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L’autre pan de la politique publique en faveur de l’enseignement supérieur de gestion a consisté en la création en 1968 de la Fondation nationale pour l'enseignement de la gestion des entreprises. A partir d’un travail sur archives (Education nationale, Economie et finances, Plan, Premier ministre, CNPF, CCIP, FNEGE), Marie-Emmanuelle Chessel a montré comment différentes fractions de hauts-fonctionnaires, de dirigeants d’entreprises et de directeurs d’institutions ont pu s’investir dans cette organisation et sa "cause", l’enseignement supérieur de gestion2

. Si tous se retrouvent dans une même position de "technocrates réformateurs", leurs prises de position sont néanmoins loin d’être unitaires dès lors qu’elles sont étudiées de près.

L'idée de cette "fondation" provient d'un groupe de travail de la commission de la productivité du Commissariat général du plan réunissant, en 1964, une quarantaine de personnes dont une majorité de représentants de l'AFAP (Agence française pour l'accroissement de la productivité) et de différents centres de productivité (liés à un type d'industrie ou une région) ainsi que quelques représentants d'organisations professionnelles et professeurs d'économie, enseignant en IAE (Jean-Guy Mérigot et Pierre Tabatoni)3. Cette proposition se transforme en article de loi dans le cadre de la loi du 3 décembre 1966 sur la formation professionnelle (issue elle-même d'un autre groupe du Plan). A partir de cette FNEGE "sur le papier", plusieurs fondations sont imaginées : "se profile tout d'abord une FNEGE conçue en lien avec les organismes de promotion de la productivité. Une deuxième fondation donne plus de place aux organisations patronales. Au ministère de l'Education nationale, une troisième FNEGE

1

Cf. Claude DUBAR, La formation professionnelle continue, Paris, La Découverte, 1996, 123 p.

2 Toutes les données de ce développement sont issues du travail réalisé par M.-E. Chessel. Pour

une analyse approfondie de ce processus, cf. M.-E. CHESSEL in Marie-Emmanuelle CHESSEL, Fabienne PAVIS, Le technocrate, le patron et le professeur, op. cit., pp. 23-82.

3

Cf. Archives du Plan [930 277 art.] Compte rendu de la réunion du 9 septembre 1964 (ce document nous a été communiqué par M.-E. Chessel).

apparaît : il s'agit d'un outil destiné à mettre en place la politique de la direction des enseignements supérieurs. Au ministère de l'Economie et des Finances, on soutient l'Education nationale plutôt que les organisations comme les chambres de commerce, considérées comme des concurrents en matière de formation à la gestion"1. Toutes ces tendances seront représentées dans la FNEGE créée en avril 1968 : les statuts négociés aboutissent en effet à la création d'un conseil d'administration associant quatre représentants de ministères (Education nationale, Industrie, Plan, Finances), deux universitaires (économistes) et six représentants patronaux (chambres de commerce et CNPF). L'association public-privé se manifeste dans le financement de la fondation (prévu initialement comme moitié public, moitié privé) ainsi que dans la répartition des postes de direction (président et secrétaire général). Après une première direction assurée par le patron sidérurgiste Louis Dherse envoyé par le CNPF et l’universitaire Pierre Tabatoni (qui quitte après trois mois la fondation pour le centre Dauphine), la FNEGE est présidée par Jean-Yves Eichenberger, ingénieur civil des mines, directeur de la société minière et métallurgique de Penarrroya engagé dans le CRC, et dirigée par Charles Giraud, ingénieur centralien investi dans le CJP et qui après avoir démissionné de la direction d’une PME marseillaise se forme durant un an au management à New York.

Alors que les différentes composantes de ce conseil d’administration, certes toutes intéressées par le développement des formations en gestion, cherchent soit à utiliser la FNEGE comme un outil au service de leur intérêts propres (coté Education nationale), soit à minimiser son rôle perçu comme dangereux (côté patronal), un accord minimal se réalise, porté par une direction soucieuse d’action. L’unanimité se fait autour de la création d’un corps enseignant permanent spécialisé dans les questions de management. Des actions dans ce sens ont déjà eu lieu. Dès les années 1950, l'Agence européenne de la productivité a organisé des formations ou des séminaires d'été aux Etats-Unis. Des bourses de la fondation Ford et du ministère des affaires étrangères avaient déjà permis au milieu des années 1960 à certains directeurs d'institutions (en particulier HEC) d'envoyer leurs enseignants se former outre-Atlantique. Dans les groupes de travail ayant participé à la création de la FNEGE mais aussi dans un rapport de l’OCDE, l'idée de former des formateurs était déjà avancée comme action prioritaire2.

