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L’abus de droit et les droits de l’auteur

Titre I. Le contenu du paradigme

Section 2. L’aspect matériel du paradigme

B. Les caractéristiques positives des exceptions

1. L’abus de droit et les droits de l’auteur

169. Nombreux sont ceux qui admettent la possibilité de paralyser les droits exclusifs de l’auteur par la théorie de l’abus de droit495. Le principe de celle-ci consiste essentiellement à permettre au juge « d’écarter certaines applications indésirables de la règle de droit »496,

493 P.-Y. GAUTIER, Propriété littéraire et artistique, 9e éd., PUF, 2015, p. 346.

494 Supra, n° 45 et suiv.

495 A. LUCAS, H.-J. LUCAS, A. LUCAS-SCHLOETTER, op. cit., p. 331, L. GUIBAULT,

« Limitations found outside copyright law », in L. BAULCH, M. GREEN, M. WYBURN, Les Frontières du Droit d’Auteur : ses limites et exceptions, Journées d’Étude de l’ALAI, Université de Cambridge, 14-17 sept.

1998, Australian Copyright Council, 1999, pp. 42-54, spéc. p. 49.

496 F. POLLAUD-DULIAN, note sous Cass. 1re civ., 28 févr. 2006, Bull. I, n° 126, RTD Com., 2006, pp. 370-374, spéc. p. 372.

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en l’occurrence la règle attribuant un droit subjectif à l’auteur, et de garantir une certaine déontologie dans son exercice497. Reste à savoir comment ladite théorie accomplit cette tâche.

À cet égard, un retour aux sources de ce concept apporte des éléments de réponse.

170. Chacun se souvient du célèbre débat opposant Planiol et Josserand, portant sur la position de l’abus de droit par rapport aux frontières des droits subjectifs. Pour le premier, la faute caractérisant l’abus est nécessairement un acte illicite, contraire au droit. Ainsi, dit Planiol, « (…) si j’ai le droit de faire un acte déterminé, je ne suis pas en faute pour l’avoir accompli ; et si j’ai le droit de m’abstenir, je ne suis pas en faute pour l’avoir omis. Par suite, je ne dois rien à personne ; quelque préjudice que mon action ou mon abstention ait causé à autrui »498. Dans cette optique, l’usage du droit ne peut jamais devenir abusif, car

« le droit cesse où l’abus commence »499. Un même comportement donné ne peut pas être à la fois « conforme au droit et contraire au droit »500. Dans la conception de Planiol, ce qui est répréhensible se situe nécessairement à l’extérieur de la sphère d’application du droit subjectif501. L’abus est ainsi un comportement qui dépasse les limites de la prérogative et non pas un acte relevant de son exercice502.

En revanche, pour Josserand, il est parfaitement possible « qu’un acte soit tout à la fois conforme à tel droit déterminé et cependant contraire au droit envisagé dans sa généralité et dans son objectivité »503. Dans cette perspective « l’acte abusif est tout simplement celui qui, accompli en vertu d’un droit subjectif dont les limites ont été respectées,

497 N. BRONZO, Propriété intellectuelle et droits fondamentaux, L’Harmattan, 2007, p. 110.

498 M. PLANIOL, Traité élémentaire de droit civil, LGDJ, 1923, p. 287. Dans le même sens, L. DUGUIT, Les Transformations générales du Droit privé depuis le Code Napoléon, 2e éd., Librairie Félix Alcan, 1920, p. 200 : « J’admire beaucoup l’effort fait par mes savants collègues pour construire cette théorie de l’abus de droit. Mais ils ne peuvent y arriver, parce qu’elle repose sur une contradiction en soi. Dire que l’exercice abusif d’un droit n’est pas permis, ou encore que celui qui abuse évidemment de son droit ne jouit d’aucune protection légale, c’est dire tout simplement qu’on a fait une chose que l’on a pas le droit de faire, que l’on excède les prérogatives qui se rattachent à tel ou tel droit ».

499 M. PLANIOL, loc. cit. Ainsi, selon le célèbre adage datant de l’époque Justinien, « nullus videtur dolo facere, qui suo jure utitur », (personne n’est censé agir de mauvaise foi, quand il ne fait qu’user de son droit), Pandectes de Justinien, Tome XXIII, Dondey-Dupré, 1823, pp. 12-13.

500 M. PLANIOL, loc. cit.

501 R. SALEILLES, Étude sur la théorie générale de l’obligation d’après le premier projet de Code civil pour l’Empire Allemand, 2e éd., Librairie Cotillon, F. Pichon, 1901, p. 370, note 1.

502 Pour G. Baudry-Lacantinerie et L. Barde, qui partagent l’opinion de Planiol, « Ce qui a provoqué un pareil langage c’est que la plupart des droits ne sont pas absolus ; ils ont, au contraire, des limites, au-delà desquelles leur titulaire perd la faculté d’agir et doit être considéré comme étant sans droit. Il peut donc y avoir abus dans la conduite des hommes, non pas quand ils exercent leurs droits, mais bien quand ils les dépassent », G. BAUDRY-LACANTINERIE, Traité théorique et pratique de droit civil, tome III, Librairie de la société du recueil général des lois et des arrêts, 1905, p. 1081. Dans le même sens, A. ESMEIN, note sous Cass. req., 29 juin 1897, S., 1898.I.17, pour lequel « la faute prévue à l’art 1382 ne peut être qu’un acte illicite, et l’exercice d’un droit, dans les limites que la loi lui a tracées, ne saurait être illicite, quelque soit l’intention de celui qui l’exerce ».

