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Du milieu à la fin des années 1970, l'école rouennaise subit une grave crise révélatrice de son extrême dépendance de la Chambre de commerce de Rouen. Cette crise met également en évidence le poids des contestations étudiantes dans cette école proche de Paris et l'absence de contre-pouvoir des enseignants formés en Amérique du Nord. Dans un climat de récession économique et du fait d'enjeux politiques, le grand projet d'aménagement de la Basse-Seine est délaissé1. Parallèlement, aux élections consulaires rouennaises de l'hiver 1973, sont élus des représentants peu favorables à l'école de commerce. Deux vice-présidents sur six appartiennent à la Chambre commerciale, association composée de commerçants du centre-ville qui poursuit des objectifs proches de ceux du CID-UNATI (Commerçants indépendants-Union nationale des artisans et travailleurs indépendants) qui se fait le porte-voix des "petits" entrepreneurs face aux "gros"2. Ces élus accusent la direction de la CCI d'avoir trop dépensé pour le projet d'aéroport qui s'enlise, pour un centre informatique inter-entreprise dont ils ne voient pas l’utilité, pour l'ESC Rouen à laquelle ils reprochent son envergure nationale. Dans ce nouveau contexte, les représentants consulaires, élus pour trois ans, veulent imposer une nouvelle politique à l'école : les promotions doivent être réduites, le budget diminué, les dépenses passées au crible, etc. Le projet de l'école est alors brutalement remis en cause par l'autorité de tutelle qui l'avait jusqu'alors soutenu3. La contradiction des objectifs entre un directeur d'institution qui entend se positionner au niveau régional voire national et des représentants consulaires qui défendent l'économie locale est manifeste.

Un ancien enseignant aujourd'hui cadre d'entreprise évoque dans un entretien cette contradiction entre la chambre de commerce et l'ESC :

"Les liens avec la chambre de commerce sont des liens je dirais contre nature, c'est-à-dire qu'on avait à faire à des gens compréhensifs, à des gens qui ont eu beaucoup de mérite à supporter l'école mais qui étaient dépassés pédagogiquement, qui étaient dépassés par le sujet. Sup de Co Rouen ne traite pas le sujet de la Chambre de commerce de Rouen. Le centre de formation continue adossé à la Chambre de commerce traite le sujet. Nous avions comme vice-président de la Chambre une brave dame qui avait un magasin de confection dans la rue principale. Nous avions comme deuxième vice-président un monsieur

1 Cf. Jacques DELECLUSE, Les consuls de Rouen, op. cit., pp. 355-357. 2

Ibid., pp. 348-354. Au niveau national, cf. Pierre PUAUX, Les chambres de commerce et

d'industrie, op. cit., pp. 45-47. Sur les enjeux de représentation du poids démographique (des entreprises)

face au poids économique, cf. Dominique ANDOLFATTO, "Les élections consulaires. Histoire politique et état des lieux ", Politix, n° 23, 1993, pp. 25-43.

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Entretiens avec Roger Delay-Termoz le 28 mai 1999, Yves Goblet le 4 mai 1999 et Gérard Morel les 11 mars et 6 juillet 1999.