Au sein de la FNEGE naissante, le projet de formation des formateurs a l'avantage de concerner l'ensemble des formes d'enseignement (formation initiale privée, consulaire, universitaire mais aussi cours de perfectionnement à l'intérieur d'entreprise ou de centres

1 Cf. M.-E. CHESSEL in Marie-Emmanuelle CHESSEL, Fabienne PAVIS, Le technocrate, le

patron et le professeur. op. cit., p. 45.

2

Cf. Norman FISCHER, Développement d’un corps enseignant en administration des entreprises, Paris, OCDE, 1962, 44 p.

de formation) et donc de concilier des intérêts divergents et concurrents représentés au sein du conseil d'administration de la fondation. En 1969, le secrétaire général de la FNEGE, Charles Giraud, affiche ainsi la double vocation du projet de formation de formateurs : il s'agit, à court et moyen terme, d'améliorer le perfectionnement des cadres et "d'aider à l'évolution des comportements des gestionnaires en place" et, à moyen et long terme, de développer des institutions supérieures de gestion en les dotant d'un corps professoral "de haut niveau capable de se consacrer également à la recherche pour l'amélioration des méthodes de gestion"1. L'objectif est de former "700 formateurs en 7 ans".

Les programmes de formation lancés reflètent à la fois la diversité des points de vue sur ce que doit être la formation à la gestion et le pragmatisme qui préside au fonctionnement de cette organisation. Dans un premier temps, elle relaie des actions de formation préalablement initiées par des écoles ou des ministères proposant des bourses ou encore finance des projets individuels. Ensuite, la FNEGE (c'est-à-dire en particulier l’un des principaux conseillers scientifiques, Maurice Saias, professeur de l'IAE d'Aix-en-Provence qui connaît bien l'université d'Austin, ou encore Pierre Tabatoni, premier secrétaire général de la FNEGE qui est en contact tant avec des dirigeants de la Fondation Ford qu’avec des doyens et professeurs américains) négocient directement avec des universités américaines pour faire admettre ses candidats et concevoir des programmes de formation collectifs. L'idée est que la fondation sélectionne des candidats pour des programmes spécifiques, d'une durée d'environ un an, dans deux universités aux Etats-Unis (à Northwestern près de Chicago et à Austin en Californie) et une au Québec (à Sherbrooke). Alors que P. Tabatoni et M. Saias ont utilisé leurs relations pour négocier avec les dirigeants des Business Schools des Etats-Unis, c’est le Ministère des affaires étrangères français qui a négocié/imposé un programme au Québec.

Ces trois programmes qui concerneront plus de la moitié des "boursiers" de la FNEGE sont constitués de cours de Master et de PhD et de cours spécifiques de pédagogie. Parallèlement, la fondation finance des formations préexistantes dans d'autres universités : l’International teachers program (ITP) organisé par Harvard Business School, mais également des MBA et des PhD spécialisés en marketing, economics,

finance, operationnal research, organization behavior, etc. dans différentes Business

1

Cf. M.-E. CHESSEL in Marie-Emmanuelle CHESSEL, Fabienne PAVIS, Le technocrate, le

Schools du pays, ce qui rendait le travail d’organisation de la FNEGE particulièrement complexe (cf. Document 17). Suivant leur spécialité et leur université d’accueil, les "boursiers" reçoivent donc un enseignement varié dans une Business School plus ou moins marquée par la réforme initiée par les Fondations Ford et Carnegie. Quelle que soit la formation suivie, en contrepartie de l'aide financière de la fondation, les "boursiers" s'engagent à se consacrer à l'enseignement du management à leur retour et à devenir "enseignant-chercheur-consultant". Par cette action originale, il s'agit d'importer rapidement des compétences spécifiques de gestion (en termes de savoirs et de pédagogie) dans les différents lieux de formation français. Le mot d'ordre de la FNEGE est la nécessaire diversité dans la population visée pour devenir formateurs. Pourront être sélectionnés :

