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Le mécanisme légal de sauvegarde des exceptions

Titre II. Les limites du paradigme

Section 1. La normativité des exceptions et les mesures techniques de protection

B. Le juge confronté à la question de sauvegarde des exceptions

II. Le mécanisme légal de sauvegarde des exceptions

266. En France, le système de sauvegarde des exceptions aux droits de l’auteur contre les mesures techniques de protection est un dispositif complexe prenant la forme d’un subtil mélange des règles imposées par le droit de l’Union européenne et celles adoptées, en toute liberté, par le législateur national. Son champ d’application n’est pas universel.

Certaines exceptions et certains types d’utilisation de l’œuvre ne bénéficient d’aucune protection légale contre leur paralysie par les mesures techniques de protection (A).

D’autres relèvent de la compétence d’une autorité administrative indépendante, qui est censée les maintenir opérationnelles en mettant en œuvre son pouvoir quasi juridictionnel (B) et, plus récemment, consultatif (C).

735 V., dans ce sens : C. CARON, « Affaire Mulholland Drive : suite et (peut-être) épilogue ! », note sous Paris, 4 avr. 2007, n° 06/07506, JurisData n° 2007-329335, CCE, n° 5, mai 2007, comm. 68.

736 M. DIENG, Exceptions au droit d’auteur et mesures techniques de protection, Thèse, Paris II Panthéon-Assas, 2012, pp. 415-416.

737 Dans ce sens, C. CARON, loc.cit.

190 A. Le champ d’application restreint

267. Le système français de sauvegarde des exceptions contre les mesures techniques de protection possède un champ d’application restreint. La loi le délimite en excluant du spectre de la protection certaines exceptions jusqu’à établir une sorte de hiérarchie entre celles dont l’exercice est garanti et celles ne méritant aucune protection (1). En outre, même dans le cas des exceptions privilégiées, leur bénéfice n’est pas assuré dans le cadre des services interactifs (2).

1. L’exclusion a limine de certaines exceptions

268. Malgré la prévalence apparente des mesures techniques de protection sur les exceptions, consacrée tant par le texte de la directive 2011/29/CE que par celui de l’art L. 331-5 al. 1 du CPI, le législateur français a organisé un système de sauvegarde des exceptions contre les atteintes qui peuvent leur être portées par le recours immodéré des titulaires aux mesures techniques de protection. Le siège dudit système se trouve dans les dispositions des articles L. 331-6 et suivants du CPI738.

Conformément aux dispositions de l’article 6, 2° de la directive 2001/29/CE, le législateur français a décidé de consacrer un certain nombre d’exceptions « privilégiées », bénéficiant d’une protection contre l’effet des mesures techniques de protection 739

738 Ces dispositions relatives à la conciliation des exceptions et des mesures techniques de protection sont issues des obligations découlant notamment de l’art 6, 3 de la directive 2001/29/CE selon lequel :

« Nonobstant la protection juridique prévue au paragraphe 1, en l’absence de mesures volontaires prises par les titulaires de droits, y compris les accords entre titulaires de droits et d’autres parties concernées, les États membres prennent des mesures appropriées pour assurer que les bénéficiaires des exceptions ou limitations prévues par le droit national conformément à l’article 5, paragraphe 2, points a), c), d) et e), et à l’article 5, paragraphe 3, points a), b) ou e), puissent bénéficier desdites exceptions ou limitations dans la mesure nécessaire pour en bénéficier lorsque le bénéficiaire a un accès licite à l’œuvre protégée ou à l’objet protégé en question. Un État membre peut aussi prendre de telles mesures à l’égard du bénéficiaire d’une exception ou limitation prévue conformément à l’article 5, paragraphe 2, point b), à moins que la reproduction à usage privé ait déjà été rendue possible par les titulaires de droits dans la mesure nécessaire pour bénéficier de l’exception ou de la limitation concernée et conformément aux dispositions de l’article 5, paragraphe 2, point b), et de l’article 5, paragraphe 5, sans empêcher les titulaires de droits d’adopter des mesures adéquates en ce qui concerne le nombre de reproductions conformément à ces dispositions. (...) ». Il en résulte que les États membres sont tenus de mettre en place un système de protection subsidiaire de certaines exceptions

« privilégiées » (lorsque le droit national les prévoit), dont l’exercice doit être assuré en cas d’absence d’initiative privée visant à concilier les mesures techniques de protection et l’exercice effectif des exceptions.