qui était caviste. Remarquable d'ailleurs la cave. C'était le petit ami de la dame. Et puis nous avions un président qui était un homme... C'était des gens tout à fait remarquables mais qui étaient des patrons de PME de l'ordre de 200 personnes. Ces gens-là recrutaient un Sup de Co tous les 5 ans et c'était pas mal. Si vous voulez, quand ils voyaient le salaire des profs, le salaire des directeurs, le salaire de tout cet encadrement par rapport au mal qu'ils avaient dans leurs entreprises... Nous avions récupéré un moment un vice-président qui était dans la batellerie, alors vous parlez d'un secteur ! Il avait une entreprise de 40 personnes qui faisait de la maintenance de péniche. Quand on connaît le marché de la batellerie dans les années 70, ça n'a pas duré longtemps, il s'est vite retrouvé en dépôt de bilan. Le malheureux était un homme intéressant mais il nous voyait, il ne supportait pas ! Il fallait sans arrêt qu'il chasse les centimes dans son entreprise et il était dans une institution qui fabriquait des cadres supérieurs pour IBM, pour Total et Elf... Il y avait vraiment une antinomie entre le périmètre et la structure, en tous cas les besoins des cotisants à la Chambre de commerce de Rouen et les débouchés d'une école comme Sup de co Rouen. [...] Le problème de Sup de co Rouen, c'est un peu ça, c'est supporté par la Chambre de commerce mais cette école irrigue toute la France, donc est-ce que c'est bien raisonnable ?"1

A cette contestation externe de l'école s'ajoute la contestation "gauchiste" d'une fraction des étudiants. Comme dans les grandes écoles parisiennes, l'ESC Rouen se retrouve bientôt avec un président du Bureau des élèves membre de l'Union des grandes écoles (UGE), porteur de revendications sur la vie interne de l'établissement (droit d'expression, participation...) mais aussi sur son fonctionnement propre (la transparence du budget par exemple). Comme à l'ESSEC, les échos de ces oppositions parviennent jusqu’à l'Assemblée Nationale : Roland Leroy, longtemps rédacteur en chef de l'Humanité et député de la Seine-Maritime, y pose une question sur la nationalisation de l'école rouennaise2. Les deux mouvements d'opposition se nourrissent réciproquement et affaiblissent considérablement la position du directeur Gérard Morel.

La petite équipe d'enseignants permanents — composée d'une importante proportion d'anciens "boursiers" — reste globalement solidaire du directeur, mais elle apparaît dans une situation ambivalente : d'un côté, ils portent pleinement le projet de l'école dont ils ont bénéficié en tant qu'élèves, moniteurs puis enseignants permanents ; mais de l'autre côté, une fois en poste, ils souhaitent bénéficier de davantage d'autonomie dans cette école et vivent parfois difficilement le mode de gestion de leur directeur. Cette ambiguïté est accentuée par leur jeunesse et leur proximité avec les étudiants. Divers interlocuteurs évoquent une crise ouverte mais éphémère durant laquelle les professeurs

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Entretien avec Yves Goblet le 4 mai 1999.

permanents contestent l'autorité du directeur1. La remise en cause brutale de l'ESC Rouen prend fin dans la mesure où, selon Gérard Morel, le nouveau président de la Chambre de commerce de Rouen, qui découvre progressivement la réalité de l'école, adopte une position beaucoup plus conciliante. La contestation étudiante, quant à elle, ne concerne qu'une promotion et ne se prolonge pas.

Cette crise révèle la fragilité structurelle des ESC du fait de leur dépendance économique totale. Elle montre également les contradictions inhérentes à la professionnalisation d'une équipe d'enseignants permanents dans ce type d'école. Pierre-Alain Schieb, enseignant formé en Amérique du Nord qui succède à Gérard Morel en 1985, aura également un style de direction relativement autoritaire, même s'il prend une forme plus managériale. Il mène sa politique avec l'assentiment du directeur de la Chambre de commerce qui l'a nommé mais contre une fraction des enseignants et contre l'association des anciens élèves. Il s'appuie en interne sur deux anciens "boursiers" de la FNEGE, son directeur adjoint qui enseignait auparavant à l'ESC de Reims et le doyen des enseignants (seul "boursier" resté à l'école de Rouen) qui dirigera bientôt l'un des établissements du Groupe2. Les individus formés en Amérique du Nord ne veulent demeurer de "simples enseignants" dans une école de commerce de province qui laisse peu de marge de manœuvre aux professeurs. Ils prennent des responsabilités au sein de l'école et participent alors activement au projet d'institution, ou bien quittent l'école et s'investissent ailleurs.