"des jeunes prolongeant leurs études en gestion ; des jeunes ingénieurs sortis depuis peu des grandes écoles (Polytechnique, Centrale, Mines) et qui veulent pendant quelques années enseigner la gestion et effectuer des recherches dans ce domaine ; des assistants professeurs qui veulent se spécialiser en gestion, alors qu'ils enseignaient l'une des disciplines de base utilisées (psychosociologie, géographie économique, mathématiques, économie politique, biologie, etc.) ; des cadres ayant exercé en cours de carrière des fonctions d'animateurs de formation ou de professeurs vacataires, et qui ont pu vérifier de ce fait leurs qualités pédagogiques et leur goût pour l'enseignement ; des cadres d'entreprise publiques ou privées et de l'administration qui, aptes à bénéficier d'une formation complémentaire, s'engagent à enseigner pendant quelques années"1.

Il n’y a pas de critère de nationalité ou de genre mais seules quelques femmes et quelques étrangers bénéficieront d’une bourse. La FNEGE ne décide pas seule des recrutements : si elle participe au choix des candidats aux programmes courts de groupe avec des représentants des universités d'Austin, Northwestern et Sherbrooke, les autres "boursiers" sont sélectionnés par d'autres voies. Certains sont sélectionnés par la fondation Ford, d'autres par les universités américaines (notamment pour les PhD), ou encore (ou simultanément) par les établissements français comme HEC ou l'ESSEC qui présélectionnent leurs futurs professeurs. Ces futurs professionnels de la formation de gestion sont de fait à l’origine essentiellement économistes, diplômés d’écoles de commerce ou d’ingénieurs et possèdent des expériences professionnelles variées (Cf. infra, Chapitres 5 et 6).

La Fondation nationale pour l’enseignement de gestion est à l’articulation du mouvement de la productivité et de la politique éducative et économique gaullienne. Elle brasse différentes fractions de promoteurs de la gestion pour qui l’enjeu de sa modernisation n’est pas nécessairement identique. Ainsi, les organisateurs-conseils du CNOF et de la CEGOS, présents lors de la genèse de la FNEGE mais absents de son conseil d’administration, ne verront pas d’un bon œil l’appel massif aux connaissances nord-américaines des Business Schools, eux qui se considèrent comme les porteurs des compétences légitimes en matière de management. Anciens importateurs des techniques américaines, dans les années 1930 et 1950, ils défendent la "pensée organisatrice française" dont ils s’estiment être les représentants et critiquent (au moins a posteriori) la FNEGE qui a "importé à grands frais du Yankee pur"1. Une vague américanophile en chasse une autre… En revanche, d’autres acteurs dans les années 1960 relativement marginaux, les directeurs d’institutions de formation initiale et les professeurs, vont investir la FNEGE dans la décennie suivante pour professionnaliser leurs institutions. Cette organisation constituera pour eux une opportunité et les aidera à devenir des acteurs déterminants du champ de la formation en gestion. Mais à la fin des années 1960, l’opposition entre deux modèles de formation est loin d’être claire et les rapports de force ne sont pas tranchés : initialement Charles Giraud prônait une attitude très entrepreneuriale et était réticent vis-à-vis d’un modèle académique. Carrefour de l’action privée et de l’action publique, la FNEGE sera un lieu de brassage des deux systèmes de formation initiales, celui des écoles et celui des universités. Cette institution symbolise l’idée d’un enseignement supérieur de gestion par son existence même et par l’une de ses premières actions, la formation de professeurs de gestion.

L’institutionnalisation d’un enseignement supérieur de gestion se répercute au niveau terminologique : le terme gestion présent dès les années 1950 dans les certifications et institutions d’enseignement s’impose et s’étend progressivement mais avec des usages variés (l’on parle de techniques de gestion, de gestion des entreprises et, à partir de 1968 dans les universités, de sciences de gestion) ; le terme management qui est largement diffusé dans la presse ne l’est pas dans les certifications nationales. Quant

1 Le directeur de la CEGOS, exprime dans un article de 1991 de la revue de l’Ecole des Mines de

Paris, le mépris qu’avait la FNEGE vis-à-vis de la "pensée organisatrice française" non universitaire, cf. Octave GELINIER, "Le métier de consultant", Gérer et comprendre, décembre 1991.

aux termes d’organisation et d’administration, qui renvoient à l’état antérieur du champ, leur usage s’amenuise1

(cf. Document 18).