739 Le législateur européen a ainsi voulu « assurer malgré tout l’équilibre entre la défense des droits des créateurs et les aspirations légitimes des utilisateurs d’œuvres », P. SIRINELLI, « La directive “Société de l’information” : apport réel ou fictif au droit d’auteur ? », in IRPI, Commerce électronique et propriétés intellectuelles, Litec, 2001, pp. 79-96, spéc. p. 95.

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afin, comme le souligne la doctrine, d’empêcher la « modification de l’équilibre naturel entre les droits et exceptions »740 causée par l’avènement des verrous techniques.

La conciliation entre les exceptions et les mesures techniques de protection est paradoxale dans la mesure où, d’une part l’art L. 331-5 annonce la protection juridique des mesures empêchant les utilisations non autorisées par les titulaires des droits, et d’autre part, le principe de conciliation suppose, nolens volens, l’admission de telles utilisations.

269. L’article 331-7 du CPI, issu de la loi DADVSI et modifié par les lois HADOPI et HADOPI II, dispose que « les titulaires de droits qui recourent aux mesures techniques de protection définies à l’article L. 331-5 peuvent leur assigner pour objectif de limiter le nombre de copies. Ils prennent cependant les dispositions utiles pour que leur mise en œuvre ne prive pas les bénéficiaires des exceptions visées au 2° de l’article L. 331-31 de leur exercice effectif (…) ». Cet article renvoie aux dispositions relatives aux missions conférées aujourd’hui à la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur l’Internet (HADOPI). Parmi celles-ci figure, selon les dispositions de l’article L. 331-31, 2°, alinéa 1er du CPI, la mission de veiller « à ce que la mise en œuvre des mesures techniques de protection n’ait pas pour effet de priver les bénéficiaires des exceptions définies aux : -2°, e du 3° à compter du 1er janvier 2009, 7° et 8° de l’article L. 122-5 ; -2°, dernier alinéa du 3° à compter du 1er janvier 2009, 6° et 7° de l’article L. 211-3 ; -3° et, à compter du 1er janvier 2009, 4° de l’article L. 342-3 ; - et à l’article L. 331-4 ». Selon l’alinéa 2 du même article, la Haute Autorité « veille également à ce que la mise en œuvre des mesures techniques de protection n’ait pas pour effet de priver les personnes bénéficiaires de l’exception de reproduction à des fins de collecte, de conservation et de consultation sur place mentionnée au 2 ° de l’article L. 132-4 et aux articles L. 132-5 et L. 132-6 du Code du patrimoine. (…) ».

270. Il en résulte que les exceptions privilégiées dont la protection contre les mesures techniques est assurée par le droit français sont, selon l’ordre de l’article L. 331-31, 2°du CPI, en matière du droit d’auteur741, la copie privée, l’exception pédagogique, l’exception en faveur des personnes handicapées, l’exception en faveur des bibliothèques, musées et archives742, l’exception pour les actes entrepris à des fins de procédure parlementaire

740 G. VERCKEN, « La consécration des mesures techniques de protection, un combat d’arrière-garde ? », PI, n° 25, oct. 2007, pp. 413-418, spéc. p. 413.

741 En outre, la protection prévue par l’art L. 331-31, 2° du CPI concerne certaines exceptions apportées au droit sui generis du producteur de la base de données.

742 Le dispositif protège également leurs homologues en matière des droits voisins.

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de contrôle, juridictionnelle ou administrative prévue par la loi ou des actes entrepris à des fins de sécurité publique743, et l’exception en faveur du dépôt légal744.

