SINGER, L'université libérée, l'université épurée

(1943-1947), Paris, Les Belles Lettres, 1997, pp. 244-245 et 277-278.

3 Cf. Jean CHENEVIER, in Cahiers du CRC, n° 16, 1970 cité par, Luc BOLTANSKI,

"L’université, les entreprises et la multiplication des salariés bourgeois, 1960-1975", art. cit., p. 42.

4 Un pôle concurrent à la CCIP selon Jean-Marie Doublet (comité de pilotage histoire de la

FNEGE). Mais nous n’avons pas pu préciser cette piste pourtant importante pour mettre en relation stratégie éducative et position patronale.

5

Cf. Valérie LANGUILLE, "L'ESSEC, de l'école catholique des fils à papa à la grande école de gestion", art. cit., p. 57.

HEC, Gilbert Olivier et Jean Melhing, directeur de l'Ecole ESSEC, proposent à des anciens élèves de devenir assistants. Dans l'objectif de promouvoir les vocations positives vers les études commerciales et de rendre la formation plus active, le concours de l'ESSEC est remanié en 1969 : si les épreuves écrites restent relativement traditionnelles du fait de la dépendance du programme des classes préparatoires, les épreuves orales visent désormais à "évaluer la personnalité" des candidats, leur volonté et leur motivation1. Dans le même sens, l'ESSEC initie une politique d'ouverture avec l'accès des "admis sur titres" (ingénieurs, diplômés d'université) à l'Ecole. C'est par cette voie que les premières jeunes filles accéderont au sanctuaire du monde des affaires, le concours ne leur étant ouvert qu'en 1972. Ces changements auxquels il faut ajouter la création d'un conseil pédagogique et l'abandon du port de la cravate obligatoire modifient l'ambiance de l'école2.

Par ailleurs, à la suite d’une recherche de locaux depuis 1965, l'implantation au sein de la ville nouvelle de Cergy-Pontoise est définitivement choisie par le conseil d'administration en 19713. Ce déménagement doit permettre une réforme aussi importante que celle réalisée par HEC à Jouy-en-Josas, rendant possible l'accroissement des promotions, le développement du corps enseignant permanent, la formation active aux techniques de gestion modernes et surtout, rendant crédible la transformation d'une école de commerce en école de gestion ou mieux, en Business School. Ces projets nécessitent une nouvelle structure financière. Un emprunt de quarante millions de francs sur vingt ans est réalisé alors que, parallèlement, l'école prévoit l'augmentation de son budget de fonctionnement. L'ESSEC ne bénéficiant ni de subventions de type consulaire ni de subventions publiques, les entreprises, via la taxe d'apprentissage et les familles via les frais de scolarité, sont soumises à contribution4. Le réseau des anciens élèves de l'ESSEC est sollicité par différentes voies, en tant que contributeurs et en tant qu'organisateurs.

Si les anciens élèves sont traditionnellement sollicités pour verser de la taxe d'apprentissage à leur ancienne école, deux anciens élèves, de générations différentes, s'engagent directement dans la restructuration de l'école. Christian

1 Ibid. ; cf. entretien avec Jacques Bayle le 19 février 1999. Alain de PENANSTER "A propos de

l'oral du concours d'entrée à l'ESSEC : un bourreau s'explique", Reflets économiques et sociaux, n° 93, septembre-octobre 1971, p. 13.

2

Entretien avec Jean-Louis Barsacq le 16 février 1999 ; Archives privées Jean-Louis Barsacq, Jean-Louis BARSACQ, "Re-naissance d'une école : l'ESSEC à Cergy-Pontoise", document ronéotypé, s.d. [années 1980].

3 Sur les enjeux du déménagement, cf. Valérie LANGUILLE, Histoire de l'ESSEC (1913-1990),

op. cit., pp. 89-94.

Michalon (ESSEC 1942), vice-président de l'Association des anciens élèves est nommé délégué officiel du Conseil d'administration pour la maîtrise de l'ouvrage. Selon Jacques Bayle et Jean-Louis Barsacq, respectivement secrétaire général de l'école (1970-73) et directeur de l'école (1972-78), un jeune ancien élève, Roger Serre, opère un énorme travail de marketing pour collecter de façon systématique et non plus artisanale la taxe d'apprentissage (entre 1968 et 1973, la somme collectée double (en francs constants), selon V. Languille, op. cit., annexe p. 184). Ancien président du BDE (Bureau des élèves) de la promotion 1967, il est nommé responsable des relations publiques pour réaliser ce travail. Quelques années plus tard, il utilisera ses compétences et les relations acquises pour son propre compte en créant et présidant l'Institut de gestion sociale, une structure de formation continue1.

Dans cette configuration, l'offre de la FNEGE d'aider financièrement et logistiquement à la formation de formateurs apparaît comme une opportunité à saisir pour les dirigeants de l'ESSEC qui réforment en profondeur leur école. Pour les dirigeants de la FNEGE, la formation du corps enseignant de l’ESSEC doit être soutenue : l'école, présidée par l'un de ses administrateurs, est engagée dans des transformations qui vont dans le sens promu par la fondation. Des assistants de l'ESSEC envoyés se former aux Etats-Unis avec l'aide du Ministère des affaires étrangères ou de la fondation Ford seront désormais financés par la FNEGE. Les dirigeants de l'école pré-recruteront en outre dans les Business Schools américaines des enseignants Français. La fondation n'intervient pas pour financer directement l'ESSEC, mais elle intercédera en usant de certaines formes de lobbying. Par exemple, des argumentaires visant les pouvoirs publics sont préparés pour soutenir l'obtention de subventions au début des années 19702.

Se transformer en une grande école nécessite pour l'ESSEC de s'autonomiser de la sphère de l'enseignement catholique et de devenir un réel concurrent de HEC, en envisageant de déménager, en initiant une nouvelle pédagogie et en restructurant son organisation interne. Cette transformation s'appuie sur les ressources de son directeur, son président de conseil d'administration mais aussi sur le réseau des anciens élèves. A la fin des années 1960, l’ESSEC doit aussi tenir compte des bouleversements de l'enseignement universitaire qui propose désormais des formations au management avec d'un côté le

1 Entretiens avec Jean-Louis Barsacq le 16 février 1999 et Jacques Bayle le 19 février 1999. Cf.

Reflets, n° 100 "Spécial Cergy", mai-juin 1972, p. 27 ; Brochure de présentation de l’IGS, 1998.

2 Archives FNEGE (désormais AF), I.2F, Note concernant les conditions de développement de

l'ESSEC, juillet 1972 ; AF, I.8C, Préparation d'un argumentaire GESSEC à l'intention des pouvoirs publics, s.d. [1975] ; Procès-verbal du conseil d'administration de la FNEGE du 3 octobre 1972.

centre universitaire Dauphine, certes peu légitime à ses débuts, et les Instituts d'administration des entreprises qui tentent, dans d'autres conditions, de se rénover.