Un double mouvement permet de rendre intelligible la constitution de la gestion comme discipline de l’enseignement supérieur. D'un côté, au début des années 1960, il existe un ensemble fragmenté d’institutions qui se préoccupent de formation à l’administration des entreprises. Initiatives privées ou publiques, associant des ressources patronales et scolaires, plus ou moins influencées par le management des Etats-Unis (de l’OST des années trente à la politique de productivité des années cinquante), ces institutions diffusent des techniques et savoirs qui vont des sciences humaines aux mathématiques appliquées en passant par le contrôle de gestion. Ce domaine foisonnant mais marginal est investi par des protagonistes hétérogènes : consultants, économistes, psychosociologues, ingénieurs, fonctionnaires, patrons… Aucun n’est véritablement "professionnels" de la formation en gestion mais un certain nombre s'activent dans des réseaux nationaux et internationaux et font la promotion de savoirs spécialisés visant à rationaliser les pratiques de gestion, prenant comme "modèle" les Business Schools nord-américaines. Ces formations existantes et ces acteurs prémobilisés constituent l’une des bases du développement de la gestion dans l’enseignement supérieur, même si certaines institutions n’y survivront pas.

De l'autre côté, les formations en gestion bénéficient d'un mouvement de réforme qui concerne l'ensemble de l'enseignement supérieur et les universités en particulier. A la fin des années 1960, la contestation du fonctionnement universitaire et la massification des effectifs étudiants, rendent envisageable voire souhaitable pour de nombreux acteurs  hauts fonctionnaires, grands patrons, universitaires unis dans une position de réformateurs technocrates  le développement de formations à visée pratique, là aussi sur "le modèle" nord-américain. Grâce à ces forces sociales qui, même si elles sont loin d'être toujours convergentes, soutiennent le développement d'un enseignement supérieur de gestion et à celles (opposées à l’essor d’une "université au service de l’industrie") qui génèrent indirectement des réformes de l'enseignement supérieur, la gestion se renforce tant dans le système universitaire où elle devient une discipline "comme une autre", que

1 Ces enjeux terminologiques auraient mérité un travail approfondi. Le terme d’organisation

renvoie à deux usages différents : celui connoté négativement car lié au taylorisme, à la hiérarchie, à l’organisation pyramidale, etc. (cf. infra, Document 4) mais aussi celui qui permet d’évoquer sous un même mot entreprises et administrations. Dans cette conception il est évident que les techniques et sciences de

dans le système des écoles où elle acquiert une position beaucoup plus favorable, en particulier par rapport aux écoles d'ingénieurs. Une politique offensive de promotion de la gestion est mise en place symbolisée par la création de la FNEGE, la fondation d’une université consacrée à la gestion et à l’économie appliquée mais aussi la mise en place de nombreux diplômes nationaux formant aux "fonctions de gestion", du DUT techniques de commercialisation au DESS de finance.

C'est avant tout parce que la gestion est considérée comme utile et nécessaire au "progrès économique et social", mais également ─ il faudrait confirmer cette hypothèse ─ parce que de nombreux spécialistes en place (économistes, psychologues, sociologues, mathématiciens…) s’en désintéressent voire y sont hostiles, que des décideurs politiques et économiques et des universitaires vont promouvoir l’enseignement de gestion et rénover sa structure d'enseignement, ce qui va être facilité par les bouleversements universitaires de la fin des années 1960-début des années 1970. En considérant ainsi l’institutionnalisation d’un "enseignement supérieur de gestion", les professeurs spécialistes de gestion apparaissent davantage comme une conséquence plutôt qu'une cause de cette évolution disciplinaire.

En s’intéressant désormais aux spécialistes de gestion des entreprises et des organisations au sein des établissements de formation, on se donne les moyens d’aller au-delà de la seule existence "institutionnelle" de la gestion comme discipline. La gestion dans l’enseignement supérieur, c’est certes des filières, des certifications et des commissions dont la création a été soutenue, mais c’est également des établissements existant qui se rénovent grâce à la constitution de corps enseignant permanent spécialisé dans ces savoirs de gestion. On verra alors davantage les promoteurs de la gestion déjà en place qui poursuivent une action engagée bien avant la fin des années 1960 et surtout les forces d’autonomisation disciplinaire portées par les professeurs.

gestion servent également à rationaliser les pratiques dans le secteur public et les administrations (cf. infra, Document 2).

Chapitre 2

Les corps enseignants "américanisés".

Un bouleversement relatif dans les institutions de