271. En lisant a contrario les dispositions ci-dessus évoquées, il faut constater que les exceptions autres que celles qui sont privilégiées ne bénéficient d’aucune protection particulière contre l’emploi abusif des mesures techniques de protection745. En privilégiant certaines exceptions, le législateur français n’a fait que suivre les instructions de la directive 2001/29/CE746. Toutefois, la justification du choix opéré par les auteurs de cette dernière de créer une telle « hiérarchie inédite des exceptions »747 est loin d’être évidente748. La doctrine ne cesse de s’étonner de la distinction opérée par la directive, car dans les exceptions exclues de toute protection, telle que par exemple le droit de citation, certaines sont porteuses de valeurs parmi les plus dignes d’attention749.

Eu égard à ce qui précède, il paraît clair que les titulaires des droits peuvent impunément paralyser l’exercice des exceptions autres que celles qui sont privilégiées.

Ces dernières étant malléables par la volonté unilatérale des titulaires des droits,

743 Ladite exception concerne tous les droits prévus par la partie première du CPI consacré à la propriété littéraire et artistique.

744 Mais uniquement en ce qui concerne l’impossibilité pour l’auteur d’interdire aux organismes dépositaires la reproduction de l’œuvre lorsque cette dernière est nécessaire à la collecte, à la conservation et à la consultation sur place. L’article L. 132-4, 1 du Code du patrimoine prévoit également une exception en faveur de la « consultation de l’œuvre sur place par des chercheurs dûment accrédités par chaque organisme dépositaire sur des postes individuels de consultation dont l’usage est exclusivement réservé à ces chercheurs ».

Cette dernière exception n’est pas garantie selon l’art L. 331-31, 2o du CPI. L’exception de reproduction à des fins de collecte, de conservation et de consultation sur place prévue par l’art L. 132-4, 2 ° est, quant à elle,

747 T. MAILLARD, « Les mesures techniques de protection des œuvres : sauveur ou fossoyeur du droit d’auteur », in D. LE METAYER, Les technologies de l’information au service des droits : opportunités, défis, limites, Bruylant, 2010, p. 93-106, spéc. p. 105.

748 En l’absence de précisions quant à ce sujet provenant de la directive même ou des travaux préparatoires précédant son adoption, certains auteurs estiment qu’il s’agissait de dégager les exceptions

« les plus affectées par les mesures techniques », A. LATREILLE, T. MAILLARD, « Mesures techniques de protection et d’information », J.-CL., Propriété littéraire et artistique, fasc. 1660, spéc. n° 161, dernière mise à jour16 févr. 2015. Dans le même sens, A. LATREILLE, « Les limitations techniques. Conditions de régulation et périmètre des exceptions », RLDI, supplément au n° 94, juin 2013, pp. 6-12, spéc p. 8, T. MAILLARD, La réception des mesures techniques de protection et d’information en droit français, Thèse, Paris XI, 2009, p. 213. La doctrine souligne que les exceptions privilégiées par la directive sont des exceptions d’intérêt général, G. VERCKEN, « La protection des dispositifs techniques (II) Recherche clarté désespérément : à propos de l’article 6. 4° de la directive du 22 mai 2001 », PI, n° 2, janv. 2002, pp. 52-57, spéc. p. 53.

748 C. GEIGER, « Les exceptions au droit d’auteur en faveur de la création dérivée », in Droit d’auteur et liberté d’expression, ALAI, ALADDA, 2008, pp. 338-347, spéc. pp. 344-345.

749 V.-L. BENABOU, op. cit., p. 432. Pour la critique du catalogue des exceptions privilégiées excluant l’exception pour citation, v. : T. MAILLARD, « Les mesures techniques de protection des œuvres : sauveur ou fossoyeur du droit d’auteur », op. cit., p. 105.

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elles semblent devenir des constructions juridiques étonnantes - des tolérances consacrées par la loi750.

272. Certes, comme le souligne V.-L. Benabou751, le verrouillage de l’œuvre qui rend inexploitable l’exception non protégée ne signifie pas forcément la fin de celle-ci.