503 L. JOSSERAND, De l’esprit des droits et de leur relativité, Théorie dite de l’abus des droits, Dalloz, 2006, p. 333.

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est cependant contraire au droit envisagé dans son ensemble »504. Les critiques de Planiol peuvent donc être repoussées si on tient compte de la différence substantielle entre le droit subjectif et le droit objectif. En effet, ce n’est que dans le cas où la responsabilité est encourue dans l’exercice du droit subjectif, et non dans la situation de défaut de droit retenue par Planiol que la question de l’abus se pose505.

171. La doctrine moderne remarque que l’argumentation de Josserand ne suffit pas en elle-même à rationaliser la théorie de l’abus de droit. Ainsi, si l’on partage l’opinion selon laquelle il ne saurait y avoir de droit subjectif sans une décision prise par le droit objectif d’ériger tel ou tel intérêt à ce rang506, la présupposition faite par Josserand, consistant à reconnaître une certaine indépendance entre le droit subjectif et le droit objectif apparaît alors comme paradoxale. Dire que le droit objectif consacre un droit subjectif, et y attache des prérogatives précises, pour ensuite sanctionner celui qui s’en sert revient à admettre que le droit objectif permet et interdit en même temps507.

Pour surmonter cet obstacle, on a confronté la théorie de l’abus de droit à la distinction entre les limites internes et les limites externes du droit subjectif.

Ainsi, le droit objectif fixe des limites externes et des limites internes au droit subjectif. Il se peut qu’un acte, tout en se situant dans le périmètre du droit subjectif, dont les contours sont fixés par les limites externes, dépasse ses limites internes508. Dans ce cas, l’abus de droit est caractérisé. Celui-ci ne désigne pas un acte à la fois permis et interdit par le droit objectif. Le dépassement des limites internes ainsi que le franchissement des limites externes sont tous les deux des actes effectués sans droit et condamnés par le droit objectif.

504 Ibidem.

505 Pour H. Mazeaud, L. Mazeaud et A. Tunc, « Il y a “défaut de droit” quand une personne sort des limites matérielles de son droit : c’est le cas du cultivateur qui pousse sa charrue sur le champ du voisin ; sa responsabilité est certainement engagée : tout individu qui sort de son droit et cause de ce fait un dommage à autrui en doit réparation : la faute qu’il a commise est certaine. La question de savoir s’il y a “abus d’un droit” se pose au contraire lorsque le titulaire de ce droit demeure dans les limites des prérogatives qui lui sont conférées : lorsqu’il se contente d’exercer ces prérogatives ; telle propriétaire qui, en élevant sur son terrain une clôture démesurée assombrit la maison de son voisin ; tel le plaideur qui, en usant de tous les détours de la procédure, retarde l’issue du procès », H. MAZEAUD, L. MAZEAUD et A. TUNC, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile délictuelle et contractuelle, Tome I, Montchrestien, 1965, p. 643.

506 Le rejet de cette supposition entraînerait l’assimilation du droit subjectif à un pouvoir de volonté individuelle dont le contenu est déterminé par le sujet du droit et non pas par une règle de droit émanant du corps social. Cela revient à nier sa fonction sociale et, par conséquent, rend inopérante la réflexion sur l’abus de droit.

V., sur ce point R. MARTIN, « De l’usage des droits et particulièrement du droit de propriété », RTD Civ., 1975, pp. 52-65.

507 J. GHESTIN, Traité de droit civil, Introduction générale, 4e éd., LGDJ, 1994, p. 751.

508 Selon J. Ghestin, « Les prérogatives accordées à une personne par la loi ne le sont pas de façon absolue. Il y a une mesure à respecter dans leur exercice. Dire qu’un propriétaire a le droit de construire sur son propre terrain ne signifie pas nécessairement qu’il peut construire n’importe quoi n’importe comment.

S’il édifie un ouvrage à seule fin de gêner son voisin il sort de son droit, bien qu’il n’en dépasse pas les limites externes », Ibidem.

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La spécificité de l’abus de droit réside dans le fait que « le dépassement du droit subjectif se situe à l’intérieur du cadre délimitant le type de prérogatives reconnues à l’agent »509.

Dans cette perspective, l’objectif de la théorie de l’abus de droit, dans son acception moderne, est de faire tomber « la conformité apparente de l’action du particulier avec le contenu de son droit »510, une analyse plus profonde faisant que « le comportement du titulaire est de prime abord licite, mais il cesse de l’être s’il apparaît anormal, déloyal, abusif… »511.

172. Eu égard à ce qui précède, nous pouvons facilement constater que la théorie de l’abus de droit appliquée en matière du droit d’auteur touche les droits exclusifs au même endroit que le fait l’exception. Tous les deux les attaquent de l’intérieur. La théorie de l’abus de droit se différencie toutefois de l’exception aux droits de l’auteur en ce qu’elle n’est pas un outil prévu par le droit d’auteur objectif. Tout en pouvant jouer le rôle d’une limite interne des droits exclusifs, elle constitue avant tout une limite extra jus auctoris.

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