Ainsi, le bénéficiaire peut parfois contourner les verrous techniques en exploitant le « trou analogique »752. Cependant, une telle possibilité de pur fait n’est ouverte qu’en présence de mesures techniques permettant la consultation de l’œuvre753. La pratique montre toutefois que les mesures techniques contrôlent souvent l’accès même à l’œuvre754.

2. L’exclusion de la protection dans le cadre des services interactifs

273. Selon l’article L. 331-8 du CPI, l’obligation de garantir l’exercice effectif des exceptions privilégiées ne s’applique pas lorsque l’œuvre est disponible au public « selon des dispositions contractuelles convenues entre les parties, de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit ». Ladite limitation résulte de l’obligation imposée par l’article 6, 4 °, al. 4 de la directive Société de l’information755, consistant à exclure la protection des exceptions privilégiées dans le cadre de la distribution des œuvres dite « à la demande ».

Il en résulte l’absence de toute obligation pour les titulaires des droits, de prendre des dispositions visant à garantir l’exercice des exceptions privilégiées lors de la mise à disposition du public d’œuvres par le biais de services interactifs à la demande, à la seule

750 Supra, n° 22 et suiv.

751 V.-L. BENABOU, op. cit., p. 434.

752 Ang., « Analog Hole » ou « Analog reconversion issue ». Typiquement, le « contournement » d’une mesure technique de protection par le biais du trou analogique consiste à reproduire un certain contenu verrouillé à l’aide des techniques analogiques. On pense, par exemple, au copiage, à la main ou à l’aide d’un poste informatique d’un livre numérique protégé contre l’opération communément appelée « copier-coller ».

V., sur ce point : J. A THOMAS, F. CUPPENS, N. CUPPENS-BOULAHIA, « Environmental Constraints Management in Digital Right Licences », in N. CUPPENS-BOULAHIA, P. OWEZARSKI, SAR-SSI 2008 3rd Conference on Security in Network Architectures and Information Systems Loctudy, France - 13-17 October 2008, Editions Publibook, 2008, pp. 85-101, spéc. p. 86.

753 V.-L. BENABOU, loc. cit., A. LATREILLE, op. cit., p. 10.

754 V., sur ce point, U. SUTHERSANEN, « Some initial thoughts on copyright, human rights and market freedom », in G. WESTKAMP, Emerging Issues in Intellectual Property, Trade, Technology and Market Freedom: Essays in Honour of Herchel Smith, Edward Elgar Publishing Ltd., 2007, pp. 35-53, spéc. p. 40.

755 L’exclusion prend également appui dans le considérant 53 de la directive selon lequel « la protection des mesures techniques devrait garantir un environnement sûr pour la fourniture de services interactifs à la demande, et ce de telle manière que le public puisse avoir accès à des œuvres ou à d’autres objets dans un endroit et à un moment choisis par lui. Dans le cas où ces services sont régis par des dispositions contractuelles, le premier et le deuxième alinéas de l’article 6, paragraphe 4, ne devraient pas s’appliquer.

Les formes non interactives d’utilisation en ligne restent soumises à ces dispositions ».

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condition que les modalités d’utilisation desdits services soient régies par des dispositions contractuelles convenues entre les parties756.

274. Cette dernière limitation de l’exclusion est illusoire. Comme le souligne M. Dieng, la plupart des conventions en matière des services interactifs à la demande sont des contrats d’adhésion réduisant la phase des pourparlers à quelques « clics »757.

275. De plus, le champ d’application de l’exclusion instaurée par l’art L. 331-8 du CPI, est particulièrement vaste. Le fait qu’elle couvre les œuvres mises à disposition du public de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit nous conduit inévitablement à conclure que sont exclus de la protection des exceptions tous les contenus disponibles sur l’Internet, quelle que soit leur nature (les œuvres littéraires, musicales, cinématographiques…) et quel que soit leur mode de diffusion (diffusion en flux, gratuite ou payante, abonnements...)758. Certains auteurs estiment même que la largeur de la définition des services interactifs exclus de la protection des exceptions vide le dispositif de tout son intérêt759.

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